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« Je T’adjure par le Dieu vivant, par la Sainte Trinité, par la Mère de Dieu, viens ici, Satan, viens ! viens ! viens ! »

Publié le 02 février 2012 par Donquichotte

Alexeï Rémizov

« Le décafardiseur »

J’ai envoyé cette note à Anne-Marie Tatsis-Botton qui a traduit, du Russe, ce livre de Rémizov:

« Je viens de lire Le décafardiseur, et je me suis bien amusé. Je veux dire, j'ai essayé de comprendre où j'étais tombé. Son monde, celui de Rémizov, m'a questionné; que sont ces histoires qu'il invente, ces petits bouts d'histoires qui dégringolent sans arrêt dans ce livre ? qui est cette Agraféna, "qui voit et sait tout", et qui va s'attacher par la magie, son Yvan? Qui est ce décafardiseur, qui se jette sur la première femme rencontrée, comme un chien affamé sur un os? Qui est ce Denis, qui " qui riait à en perdre le souffle" devant le spectacle de Satan qui vint enfin rencontrer le décafardiseur, Agraféna et la Yaga. Oui, on se trouve en une étrange maison, et bien des années en arrière dans une Russie inquiétante, celle de la Vieille Foi persécutée. Merci de m'avoir fait rencontrer cet auteur ».

Un article critique dans Le Monde des Livres parle d’un petit conte démoniaque « qui dit bien l'art d'Alexeï Remizov (1877-1957). Echo d'une Russie ancestrale où la fantasmagorie s'accommode des sortilèges comme des rituels sacrés et la raison mène à l'impasse ».

C’est vrai, on est dans un monde, ou devrai-je dire, un conte à la foi merveilleux et cruel, fantastique et surréaliste. On dirait bien parfois un conte de fée.

L’écriture de Rémizov, sa langue, m’ont attaché au texte, à l’esprit du texte, à une certaine familiarité avec les personnages, aux scènes abracadabrantes qui se déroulent dans une atmosphère de magie et de cruauté.

Dans sa préface, la traductrice dit de Rémizov qu’il ne croyait guère à la réalité des choses, « ou plus exactement, il pressentait que seul le fantastique, le recours au mythe pouvaient rendre compte de l’absurdité et de la violence du monde ».

Et j’ai plongé là-dedans.

Ainsi, ce vieux Diviline : « Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il y ait de la boue, qu’il gèle à pierre fendre, rien à faire, il ne le voit même pas. Dans ces moments-là, pour lui, tous les gens sont des écrevisses, et lui, c’est l’écrevisse en chef, comme qui dirait leur reine écrevisse ».

Quand Agraféna agrafe enfin son Yvan... « alors Yvan ne la fuit plus, paroles dures ne lui dit plus. Qu’il en soit ainsi pour l’éternité, mots doux et caresses, baisers et tendresse ».

Un jour, vieux, le vieux Yvan mourut. Oui, « la mort vient, pourquoi les gens naissent, pourquoi, et son cœur à lui devient tout sec, pourquoi » ?

« Il faisait bon chez la vieille femme, on s’y sentait bien. Les murs étaient tapissés d’images, des images brodées avec de la soie et des perles de verre ; il y avait des fleurs, des bêtes féroces, un monastère, des Chinois, des amazones à cheval et sans cheval, des cygnes, des châteaux et encore des Chinois ».

Quand je lis cela, je me rappelle un voyage que j’ai fait en Russie, et les endroits, musées et églises, ou encore ces quelques restaurants russes fréquentés à Helsinki. Oui, je me souviens, quand nous regardions autour de nous, nous nous laissions impressionner par des décors faits de couleurs, de fleurs, d’icônes, d’alcôves presque secrètes, de vieilles lampes de table avec des petites dentelles tout autour des abat-jour, de portraits au mur d'anciens officiers de la cavalerie russe, de bibliothèques de livres anciens et poussiéreux, et d’atmosphères lourdes, opaques et à peine éclairées, pleines de mystères, et surtout, suscitant d’étranges émotions qui faisaient que l’on s’imaginait être dans cette autre Russie, celle d’avant les Tsars. Oui, mon sentiment est que ce sont des atmosphères très prégnantes, et qui s’imposent à vous, qui se referment sur vous, qui vous enveloppent, et pour peu que vous ayez un peu d’imagination, vous vous sentez « nostalgique » d’une Russie que vous n’avez même pas connue, autrement que dans des livres. Il y a de ça dans ce livre de Rémizov, on est dans un siècle ancien.

Le conte est parfois cruel...

