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Lybie, victoire de court ou de long temre (HDM Heungoup)

Publié le 09 novembre 2011 par Egea

L'affaire libyenne a fait l'objet de nombreux commentaires de ce côté-ci de la Méditerranée. Il est utile d'avoir une vue un peu contrastée : c'est pourquoi je suis heureux, pour nourrir le débat et la réflexion, d'accueillir cet article de Hans De Marie HEUNGOUP : il est chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de géopolitique Afrique centrale (FPAE) au Cameroun, et Président du Cercle de réflexion sur le développement de l’Afrique (CERDA). Un regard du Sud est utile : merci à lui.

Lybie, victoire de court ou de long temre (HDM Heungoup)
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O. Kempf

Kadhafi meurt, l’Occident jubile: victoire courte ou victoire sur le long terme?

Les médias de la planète, occidentaux notamment, présentent partout les images et les vidéos du guide libyen agonisant ou décédé. Cela a un air de déjà vu: Saddam Hussein pendu ou Gbagbo torse nu. Au moment où on se félicite au niveau de l'Organisation du traité atlantique nord (OTAN) et des États occidentaux du travail accompli en Libye, se pose la question de savoir si l'Occident et les puissances qui la forment ont triomphé dans l’immédiat ou sur le long terme. En première analyse, on pourrait répondre sur le long terme. Mais un examen en profondeur permet de comprendre qu'il s'agit-là d'un échec du projet géopolitique de l'Occident, dont l'OTAN constitue le bras séculier. Pour réaliser son projet géopolitique (maintenir son leadership mondial), l'Occident mobilise trois répertoires d'action: la diffusion de la démocratie et du libre échange, la lutte contre les extrémismes, le containment des puissances émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud). Dans le cas libyen, l'intervention armée de l'Occident, sous la bannière de l'OTAN, l'éloigne irréversiblement de son objectif ultime: maintenir sa prééminence au niveau de la planète.

Articuler 3 niveaux d'analyse

  1. l'intervention en Libye n'a fait que cristalliser le nationalisme antioccidental en Afrique et dans le reste du monde ;
  2. le Conseil National de Transition (CNT), installé par l'OTAN et l'Occident, n’est pas plus capable que l’ancien régime libyen de faire face aux défis de sécurité dans le sahel;
  3. Enfin, l'expérience des transitions africaines et arabes montre que les gouvernements révolutionnaires n'ont pas toujours été plus démocrates que les dictatures qu’ils prétendaient renverser.

1/ L'expansion du nationalisme anti-occidental

Il existe peu de travaux en sciences sociales sur le nationalisme anti-occidental en Afrique et dans le reste du monde. Si cette question a bien fait l'objet de débats, excepté la littérature grise, les travaux sur la question sont quasi inexistants (Cf. Yannick Prost: 2008). Pourtant, partout dans les aires culturelles, les mouvements anti (antiaméricain, antifrançais, anti-blanc, bref anti-occidental) se multiplient. Trop souvent, les décideurs de l'OTAN se sont arrêtés aux euphories des populations au cours de leurs interventions. Mais dans chacun des cas, cela s'est traduit par une impopularité de la guerre. L'Irak et l'Afghanistan en sont des cas de figure édifiants. Pour le cas libyen, il ne s'agit certes pas d'une intervention au sol, destinée à s'inscrire dans la durée, mais l'intervention en elle-même, quelques mois juste après les tirs d'hélicoptères gazelles sur la Présidence de la République de Côte d'ivoire, est perçue aux yeux de nombreux africains et arabes comme un impérialisme de l'Occident. Par-delà la liesse des habitants de Tripoli et de Benghazi, se dissimule le visage livide et émacié des populations meurtries dans leur dignité par l’aplomb de l'OTAN, perçu comme l'Occident. Là où l'Occident voit une intervention ponctuée dans le cadre de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l'ONU pour "sauver les civils libyens d'une répression sanglante", en Afrique et dans le monde arabe on perçoit une ingérence de trop de l'Occident, une entreprise néocoloniale. Les africains, surtout, retiennent que Kadhafi a été tué à Syrte; or, c’est à Syrte que l’Union Africaine est née. Le plus important ici n'est pas de savoir qui de l'OTAN ou de l'inconscient collectif des peuples africains et arabes est dans l'exactitude, mais de souligner que cette intervention contribue durablement à accroître le sentiment antioccidental auprès des populations de ces aires culturelles. Si l'on peut reconnaître avec Clausewitz que se faire aimer ne peut être l'objectif ultime de la stratégie d'un empire (Clausewitz: 2006); l'on doit également reconnaître avec Sun Tzu qu'éviter de se faire honnir constitue un objectif stratégique majeur (Sun Tzu: 1999). A cet effet, l’intervention en Libye (SEAD, décapitation, dislocation, etc.) et l’élimination du Colonel Kadhafi (mirages français et drones américains) sont contreproductives pour l'Occident. La campagne en Libye est sans doute un succès militaire pour l'OTAN, mais une faute stratégique pour l'Occident. Dans cette campagne, l'Occident est loin d'avoir gagné les cœurs et les esprits. Gagner les cœurs et les esprits, comme l'a déclaré David Petraeus, en référence à Lyautey et Galula, doit être primordial dans toute intervention militaire (Petraeus: 2010). Si à court terme les préoccupations énergétiques sont résolues ; à long terme c'est avec l'orgueil et le sentiment antioccidental des peuples africains et arabes qu'il va falloir compter.

