Magazine Culture

« Mais la vieille a raison », ainsi l’a compris CIORAN

Publié le 18 janvier 2012 par Donquichotte

L’homme était manuel, pourquoi est-il devenu esprit? Quel est le chaînon manquant?

Je viens de terminer ce livre de Cioran, « De l’inconvénient d’être né ». Qu’y apprends-je? Et pourquoi une telle question en introduction?

C’est étonnant que je me complaise dans la lecture d’un tel livre; au fond, je ne suis pas mal dans ma peau « d’être né ». Par contre j’aime bien me demander d’où je viens?

Qui étions-nous avant que nous naissions? question absurde sans doute. Mais ce quid du passé : ces gènes, ces restes, - de beaux restes parfois - sinon ces accumulations d’expériences vécues au fil des siècles, quels sont-ils? Comment sommes-nous marqués par notre passé, celui de ces millions d’êtres, animal-hommes et autres, qui ont précédé et accompagné notre « venue au monde »? Quelles sont leurs influences? Ont-ils eu un mot à dire?

Quand je lis le titre de ce livre de Cioran, bien sûr, je l’aurais parié qu’il serait arrivé à cela, à la pensée du néant qui nous a précédé. Et s’il n’y avait pas eu de néant, ou s’il ne s’était rien passé qui fait que nous apparaissions, que serait-il advenu de nous qui n’aurions pas été, ou de ce néant qui n’aurait servi à rien d’utile, sinon à nous nier? Mais un néant qui n’est rien, qui est néant, qu’est-ce?

« S’insurger contre l’hérédité, c’est s’insurger contre des milliards d’années, contre la première cellule » (souligné par Cioran)

« C’est le commencement qui m’importe. Si je me heurte à ma naissance, à une obsession mineure, c’est la faute de pouvoir me colleter avec le premier moment du temps. Tout malaise individuel se ramène en dernière instance, à un malaise cosmogonique, chacune de nos sensations expiant ce forfait de la sensation primordiale, par quoi l’être se glissa hors d’on ne sait où… » (24)

Le temps se décolle de l’être qu’il, Cioran, est : il aimerait être libre, éperdument libre, « libre comme un mort-né ». Pourquoi dit-il : « À quoi bon écrire pour dire exactement ce qu’on avait à dire »? Mais y arrive-t-il? Il parle des jours où il est frappé miraculeusement de « stérilité ». Au lieu de s’en réjouir, il se laisse envahir « par le dépit et la mauvaise humeur, tant est tenace en nous le vieil homme, la canaille remuante, inapte à s’effacer ». Oui, pourquoi faut-il qu’il agite ainsi son esprit? Qu’est-ce qui le meut? S’éloigner de naître (n’être) ou, de n’être pas, le nier sans émotion, sans espoir, pourquoi se complet-il dans un discours pessimiste? On le dit plus sceptique que pessimiste. Malgré des écrits sombres, on le dit de bonne compagnie, et, plutôt gai.

Ainsi, « On peut accuser Cioran d'avoir pris dans ses écrits une « pose » de désespoir, mais il semble avoir été profondément et sincèrement triste de n'avoir pu établir de système qui donnerait un sens à sa vie, alors même que dans sa jeunesse il avait été extrêmement passionné… mais dans l'erreur. cf. les Cimes du désespoir ». (Dans Wikipedia)

Quand il écrit : « Il fut un temps où le temps n’était pas encore… Le refus de la naissance n’est rien d’autre que la nostalgie de ce temps d’avant le temps ». (25), je suis étonné de lire, ou de comprendre de ce texte, ce que je me suis souvent fait comme commentaire, et qui m’amène dans cette situation absurde de penser que le monde n’aurait jamais pu être, ou dû être, allez voir? Il y a comme un grand trou noir qui s’ouvre dans ma tête à chaque fois, et c’est abominable. Le jour où je serai à l’aise avec cette pensée, j’aurai peut-être atteint la sérénité, la sagesse, ou la folie. Peut-être devrais-je, à l’inverse de Cioran, accorder plus d’attention à la vie qu’à la mort.

« Je me risque dit-il, je me traîne en arrière je rétrograde de plus en plus vers je ne sais quel commencement, je passe d’origine en origine. Un jour, peut-être, réussirai-je à atteindre l’origine même, pour m’y reposer, ou m’y effondrer » (27)

Sur lui-même, il n’est pas secret. Quel malaise ressent-il?

« Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation ». (35)

Voilà, il arrive à me faire sourire et pourtant, les questions ou les remarques de Cioran sont si sérieuses. Oui, je les prends sérieusement; ou, suis-je inapte à bien saisir tout le sens de ses propos si à propos de mes questionnements? Sa mère, un jour, lui dit : « quoi que l’homme entreprenne, il le regrettera tôt ou tard ».

