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Judith Hermann, Alice, trad. de l'allemand par Dominique Autrand, Albin Michel, coll. « Les Grandes Traductions »

Publié le 14 janvier 2012 par Irigoyen
Judith Hermann, Alice, trad. de l'allemand par Dominique Autrand, Albin Michel, coll. « Les Grandes Traductions »

 

Judith Hermann, Alice, trad. de l'allemand par Dominique Autrand, Albin Michel, coll. « Les Grandes Traductions »

Des hommes qui tombent

L’Allemande Judith Hermann raconte l’histoire d’une femme confrontée à la mort de cinq hommes avec lesquels elle entretenait une relation, parfois lointaine. Réflexion mélancolique sur le temps qui passe, efface les êtres et leurs valeurs, Alice évoque une société où l’engagement ne signifie plus rien.

Dans sa chambre d’hôpital de Zweibrücken, petite localité allemande du Land de Rhénanie-Palatinat, Micha lutte contre un cancer. Sous morphine, il ne peut remarquer la présence de Maja, sa compagne, qui le veille. Alice, là elle aussi, ne pensait jamais revoir l’homme dont elle partagea autrefois le quotidien. Les deux femmes s’entraident et finissent par trouver un appartement dans lequel elles resteront le temps que la maladie emporte celui qui les unit. Elles se parlent peu, comme si la solidarité, fugace, se passait de mots : « Alice trouvait que Maja s’exprimait sans même ouvrir la bouche, son silence était éloquent. » L’absence de communication traverse ce troisième livre de Judith Hermann qui, à quarante et un ans, porte haut les couleurs d’une nouvelle génération d’écrivains allemands délestée du poids de l’histoire et de la culpabilité. Le revers de la médaille est ce sentiment de vide qu’éprouvent Alice et les autres personnages.

Plus tard, quand Conrad, Richard, Malte et Raymond disparaissent à leur tour, Alice ne trouve pas les mots qui pourraient apaiser la douleur de leurs proches. Les sentiments sont relégués au second plan. Le réel et le quotidien sont la priorité de cette démarche littéraire qui n’est pas sans rappeler celle de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), mouvement artistique qui dans l’entre-deux-guerres prônait une rupture avec le sentimentalisme expressionniste. Cette focalisation sur les faits et gestes d’Alice finit par dresser le portrait d’une femme que le destin laisse indifférente. Elle voit disparaître un monde sans jamais s’en émouvoir, comme s’il était vain de s’insurger, comme si elle était déjà trop fatiguée de combattre, lassitude que l’on retrouve aussi chez d’autres écrivains allemands comme Katharina Hacker, l’auteur du récent Les Fraises de la mère d’Anton ou dans le dernier roman traduit en français de Christoph Hein, Paula T. une femme allemande.

Ce n’est pas la première fois que Judith Hermann raconte la mélancolie des femmes. Dans Rien que des fantômes, elles étaient même sept, de l’Islande aux États-Unis en passant par la Norvège. Si Alice se déplace en Italie, elle reste la majeure partie du roman à Berlin, ville où meurt Raymond, emportant avec lui ses souvenirs et une partie de la mémoire allemande que le personnage principal semble vouloir rapidement expurger : « Alice entreprit de trier ses affaires. Évacuer, donner, vendre, jeter. Garder. Une sorte de travail de fouilles, la mise au jour de couches successives, des couleurs, des matières, des époques différentes ; à la fin il n’y aurait plus rien à sauver, plus rien d’autre que le fait que Raymond était mort, on en revenait toujours là. » Alice peut donc continuer son chemin. Littérairement, sa déambulation évoque moins Alfred Döblin que Reinhard Jirgl mais en moins chaotique. En tout cas, Judith Hermann partage assurément avec l’auteur de Renégat, roman du temps nerveux (Quidam) l’inquiétude de voir émerger une société déshumanisée, prise entre une frénésie de reconstruction et une lente déconstruction d’un langage réduit au rang de slogan : « Des hôtels à congrès, des hôtels à touristes, des lofts, des usines et, derrière leurs fenêtres panoramiques, des gens sur des escalators, têtes levées, uniformément tournées vers les écrans où les images se succédaient à toute allure. Panneaux publicitaires. Smoke fish. Play your heroes. Ubu Roi. Bang bang night is over. »

Article paru dans La Quinzaine littéraire, N°1051, du 16 au 31 décembre 2011


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