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Charlotte Delbo: « Nous étions ivres d’Apollinaire et de Claudel, vous souvient-il ?»

Publié le 30 janvier 2012 par Donquichotte

Charlotte Delbo

« Auschwitz et après »

 TOME II « Une connaissance inutile »

Dans ce deuxième tome, Charlotte Delbo est plus personnelle. Ainsi, à propos de son amour pour son homme, mort pour la cause…

« Je l’appelais

mon amoureux du mois de mai…

Alors

ils l’ont fusillé un mois de mai

Je les envie

ceux qui ont donné les leurs

d’un sacrifice consenti

Moi

je me suis révoltée

à peine si j’ai réussi

à ne pas hurler devant lui…

Pour cette cause

il fallait mourir

pour mon amour

il fallait vivre 

La Marseillaise le cou coupé :

Un jour, du côté de la prison des hommes, on est à la Santé, dont la plus grande partie est aux Allemands, - c’était avant le départ pour Auschwitz - on avait installé la grande baignoire pour les quatre de la rue de Buci, des résistants, que Charlotte ne connaissait pas mais qu’elle aurait aimé connaître : on devait leur couper la tête. La grande baignoire recevrait les têtes. Il est quatre heures du matin quand vint l’heure de l’exécution. Et elles, les femmes, attendent, dans le noir de leur prison, elles attendent, prêtent l’oreille,… et, finalement, elles entendent… « La Marseillaise éclate, de plus en plus claire, au fur et à mesure qu’ils avancent vers le milieu de cette cour qui doit être au centre de la prison. De plus en plus fort, et nous distinguons les voix, quatre voix mal accordées, qui toutes les quatre se gonflent à leur plus grande portée possible. Le premier couplet fini – ils doivent attendre, debout, au pied de la guillotine – les voix ne bougent plus – ils reprennent leur respiration pour attaquer le refrain, et les voix s’enflent de nouveau, pleines, égales. Mais après les deux premiers mots du refrain, il n’y a plus que trois voix, toujours aussi égales, articulant bien toutes les paroles, puis deux, puis une seule voix qui s’efforce et s’élargit à la limite extrême pour, à elle seule, se faire entendre de toute la prison, une seule voix qui est coupée nette à son tour. La tête est tombée au milieu d’un mot. Un mot qui reste suspendu, coupé, dans un silence intolérable. Pour un instant seulement, car le chant s’élève de nouveau, repris par les hommes du quartier politique qui chantent du fond de leurs cellules. C’était pendant l’été 1942 ».

Un poème amoureux puis une prose politique, c’est ainsi que Charlotte Delbo introduit ce deuxième tome.

Et à nouveau, un poème – elle est au camp:

« Nous étions ivres d’Apollinaire

et de Claudel

vous souvient-il ?

J’ai oublié tous les mots

ma mémoire s’est égarée

dans les délabres des jours passés

ma mémoire s’en est allée

et nos ivresses anciennes

Apollinaire et Claudel

meurent ici avec nous »

Puis, c’est le souvenir du ruisseau, un souvenir dont elle ne se souvient pas, j’entends, dont elle ne se rappelle rien d’autre que le fait qu’on lui ait permis de s’y laver, dans ce ruisseau. Aucune amie autour d’elle, elle ne les voit pas, dans son souvenir, elle ne se rappelle de rien d’autre que…

« Après la soupe, - et là mon souvenir est très exact- la kapo a crié : Maintenant, si vous voulez, vous pouvez aller vous laver au ruisseau ».

Puis suit cette description de ce souvenir…

« Après avoir rangé chaussures, jaquette et foulard, j’ai enlevé mes bas. Je ne les avais pas enlevé depuis l’arrivée, depuis soixante-sept jours. Les bas étaient collés, j’ai tiré un peu fort… j’ai regardé mes pieds, ils étaient noirs de crasse… plutôt violets… ils avaient perdu leur ongle… ils étaient détachés et collés aux bas… Voir ses ongles de pieds incrustés dans ses bas, je vous assure que c’est étonnant… Voyons, la figure, les pieds, les jambes. Il faudrait aussi se laver le derrière. J’ai enlevé ma culotte… C’est aussi la première fois que je l’enlevais tout à fait depuis soixante-sept jours… j’ai ôté ma culotte empesée par la diarrhée séchée,… je n’ai rien senti. Les poils du pubis, qui avaient été rasés à l’arrivée, avaient repoussé. Ils étaient tout collés par la diarrhée et j’avais beaucoup de mal à les démêler… Avec une poignée de sable... je frottais avec toute mon énergie… j’ai vu perler des gouttelettes de sang… je frottais trop fort… lorsque le kapo a sifflé. En rangs ! La pause était finie. Vite, j’ai renfilé ma culotte, égoutté mes pieds sur l’herbe, remis mes bas et mes ongles, mes chaussures… C’est ainsi que cela a dû se passer car je ne m’en souviens pas du tout. Je ne me souviens que du ruisseau ».

C’est étonnant cette histoire (P. 52 à 65), puisqu’elle ne s’en souvient pas. Est-ce possible que cela ait été imaginé tout simplement ? Je ne doute pas une seconde que cela se soit passé ainsi, j’entends par là que la fiction ait pu rejoindre le réel et le dire mieux. Je crois que si Robert Louis Stevenson lisait ce livre de Madame Delbo, il comprendrait - non, il soulignerait - avec quelle passion, avec quelle avidité dans la recherche de dire vrai, de se rappeler la réalité, cette femme s’est employée à  se remémorer ces événements ; et il conclurait, je crois, que cette passion est raisonnée (elle doute aussi), affective, et qu’elle permet à l’auteur de montrer des personnages (tous réels) transfigurés. Pour Stevenson, « la vie est montreuse, infinie, illogique, abrupte et poignante ; une œuvre d’art, (ainsi, ce livre de Madame Delbo) en comparaison, est nette, limitée, autonome, rationnelle, fluide et émasculée. La vie s’impose par son énergie brutale, tel un coup de tonnerre inarticulé : au milieu du pire fracas de l’expérience (ici, cette aventure au ruisseau) l’art attire l’oreille, telle une mélodie produite par un musicien discret ».

Stevenson précise alors à propos de la littérature : « Si tant est qu’elle imite, elle imite non pas la vie mais la parole, non les faits de la destinée humaine mais l’emphase et les omissions avec lesquelles l’acteur les relate ».

L’imaginaire aide à  façonner des rêves. « À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait ». Alors, on peut bien omettre quelques réalités, et en inventer d’autres.

« Une connaissance inutile », tel est le titre de ce livre. À la fin de ce livre, l’auteur implore ceux et celles qui n’ont pas vécu les camps :

« vous qui passez

bien habillés de tous vos muscles…

avec cette vie qui vous empêche

de sentir votre buste qui suit la jambe…

comment vous pardonner d’être vivants… 

Apprenez à marcher et à rire

parce que ce serait trop bête

à la fin

que tant soient morts

et que vous viviez

sans rien faire de votre vie ».

Et pourtant elle sait, que ce qu’elle a appris dans les camps, la lucidité, la conscience, l’impression, l’intuition, la sensation, le sentiment de ce que la vie nous réserve, de ce que la vie est, cette horrible vie, monstrueuse, infinie, illogique, abrupte et poignante (Stevenson), elle ne peut le transmettre. Parce qu’elle avait appris là-bas « qu’on ne peut pas parler aux autres ».


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