Il le comprend ainsi : « Ce vice du regret, je ne peux donc même pas me vanter de l’avoir acquis par mes propres déboires. Il me précède, il fait partie du patrimoine de ma tribu. Quel legs que l’inaptitude à l’illusion »!  (83)

Voilà, je reviens à ma question, quel est ce patrimoine, "manuel ou esprit", dont nous héritons?

Kleist,  sur la limpidité, aurait écrit : « C’est le propre de toute forme parfaite que l’esprit s’en dégage de façon immédiate et directe, tandis que la forme vicieuse le retient prisonnier, tel un mauvais miroir qui ne nous rappelle rien d’autre que lui-même »

Cette forme parfaite? Est-ce le bon mot, le mot juste, ou plutôt, le mot vrai ? - sans doute - et qui devient vedette, à la place des réalités qu’il veut couvrir, ou définir, ou faire voir.

Voici ce que dit Cioran de cet extrait :

« C’est la meilleure critique qu’on ait faite du jargon philosophique, pseudo-langage qui, voulant refléter des idées, ne réussit qu’à prendre du relief à leurs dépends, qu’à les dénaturer et à les obscurcir, qu’à se mettre lui-même en valeur. Par une des usurpations les plus affligeantes, le mot est devenu vedette dans un domaine où il devrait être imperceptible ». (60)

Donc la philosophie = mots vedettes = jargon = idées dénaturées. Est-ce cela?

Est-ce cela l’animal-homme devenu « esprit »?

« La quantité d’exaltés, de détraqués et de dégénérés que j’ai pu admirer! Soulagement voisin de l’orgasme à l’idée qu’on n’embrassera plus jamais une cause quelle qu’elle soit » (186)

Sur l’auteur de Zarathoustra : « L’esprit de quelqu’un qui n’avait pas eu le temps de vieillir, de connaître le détachement, le long dégoût serein ». (103)

« Toute pensée dérive d’une sensation contrariée » (94)

Voilà que je suis contrarié, quand je me conscientise sur l ‘écologie : « Se souvenir, et dans la fureur et dans la désolation, que la nature, comme dit Bossuet, ne consentira pas à nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête. Ce peu de matière, à force d’y penser, on en arrive au calme, à un calme, il est vrai, qu’il vaudrait mieux n’avoir jamais connu » (67)

Est-ce possible? La nature nous choisit, elle nous a choisi, nous les animal-humains, pour un temps, celui-là de notre pauvre existence, pendant lequel elle nous autorise à utiliser un peu de matière. Et quand je vois le sort qu’on lui fait, je me désespère.

Nous ne sommes là  que pour un temps, un si tout petit temps (on l’ignore, non en fait, on fait comme si nous ne savions pas que nous ne sommes là que pour un temps si infime, un si cours séjour, sur cette terre au temps milliardaire plusieurs fois). Sommes-nous si abrutis?

« L’homme n’est qu’un petit être qui contemple avec stupeur l’œuvre de la nature. Il lui faut du recul pour saisir toute la sagesse de celle-ci. (…) Nous intervenons souvent de façon arrogante et brutale dans les affaires de la nature, et nous nous étonnons quand celle-ci intervient à son tour dans notre vie. Nous devrions avoir, tous, une sorte d’humilité envers la nature. (…) Et nous comporter en invités. Nous sommes de passage sur cette terre. L’homme est le seul être vivant qui laisse derrière lui des tonnes de déchets et qui intervient de façon irrémédiable sur le cours naturel des choses. Un invité correct ne se permettrait pas cela ». (Pavol Barabas, dans le Courrier international, 9-12-04)

« Sans la faculté d’oublier, notre passé pèserait d’un poids si lourd sur notre présent que nous n’aurions pas la force de l’aborder un seul instant de plus, et encore moins d’y entrer ». (50)

« Toutes les fois que j’ai un trou de mémoire, je pense à l’angoisse que doivent ressentir ceux qui savent qu’ils ne se souviennent plus de rien. Mais quelque chose me dit qu’au bout d’un certain temps une joie secrète les possède, qu’ils n’accepteraient d’échanger contre aucun de leurs souvenirs, même les plus exaltants ». (51)

La conscience de savoir tue l’homme. Vaut-il mieux alors n’être pas conscient, ou ne pas savoir, ou, plus simplement, ne pas se rappeler. J’ai souvent cette impression qu’il vaut mieux vivre dans un trou noir, et, peut-être, éprouver cette joie secrète dont parle Cioran. Ou, me replier, en me rappelant un texte de Stevenson, et chercher « l’oiseau effaceur de temps ».  (Je sais je reviens souvent sur cette histoire)

Il est un conte, dit Stevenson, « qui touche de près au vif de l’existence : celui de ce moine qui traverse une forêt, entend un oiseau chanter, l’écoute un bref instant et se trouve à son retour étranger à la porte de son couvent, car il a été en fait absent cinquante années et, parmi tous ses camarades qui ont survécu, un seul le reconnaît ».

