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La mutation lyrique de Flaubert (par Quentin Leclerc)

Publié le 13 novembre 2011 par Deschibresetdeslettres
La mutation lyrique de Flaubert (par Quentin Leclerc)
 « Je suis né avec le désir de mourir. »
Envisager la compréhension globale d’une oeuvre passe par la lecture de tout ce qu’a pu fournir l’auteur étudié : des journaux personnels jusqu’aux notes gribouillées sur différents carnets, aux lettres envoyées. Les ouvrages annexes sont souvent considérés comme les plus révélateurs et les plus utiles afin d’apercevoir les problématiques et les évolutions d’un écrivain aussi bien dans sa perception du monde, que dans son cheminement d’homme ou ses choix littéraires ; voir par exemple le Journal de Gide, les Cahiers de Kafka, la Correspondance de Flaubert, etc.
Relire les Mémoires d’un fou ainsi que novembre, écrits de jeunesse - respectivement à 17 et 21 ans -, deux ouvrages qui sont, dans leurs stéréotypes classiques des romans adolescents (déclamations amoureuses platoniques, sensitifs, par le biais de comparaisons à des saisons mélancoliques, à des amours perdus ou impossibles ; avec le talent en plus), des témoins importants pour envisager une problématique de progression de sa mentalité très peu perceptible en ne prenant en compte que les grands romans - c’est-à-dire tous - de Flaubert. L’évolution lyrique d’un adolescent en proie aux idées sublimes phénoménales, castré dans ses élans romantiques par un entourage beaucoup trop terre-à-terre, et étant à l’origine de toute une oeuvre à l’attention détournée ; « Il me prit contre la vie, contre les hommes, contre tout, une rage sans nom. J'avais dans le cœur des trésors de tendresse, et je devins plus féroce que les tigres ; j'aurais voulu anéantir la création et m'endormir avec elle dans l'infini du néant ; que ne me réveillais-je à la lueur des villes incendiées ! »
« A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; - et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique. -- Un Coeur simple »
A l’instar de tout adolescent en fin de contrat, se préparant à attaquer la vie adulte rempli de sentiments louables et passionés, Gustave voit déjà son futur comme le présent regret d’une expression ratée de ses sentiments les plus nobles et, bien que dénigrés à l’époque justement parce que lyriques et obsolètes, sincères : « il est beau de vivre ainsi dans la beauté éternelle, de se draper avec les rois, d'avoir les passions à leur expression la plus haute, d'aimer les amours que le génie à rendus immortels. ».
Décaler son obsession des envies chimériques et « supérieures », rapidement freinée d’ailleurs par un entourage peu réceptif à son envie d’ailleurs incontrôlables, qui est identique aux visions même dont est atteint Saint-Antoine dans son désert aux mirages (luxure, volupté, démons, et autres secrets de l’univers), pour focaliser son attention sur une forme s’approchant de la perfection, et qui réside dans cette tradition du ternaire musical (entre autres) représentant une globalité fictive mais revendiquée depuis l’Antiquité ; au détriment des histoires narrées d’ailleurs, ne servant plus dès lors que de support à ses essais perfectifs, les deux (discours et poésie) se distançant l’un de l’autre au fur et à mesure ; entre désintérêt et sublime.
« J'y travaille toujours [sur La Tentation de Saint-Antoine] et je développe le personnage principal de plus en plus. Il est certain que maintenant on voit un plan. Mais bien des choses y manquent. - Quant au style, tu étais bien bon d'appeler ça une foirade de perles. Foirade, c'est possible. Mais pour des perles, elles étaient rares. J'ai tout récrit, à part peut-être deux ou trois pages.Quand en serai-je quitte ? je l'ignore. Je suis homme à passer dessus tout l'hiver. Je ne lâcherai la chose que lorsque je n'y verrai plus rien à faire. -- A Louis Bouilhet, 21 septembre 1856. »
Ainsi nageant perpétuellement dans ce paradoxe existentiel, tout comme Frédéric, Salammbô, Flaubert est ce même personnage fâné face aux désillusions et s’adaptant tant bien que mal à sa condition « maudite », mais devant se résigner par paresse et couardise (là où Flaubert se bat) tout aussi bien qu’il peut dire que « cette pute de Bovary va vivre et [que lui il va] mourir comme un chien » car elle restera cet objet infini de désir idéal, malgré sa mort fictive et son abandon relatif de la recherche d’une certaine perfection. Il l’aime et la hait le plus extrêment possible car elle est ces deux parts opposées de son être, ce tiraillement permanent.
Tous ses romans sont l’expression de l’amour contrarié comme il le concevait en étant jeune, dans des époques très différentes car le regret est éternel (« mais le cœur de l'homme est inépuisable pour la tristesse : un ou deux bonheurs le remplissent, toutes les misères de l'humanité peuvent s'y donner rendez-vous et vivre comme des hôtes. »). Bouvard et Pécuchet, quant à elle, est son oeuvre ultime et inachevée, sa revanche sur le monde, sur cette société qui l’a empêché - à raison, finalement ? - d’emprunter la voie de l’effusion romantique (qui découlera ensuite sur un cynisme aigü) qu’il souhaitait point d’orgue d’une ouverture intellectuelle plus forte. C’est un tacle aussi bien des autodidactes déconnectés de la réalité - c’est-à-dire les scientifiques dont finalement il fait partie - tout autant qu’un aboutissement dans son travail stylistique qui se présente étincelant, sur le fond vide d’essais infructueux de deux hommes, de leurs apprentissages insensibles et vains. Bien loin donc des préoccupations des lecteurs qui, encore actuellement, ne prennent que rarement en considération l’appel stylistique d’une oeuvre, pour se concentrer uniquement sur son contenu ; si bien qu’ils sont à des années lumière de percevoir correctement l’ouverture immense d’une oeuvre comme Bouvard dans le travail personnel de l’auteur. « Sa chaîne de montre en cheveux / et la manière dont il battait la rémolade / décelaient le roquentin plein d'expérience ; / et il mangeait le coin de la serviette / dans l'aisselle, en débitant des choses / qui faisaient rire Pécuchet. » ; vous entendez comme ces banalités sonnent la poésie parfaite, comme tout cela brille d’une lueur plus douce encore que la plus belle des histoires d’amour, musicalement, avec timidité, « dans l’aisselle, en débitant des choses » ; ça tient du prodige.
« [...] Je crois que le public n'y comprendra pas grand chose. Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés, mais j'écris à l'intention de quelques raffinés. Peut-être sera-ce une lourde sottise ? A moins que ce ne soit quelque chose de très fort ? Je n'en sais rien ! et je suis rongé de doutes, accablé de fatigue. -- A Madame Tennant, 16 décembre 1879. »
Novembre paraitra à Flaubert en 1853 ainsi : « [...] tout nouveau, tant je l'avais oublié. Mais ce n'est pas bon. Il y a des monstruosités de mauvais goût, et en somme l'ensemble n'est pas satisfaisant. Je ne vois aucun moyen de le récrire, il faudrait tout refaire. - Par-ci, par-là une bonne phrase, une belle comparaison. Mais pas de tissu de style. » Il ne s’y retrouve plus car c’est le garçon qu’il a éjecté, sans obsession des mots, juste dans son épanchement désespéré de ses derniers sentiments sincères. C’est une bataille qui s’est faite durant toute sa vie entre le lyrisme de la forme et celui du fond, le lyrisme expressif et sous-entendu, celui d’un homme au talent sans borne mais trop mystérieux pour ses patients.
« C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frederic.
- Oui, peut-être bien ? C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers »

Quentin Leclerc / @Valtudinaire


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