2/ L’atrophie des forces de défense et de police du CNT

Le deuxième niveau d'analyse de ce papier montre que l'intervention de l'OTAN en Libye produira, à long terme, des résultats aux antipodes de ceux escomptés en matière de sécurité dans la zone du sahel. Ceci pour deux raisons: d'une part, il n'est pas certain que le CNT, dont certaines personnalités sont déjà accusées de sympathie avec Al-Qaïda, aura la même détermination que Kadhafi à combattre le terrorisme et à lutter contre l'insécurité dans la zone du sahel; d'autre part, quand bien même ils en auraient la volonté, ils sont encore loin de disposer d'une armée structurée, entraînée et équipée comme celle dont disposait Kadhafi. Or, la lutte contre le terrorisme, et principalement AQMI, demeure un référant de la politique des États-unis et de l'UE en Afrique sahélienne. Que le National Security Strategy (NSS) du président Obama ou le Quadriennal Defence Review (QDR) du Department of State ait supprimé de son lexique l'expression "guerre globale contre la terreur", la lutte contre le terrorisme reste néanmoins une composante fondamentale des politiques de défense américaine et européenne en Afrique. A cet effet, le remplacement de Kadhafi par le CNT au sommet de l'État en Libye ne permet pas d'espérer une pacification du sahel. Au contraire, le risque d'une hausse de l'insécurité en Afrique sahélienne est plus que réel; ce d'autant que Kadhafi disposait de milliers d'armes légères, de missiles Samset Strella et Grad, qu'on ne retrouve plus qu'en partie. Au-delà du pourrissement sécuritaire de la zone sahélienne, c'est Al-Qaida au Maghreb islamique qui se trouve renforcé par la chute du dirigeant libyen. Kadhafi avait fait ouvrir les dépôts d'armes et de munitions avant l'arrivée des troupes du CNT. Il est difficile à ce jour de mesurer le nombre d'armes disparues ou en circulation.