Chacun sans doute recherche ce rossignol effaceur de temps, chacun communique mal ses sensations à chacun, vaux mieux alors en avoir quelques-unes au secret, et pour quelque temps, se réjouir de ces moments où l’on sait oublier des images montrant la vie « faite de boue et de craintes mesquines, dont le souvenir nous fait honte, et que nous aimerions mieux oublier ». Stevenson rappelle ce conte quand il souhaite que chacun puisse en bénéficier, bénéficier de ce temps d’arrêt, de ce temps poétisé, de celui possible pour tout homme moyen – « si plein de joies, et plein d’une poésie bien à lui », Stevenson cite alors Whitman, poète et humaniste américain  – car il estime que « cette insistance – de certains auteurs-écrivains-dits-réalistes - sur les aspects ternes de la vie et la mesquinerie de l’homme est dans le fond une bruyante déclaration d’incompétence ». Pour Stevenson, « peindre une vie sans délices, c’est donner la preuve que l’on y a rien compris ».

Oui, les causes de la joie d’un homme, comme celles de ses pleurs et peurs, sont difficiles à appréhender, et à comprendre. Je me réjouis de lire Stevenson, en même temps que Cioran. Je trouve dans la poésie de Stevenson une pilule qui me guérit de mes anxieuses pensées cioranaises. Car, pour Stevenson, « toute vie qui n’est pas purement mécanique est tissée de deux fils : la recherche de cet oiseau, et son écoute ». Malgré cela, je n’ai de cesse de penser, c’est l’esprit sans doute qui me harcèle.

« Le premier penseur fut sans nul doute le premier maniaque du pourquoi. Manie inhabituelle, nullement contagieuse. Rares en effet sont ceux qui en souffrent… » (49)

Mais tel n’est pas mon cas. Pourquoi? Poser cette question est un signe de santé, - le doute ne me rebute pas, l’inconnu ne me fait pas peur, la crainte a peu de prise sur ma pensée - et me rappelle un moment particulier de notre vie : ce fameux 11 septembre lorsque les tours jumelles du World Trade Center se sont effondrées. Pourquoi?

Comme beaucoup de monde, dès ce moment, je cherchais une réponse à cette question : pourquoi? Je cherchais la cause, la raison, le motif, ou plus simplement je cherchais à comprendre le « besoin qu’avaient ces hommes », qui était si grand, et qui a été transgressé, j’entends, qui n’a pas été comblé, mais sans doute pire, été expurgé, nié, déclaré inexistant, voire réprimé avec violence, mis au ban, et pourquoi pas « condamné », et qui finalement n’avait jamais été reconnu, laissant à ces hommes une seule alternative : le « dire au monde », dans une sorte de protestation non-équivoque, dans un geste si effroyable qui fasse si mal, et qui montre une haine féroce de l’Amérique, pour qu’il ne soit jamais oublié. Alors, oui toujours, je me demandais chaque jour « pourquoi »?

J’habitais le Québec à ce moment-là. C’est drôle, (évidemment ce n’est pas drôle) tout ce que je trouvai aux nouvelles de 20 heures, dans les magazines et journaux, tant sur les chaines de tv québécoises, canadiennes et américaines, ce ne fut pas le « pourquoi », mais le « comment » qui s’affichait à la une, oui, le comment nous allions répondre à cela, - nous nous mettions dès la première minute qui suivi en « état de guerre » - et comment nous allions retrouver les auteurs d’un tel massacre, les amener devant la justice et les punir. Point à la ligne. Bush a même parlé de « croisade » pour faire cela. (On l’a quand même fait taire sur cet usage abusif du mot croisade, non, plutôt, usage inconsidéré, et surtout mal avisé, quand on pense à la manière, - et à la raison, le pourquoi – dont nous, les dits-civilisés de cette époque, avions mené ces croisades contre les dits-infidèles)

Je restai donc pendant quelques jours avec cette seule avenue de réflexion, celle nord-américaine. Et je me demandais toujours : pourquoi?

C’est en allant sur des sites de revues et journaux français, tout comme sur les sites télévisés de TV5, ou de France 2, que je trouvai « ma » question, à la « une » de ces médias: pourquoi? Et des débuts d’analyse et de réponses à cette question.

