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« La Guerre sans l’aimer » : Où BHL, une fois de plus, char(r)ia…

Par Savatier

« La Guerre sans l’aimer » : Où BHL, une fois de plus, char(r)ia…On ne compte plus les articles dithyrambiques publiés dans la presse au sujet du dernier opus de Bernard-Henri Lévy, La Guerre sans l’aimer (Grasset, 40 pages, 22 €). Dans les quotidiens et les hebdomadaires les plumes les plus acérées, les esprits généralement les plus critiques, rivalisent pour tresser au livre et à son auteur les plus belles couronnes de laurier. En dehors de l’excellente chronique de Pierre Assouline, nous assistons à une incroyable vague de prosternation. Ce n’est pas nouveau. Pareil accueil se déploie à chaque publication de BHL. Il relève d’une complaisance médiatique que Baudelaire, en son temps, appelait « les camaraderies effrontées ». Pourtant, cet essai, qui prend ici la forme narrative d’un journal (laquelle convient tout à fait, on l’admettra volontiers, au sujet), n’est pas exempt de reproches !

Reconnaissons au moins deux qualités à ce livre : un beau passage consacré au père de l’auteur, lui-même engagé dans les Brigades Internationales, et un style haletant qui tient le lecteur éveillé au fil des pages. Mais ce même lecteur se lassera vite (à moins qu’il ne s’esclaffe) du ton abusivement lyrique du texte, qui dépasse de plusieurs coudées les vers les plus emphatiques de Victor Hugo.

Il y a pire, toutefois : l’ego hypertrophié, grotesque du «philosophe», qui se manifeste à chaque page, sinon à chaque ligne. Un égotisme forcené qui agace d’abord singulièrement, mais devient vite si ridicule, comme l’illustre sa longue tirade nombriliste datée du jeudi 12 mai, qu’il prête à rire. On savait BHL coutumier du fait, pourtant, avec La Guerre sans l’aimer, force est de constater qu’il s’est surpassé. Sacha Guitry, que ses détracteurs appelaient « Sacha Guitry moi-même », par comparaison, affichait l'humilité d’un moine franciscain…

Naturellement, Bernard-Henri Lévy ne prétend pas explicitement être à l’origine de l’engagement militaire de la France dans la révolution libyenne, ni de son succès, mais il le laisse entendre avec si peu de discrétion que l’on finirait par s’en convaincre si l’on ne se livrait pas à l’examen critique d’un journal qui se réduit, finalement, à un « grand collecteur d’ego ». Et l’on repense à ce mot de Nietzsche : « Les hommes se pressent vers la lumière, non pour mieux voir, mais pour mieux briller. »

Car, dans cette révolution libyenne, BHL, qui tient là « le rendez-vous majeur de [sa] vie intellectuelle et politique », est partout, il fait tout, il voit tout. Pas un instant il n’imagine qu’au sommet de l’Etat, un projet se dessinait déjà sans lui, destiné à faire oublier le traitement peu reluisant des révolutions tunisienne et égyptienne. Il se met donc en scène comme le héros exclusif, indispensable et polymorphe de cette épopée.

Inventaire (non exhaustif) : Ministre improvisé dépourvu de toute légitimité républicaine, il tutoie les grands de ce monde, prodigue ses conseils à Nicolas Sarkozy, à Benyamin Netanyahou, à Abdoulaye Wade, à Mustapha Abdeljalil, le président du CNT, le Conseil National de Transition libyen ; il rédige en personne les textes fondateurs de ce Conseil, en corrige les communiqués.

« La Guerre sans l’aimer » : Où BHL, une fois de plus, char(r)ia…
Ce n’est pas tout. Ce diplômé de « l’Ecole de guerre de la rue d’Ulm » fréquente l’état-major du CNT (« Je ne suis pas sûr que d’autres étrangers soient entrés dans ce saint des saints »), va, suivi de sa petite cour, inspecter les lignes de front. Il discute stratégie et tactique d’égal à égal avec les généraux et les officiels, leur suggère des actions (« Et je lui conseille, enfin, de demander trois cents forces spéciales, à partager avec la Grande-Bretagne, pour guider les frappes, entrainer les commandos d’élite libyens et, le moment venu, prendre Koufra »).