Ainsi, quand le cafardiseur, tendu et inquiet, le regard fixe, rencontre une femme qu’il condamne, « il ne l’amenait pas dans une chambre quelconque, à l’hôtel ou ailleurs – il l’y traînait. Là, il se ruait sur elle... Quand on jette un os à un chien affamé, il se jette dessus, et comment ! ou un poisson... avec os et arêtes, peau, tripes... mâchouillant, il déchire et dévore cette viande délicieuse et impure, avec os, peau, tripes – il y avait là  quelque chose d’épouvantable, de vertigineux, et ça durait des heures entières, toute la nuit. Ce que le décafardiseur quittait sans un mot, sans un regard, ce n’était pas un être humain, pas une femme : ce que le décafardiseur quittait sans un mot, sans un regard, c’était un cadavre, puis il rentrait chez lui, sombrait dans un sommeil de plomb et, après avoir dormi tout son soûl, il reprenait sa vie habituelle et son travail : exterminer les cafards ».

Ou, parfois drôle, quand, au dernier chapitre de ce livre, Satan doit enfin apparaître au trio Cafardiseur-Agraféna-Yaga, un trio de « trois fidèles parmi l’incroyance et le péché ». Le diable a triomphé de tout et partout ; eux, veulent donner leurs vies pour sauver leur âme, ils sont prêts à  brûler sur le bûcher, ils veulent vaincre Satan. Le cafardiseur l’appelle : « Je T’adjure par le Dieu vivant, par la Sainte Trinité, par la Mère de Dieu, viens ici, Satan, viens ! viens ! viens ! ». Mais il a peur, « il claque des dents, il avait l’impression qu’elles n’étaient pas à lui, froides comme de la glace ».

Dans cette dernière scène presque de fin du monde, à travers les hurlements enragés du trio, Denis, le fils de Yaga, caché, les regarde à la dérobée ; il les espionne, et ce spectacle le ravit : « il riait à perdre le souffle ». Oui, il vit Satan, le diablotin, qui se détachait, noir sur blanc, « accroché par la queue, invincible, et qui semblait se trémousser en écartant ses jambes maigres ». Satan se riait aussi du trio.

Le lendemain, « les poêles étaient chauffés pour le dernier jour : le dimanche du Pardon ». (On était en 1906)

Amen

Comment pénétrer dans un monde comme celui-là ? Ou, plus simplement, pour quels motifs cachés, saugrenus, bizarres, ou ridicules peut-être, lis-je de tels livres ?

Je crois que je lis ce livre pour les mêmes raisons que je lis tous ces livres dont je parle dans « Mes Démons » (ce blog) ; j’accepte de mettre toute ma raison de côté, - si possible - tout mon esprit formateur-créateur-bâtisseur d’idées trop raisonnées, promoteur inconscient d’idées toutes faites (les préjugés et autres idées orthodoxes perverses, qui ont fermentées dans ma culture trop longtemps, si tenaces, et qui puent), et comme le suggère AMTB dans le quatrième de couverture, j’accepte de faire basculer ma raison, je me place « la tête en bas, les pieds en l’air » ! Et j’attends de voir ce qui va se passer. Cela donne ce que j’écris. Et comme le souligne si bien Amélie Nothomb, - à propos d’elle-même - je fais peut-être partie de cette race de gens qui ne maîtrisent pas ce qu’ils sont.

D’autant que ce texte de Rémizov n’est pas plus absurde, c’est mon sentiment, que celui de l’auteur de « Le Maître et Marguerite », Mikhaïl Boulgakov, où le fantastique rejoint le réalisme quand le diable apparaît dans les rues de Moscou, « dévoile les hypocrisies, réveille les consciences de gens bien réels, dont la peur est aussi avilissante que justifiée » (préface du livre).

Quand on demande à AMTB s’il y a une spécificité russe dans le domaine de l’imaginaire, elle répond :

« L’histoire de la Russie est telle que les Russes ont un rapport compliqué à la réalité. Les soviétiques, par exemple, baignaient dans le monde de fiction de la propagande et vivaient dans la dure réalité de la pénurie et du totalitarisme ».

Et quand on lui demande : « Quel est l’auteur ou l’œuvre que vous êtes la plus fière d’avoir traduit, et pourquoi », elle répond :

« Alexeï Rémizov. J’aime son univers onirique, mais j’aime surtout me colleter avec sa langue, réputée « intraduisible », ce qui me donne immédiatement envie d’essayer. Rémizov était bon paléographe, nourri de littérature médiévale russe écrite à un moment où la langue n’était pas aussi normalisée et soumise aux influences occidentales qu’elle le sera à partir de Pouchkine. Cette langue survit d’ailleurs dans le parler « populaire », dans le bon sens du terme, inventif, poétique, porté aux néologismes et aux audaces stylistiques inconscientes. De plus, ses écrits fourmillent d’allusions, de pseudo-citations se référant aux chroniques, à la liturgie, aux écrits des Vieux-croyants ».


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