3/ La difficile transition démocratique en Libye

Le CNT conduira-t-il la Libye vers la démocratie? Difficilement avec l'adoption de la Charia. Et au-delà du printemps arabe, chaque crise a sa dynamique propre, ses causes et ses conséquences. Chaque nation a sa composition ethnoculturelle, démographique et socio-anthropologique. Ce qui s'est passé en Tunisie n'est pas l'exacte réplique de ce qui s'est passé en Libye, de même que ce qui s’est passé en Libye n'est pas identique à ce qui arrive au Yémen ou en Syrie. Loin de dissocier totalement le changement de l'exécutif en Libye de ce qu'il est convenu d'appeler "printemps arabe", il sied de prendre au sérieux l'économie endogène de la crise libyenne. Comme souligné plus haut, l'expérience des transitions ou des "révolutions" en terres africaines ou arabes tend à montrer que ceux qui ont renversé les gouvernements dictatoriaux, une fois le pouvoir acquis, se sont montrés plus seigneuriaux que les régimes précédents. Que l'on songe un instant à Madagascar, à la RDC, à la Mauritanie, à l'Algérie, à l'Iran ou même à la Libye. Comme Kadhafi face au roi Idriss Senoussi 1er en 1969, le CNT est actuellement auréolé. On peut objecter qu'ici précisément, il ne s'agit pas d'un coup d'état, mais bien d'une révolution. Mais c'est aussi comme cela qu'on a appelé, à ses débuts, le coup d'état de Mouammar Kadhafi contre le roi Idriss le 31 août 1969. Le CNT parviendra-t-il à instaurer un système démocratique dans une société profondément multiethnique et multiculturelle? Le CNT parviendra-t-il à vider les querelles néo-patrimoniales des chefs de tribus? Comment réagiront les Bédouins, alors qu'ils ont soutenu le guide libyen jusqu'au bout? Quel crédit accorder aux anciens du régime de Kadhafi qui font partie aujourd'hui du CNT? Ce sont-là les hypothèques qui pèsent sur la transition démocratique en Libye.

Conclusion

L'Occident commet une faute stratégique majeure dans la réalisation de son projet géopolitique en Afrique et dans le monde arabe. Au moment où les gaps économiques, techniques et militaires s'amenuisent de plus en plus entre l'Occident et le reste des civilisations (Huntington: 2000), c'est une faute irréparable d’intervenir militairement sur les sols étrangers. En vérité, si les populations concernées se réjouissent, et à juste titre, de la défaite des pouvoirs perpétuels, ils fulminent que cela se produise par le biais des armées d’Occident. C’est le syndrome de Stockholm (celui du kidnappé qui éprouve l'empathie pour son ravisseur). Ici, le ravisseur est bien identifié, mais paradoxalement la victime honnit le tortionnaire de son ravisseur : aspiration démocratique et nationalisme s’enchevêtrent. Les 50% de jeunes africains qui ont moins de 20 ans aujourd’hui veulent bien la démocratie, mais ils sont heurtés par toutes ces images des télévisions occidentales qui présentent les ex dirigeants d’Afrique humiliés. Ces jeunes auront 40 ans en 2030 et seront les décideurs dans leurs États respectifs. Seule différence avec aujourd’hui, le gap entre l'Occident, l'Asie et l'Afrique n’existera plus que très peu. Ces jeunes n’auront pas oublié toutes les hontes qu’ont subies leurs aïeuls. Il risque alors de naître en ce moment un vrai orgueil en Afrique, comme il commence déjà à en naître en Asie. Au demeurant, la stratégie actuelle de l'OTAN et de l'Occident vis-à-vis de l’Afrique et du monde arabe traduit une fin de règne de l'hégémonie occidentale et conduira le monde, à terme, à une transition chaotique de puissance.

Indications bibliographiques

  • Carl Von Clausewitz, De la guerre, Paris, Éditions Rivage poche, 2006.
  • David Galula, Contre-insurrection: théorie et pratique, Paris, Economica, 2008.
  • David Petraeus, The US Army/Marine corps. Counterinsurgency field manual, Chicago, the university of Chicago press, 2006.
  • Conférence de David Petraeus à l'IEP de Paris, novembre 2010.
  • Faouzia Kefiri, « Libye. Acteurs, enjeux et perspectives: les dessous de la crise », in Thierry de Montbrial, Philippe Moreau Defarges (Sous dir.), Ramses 2012. Les États submergés?, Paris, Dunod, 2011.
  • François Burgat, André Laronde, La Libye. Collection Que sais-je, Paris, PUF, 2003.
  • Samuel Pierre Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
  • Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Flammarion, 1999.
  • Yannick Prost, « Le nationalisme antioccidental », in Etudes, novembre 2008.

Hans De Marie HEUNGOUP

Chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de géopolitique Afrique centrale (FPAE), Président du Cercle de réflexion sur le développement de l’Afrique (CERDA).


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