Tribun, il harangue les foules (« Jeunesse de Benghazi… Libres tribus de la Libye libre… L’homme qui vous parle est le libre descendant d’une des plus anciennes tribus du monde… ». Attaché de presse, il monte un stratagème pour éviter à Mustapha Abdeljalil de donner à des journalistes français des « réponses catastrophiques » (c’est-à-dire de dévoiler son vrai visage) à des questions embarrassantes, comme le cas d’Israël ou celui des infirmières bulgares. Sa note du 30 juillet est même intitulée : « Quand je recommande un successeur pour le général assassiné », c’est tout dire !

Naturellement, en contrepartie, tout lui est dû, et gare à ceux qui se risqueraient à le négliger : « Et, à propos d’honneur, bien fixer l’émotion qui m’a submergé quand, après une délibération en arabe que j’ai failli mal prendre tant elle semblait m’exclure, le Président m’a annoncé que le Conseil venait de m’élire, à l’unanimité, citoyen d’honneur de la ville de Misrata » (c’est nous qui soulignons). Enfin, comble de la gloire sans doute, il rapporte qu’Alain Delon l’appelle « Maestro » ! Quant à la fausse modestie qu’il affiche de temps à autres dans son texte, destinée, probablement, à donner le change, elle ne trompe personne. D’ailleurs, comme l’écrivait La Bruyère dans Les Caractères : « La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité ». Au fil des pages, le lecteur s’interroge devant ce Péplum où aucun esclave ne rappelle au triomphateur « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme » : Pour qui se prend-il ? Pour qui nous prend-il ?

Toutefois, n’est pas expert omniscient qui veut, et si cet ouvrage ne comporte pas la bourde monumentale du précédent (l’affaire Botul…), on trouve, page 552, un indice de sa « compétence diplomatique » qui semble avoir échappé à tous les journalistes : « Je lui [Nicolas Sarkozy] ai envoyé, ce matin, un message lui suggérant le nom de la personne qui m’est apparue, soudain, la mieux placée pour transmettre une offre de reddition à Kadhafi. Il me rappelle. Verbatim. "J’ai eu ton message. Bien sûr que l’idée de Boris B. est une bonne idée. Mais il est trop proche de moi." » Or, on comprend que le Président ait trouvé un aimable prétexte pour refuser la suggestion de son « conseiller », Boris B. se confondant avec l’ambassadeur de France à Tunis, lequel n’est guère populaire dans le monde arabe depuis qu’il fut conspué par les Tunisiens dès son arrivée, au début de 2011, pour avoir traité les journalistes locaux avec arrogance et qualifié leurs questions de « débiles »…

« La Guerre sans l’aimer » : Où BHL, une fois de plus, char(r)ia…
Ce livre est naturellement aussi peu philosophique que Tintin au pays de l’or noir, auquel il fait parfois penser. Tout au plus l’auteur évoque-t-il brièvement Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin et Grotius pour définir la théorie de la « guerre juste », celle-là même sur laquelle s’appuya l’Eglise pour lancer les croisades… Mais, à défaut de philosophie, on découvre dans cet ouvrage que BHL cultive l’art du portrait, tour à tour laudatif ou assassin. Veut-il rendre un personnage sympathique, il commencera par dessiner à l’estompe de menus travers, formulera quelques inquiétudes, puis noiera l’ensemble sous un flot de compliments et de flatteries (tel est le cas pour la plupart des membres du CNT et pour le Président français). Veut-il au contraire décrédibiliser un adversaire, il utilisera la technique inverse, commencera par énumérer quelques qualités, puis exécutera sa cible d’une salve au vitriol (Alain Juppé, Bernard Kouchner et surtout Claude Lanzmann seront victimes de cet artifice rhétorique).

Parfois, l’auteur tente même de ridiculiser un protagoniste en s’essayant à l’humour, une technique qu’il maîtrise fort mal (ayant été depuis toujours dépourvu du moindre humour) et qui se traduit par un curieux assemblage de cuistrerie et de goujaterie, dont Henri Guaino, Roland Dumas, Rama Yade et le Président du constructeur de véhicules militaires Panhard feront les frais.

Pour  lui-même, l’auteur se montre nettement plus indulgent : les parallèles fusent et non des moindres : Malraux, bien sûr, auquel est emprunté le titre de l’essai (une phrase tirée des Noyers de l’Altenburg) et celui d’un chapitre (« L’Espoir », comme il se doit…) mais aussi D’Annunzio, T.E. Lawrence, Byron et, même Chateaubriand, l’unique intellectuel, ne manque-t-il pas de préciser, à avoir déclenché une guerre (celle d’Espagne, en 1823) avant lui ! Comparaisons flatteuses, donc. Mais, tout à sa campagne d’autopromotion, BHL provoque parfois des effets comiques bien involontaires, comme  lorsqu’il écrit de D’Annunzio, justement – et sans rire : « je l’ai assez lu […] pour être conscient de tout ce qui, dans le modèle, est objectivement détestable. L’enflure du personnage. Son côté emphatique, trop sonore, ampoulé dans ses vers, affecté dans ses postures. » Peut-être devrait-il, de temps à autres, relire ses propres ouvrages…

Il se dégage encore dans ce journal une impression de puérilité, due à la vision binaire de l’auteur. D’un côté, il y a le Bien, représenté par tous ceux qui partagent son engagement, ses opinions, certains membres du CNT au passé douteux inclus, qu’il n’hésite pas à comparer à Jean Moulin ou au Général Leclerc, et même, concernant Abdeljalil, à… De Gaulle ! Et de l’autre, il y a le Mal, incarné par ceux qui manifestent de légitimes inquiétudes ou s’opposent à sa vision du monde ; ces téméraires sont alors qualifiés de faux experts, de munichois, de pétainistes, d’imbéciles, voire de salauds. Démarche, on le voit, hautement philosophique…

Ce manichéisme le conduit à balayer d’un revers de la main les doutes sérieux que suscitent certaines personnalités du CNT, à commencer par le peu sympathique Abdeljalil, lequel présida la Cour d’appel qui condamna par deux fois à mort les infirmières bulgares, et qui fut récompensé de sa servilité en obtenant le portefeuille régalien de la Justice sous Kadhafi ; Abdeljalil qui commença de s’opposer au « Guide » en demandant (comme c’est étrange…) que soient libérés des prisonniers islamistes. Pour l’auteur, cet homme dont le premier geste officiel fut de déclarer le rétablissement de la loi islamique et de la polygamie, est au-dessus de tout soupçon, très pieux, bienveillant, au « regard de faucon ébloui », désintéressé, humble, tempérant, etc. En multipliant à l'envi les épithètes élogieuses, BHL exagéra peut-être, il char(r)ia surement… Car ce portrait n’est guère confirmé, en Bulgarie, par les infirmières qui reconnaissent également dans le général Younès, ancien ministre de l’Intérieur et bras droit du despote, non le soldat valeureux, sensible et sympathique décrit, mais celui qui couvrit les tortures dont elles furent victimes durant leur détention.

De même, BHL, tout en se dédouanant de toute responsabilité pour l’avenir, ne voit en Libye aucune menace islamiste ; « de l’islamisme radical, je n’ai pas trouvé trace », affirme-t-il, tout en reconnaissant – curieuse contradiction – que les islamistes représentent entre 5 et 10% de la population et que l’application de la charia leur a été donnée comme gage. On ne donne pas de gage à un mouvement inexistant et il est évident, dans une société communautaire comme l’est la Libye, qu’une minorité religieuse très active peut facilement utiliser le levier de la pression sociale pour imposer à tous sa vision archaïque du monde. Quant à cette charia, bien sûr, pour l’auteur, elle n’a rien d’inquiétant. Et, d’ailleurs, comme il l’a récemment expliqué dans une interview, si Abdeljalil voulait l’appliquer aux femmes dans toute sa rigueur, il aurait avec lui « une explication pour le moins musclée ». Bref, comme Bernard Blier dans les Tontons flingueurs, il lui montrerait « qui c’est Raoul » ; une menace de nature, on le comprend, à fortement impressionner l’intéressé… D’ailleurs, son argument se veut imparable : « La Libye sort d’un régime où il n’y avait pas de loi du tout. […] La loi islamique, alors, cela veut dire une loi. La loi islamique, affichés à coté de la loi démocratique et des droits de l’homme […]. » Qu’aux yeux des islamistes, la charia ne soit pas une loi, mais la source de toute loi ne l’effleure pas un instant.

« La Guerre sans l’aimer » : Où BHL, une fois de plus, char(r)ia…
Cette position, dont on ne sait vraiment si elle relève de l’angélisme le plus béat ou du cynisme le plus sordide, de la posture ou de l’imposture, ne doit pourtant pas surprendre. Car, dans ce journal, on note surtout une immense absence : celle des femmes. L’auteur ne leur réserve qu’une poignée de lignes sur les 640 pages de son long récit, alors qu’elles jouèrent dans ces événements un rôle capital. Or, on le voit, elles sont aujourd’hui écartées des cercles du nouveau pouvoir en dépit de leurs compétences et de leurs états de service, ce qui est, quoi que BHL en dise, lourd de signification. A un Etat despotique prédateur des libertés politiques, mais qui s’intéressait peu à la vie privée, se substituera-t-il un Etat prédateur des libertés individuelles et régissant la vie privée sur le mode coranique ?  L’avenir dira le sort qui sera réservé aux femmes et que l’on peut redouter sans excès de pessimisme. Mais peut-être BHL tentera-t-il de réparer l’« oubli » des femmes dans le film qu’il nous prépare.

Car, naturellement, il y aura un film (intitulé Libya Hora !, certainement suivi d’un DVD) dont il nous annonce déjà qu’il sera « lyrique ». Tout un programme. Un lyrisme confinant sans doute à l’obscénité, dans cette hâte à se mettre en scène, arpentant les ruines en costume de bonne coupe, chemise blanche échancrée et lunettes noires hollywoodiennes, et dans ce goût de se faire filmer les lieux qu’il visite, où les cadavres sont encore tièdes. Un tel « lyrisme » avait, il y a quelques années, conduit Michel del Castillo à qualifier Bernard-Henri Lévy de « rossignol des charniers ». Le « BHL-Warland » semble avoir ceci de commun avec Disneyland qu’il sait depuis longtemps valoriser ses produits dérivés. Après Tintin au pays de l’or noir, verra-t-on Objectif thunes ?

Les historiens étudieront probablement ce livre pour, avec le recul nécessaire, en discuter la part de vérité. Pour nous, il est trop tôt. En revanche, on pourra se livrer à un exercice très amusant, qui consistera à lire La Guerre sans l’aimer puis, les Mémoires d’un vieux con de Roland Topor, qu’un hasard de calendrier m’a fait chroniquer il y a trois jours dans ces colonnes. Les lecteurs y trouveront sans doute quelques similitudes. Et bien malin celui qui pourra prédire lequel des deux textes fera le plus rire.

Illustrations : Bernard-Henri Lévy, caricature de Brian Gable - Couverture de Tintin au pays de l'or noir - Tintin et Milou, caricature anonyme.


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