Pourquoi est-ce que je dis que c’est drôle? C’est tout simplement parce que j’y retrouve quelque chose qui m’a toujours étonné (pas vraiment quand j’y pense sérieusement) et que dans des recherches sur la gestion interculturelle (et oui, j’étais prof de management) on identifiait et comparait ainsi – dans les résultats de ces recherches - notre peuple nord-américain et le peuple français avec le cliché suivant : « les Américains agissent toujours avant de penser, s’il leur arrive même de penser; alors que les Français réfléchissent toujours avant d’agir, s’il leur arrive même d’agir »

Agir, c’est être occupé à quelque chose, je sais, mais quid des motifs, et des résultats, de mes actions? Et quand je les appréhende et les regarde, et tente de les comprendre, ou crois les avoir compris, quelle conscience en ai-je? Je me sens bien seul des fois avec ces questions, et pourtant, chacun sait que je ne suis pas si maniaque.

J’attrape quatre fragments des propos de Cioran… qui me laissent perplexe avec ma manie de vouloir tout penser et de vouloir tout comprendre…

1/ « Quand il m’arrive d’être occupé, - écrit Cioran - je ne pense pas un instant au sens de quoi que ce soit, et encore moins, il va s’en dire, de ce que je suis en train de faire. Preuve que le secret de tout réside dans l’acte, et non dans l’abstention, cause funeste de la conscience ». (57)

2/ « L’échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes… alors que le succès nous éloigne de ce qu’il y a de plus intime en nous et en tout ». (25)

3/ « Regarder sans comprendre, c’est cela le paradis. L’enfer serait donc le lieu où l’on comprend, où l’on comprend trop… » (38)

4/ « Il vaut mieux être animal qu’homme, insecte qu’animal, plante qu’insecte, et ainsi de suite. Le salut? Tout ce qui amoindrit le règne de la conscience et en compromet la suprématie »

…et je tente de reprendre le fil (y en a-t-il un?) de mes idées. Je repense à cette idée d’Hofstede,  que l’homme, cet animal-humain, tente de comprendre un système qui lui est supérieur, soit celui de la « société des hommes ». Comment un système simple peut-il comprendre un système plus complexe? En a-t-il la capacité? Et où cela le mène-t-il? je pense à Teilhard de Chardin qui a tenté de voir et de comprendre le système au-delà, à travers l’histoire de l'univers, depuis la prévie jusqu'à la terre finale. Cette terre finale, son « oméga », cette « conscience collective complexe » (j’oublie évidemment l’aspect spirituel cher à Teilhard), où matière et esprit ne sont plus que deux facettes d'une même réalité ; quelle absurdité quand on y réfléchit (je précise… "quand on y réfléchit aujourd’hui") et que l’on constate le niveau d’inconscience collective de notre époque (je pense ici à nos habitudes absurdes de consommation qui abêtissent les gens) qui demeure aussi élevé? Vaudrait-il mieux voir un peu en arrière, et tenter de comprendre mieux le système qui nous précède, - en fait, celui dans lequel on est - j’entends surtout par là, notre histoire, nos traces, et notre devenir en train de se faire?

Il faudrait que je me relaxe, non?

« La moindre variation atmosphérique remet en cause mes projets, je n’ose dire mes convictions. (43)

Sommes-nous conscients que le temps nous influence? Mais est-ce à ce point vrai? Si c’est le cas, alors j’attends le beau temps, ou le mauvais temps, et cela dépendra de ce que j’ai à écrire, ou dire, ou réfléchir. Ajuster ma pensée au temps, je n’avais jamais pensé à cela. Comme penser joyeux les jours de beau temps, ou penser morbide les jours de mauvais temps, et cela, délibérément. Je me prends à penser au loup-garou, et aux soirs de pleine lune. Mais y a-t-il un rapport?

Tous les jours, nous apprenons de nos expériences, des difficultés que nous rencontrons, des succès que nous obtenons,… nous appelons cela notre apprentissage de la vie. Mais cette connaissance s’acquiert-elle aisément, et la conservons-nous? la communiquons-nous, avec nos proches, par exemple? osons-nous avouer l’inavouable? Bref que retenons-nous qui nous aidera dans la vie?

« La souffrance ouvre les yeux, aide à voir les choses qu’on n’aurait pas perçues autrement… La souffrance n’améliore personne… elle est oubliée comme sont oubliées toutes choses,… elle ne sert qu’à ouvrir les yeux » (203)

« Je n’ai pas rencontré un seul esprit intéressant qui n’ai été largement pourvu en déficiences inavouables » (48)

Le mot intéressant est souligné par Cioran. Les gens que j’ai rencontrés dans ma vie ne sont pas des hommes parfaits, peu s’en faut. Intéressants? Oui. Mais on dit banalement que l’homme a les défauts de ses qualités. Certaines personnes pensent que d’autres personnes ne devraient pratiquement pas « exister », tellement elles sont différentes d’elles. C’est une pensée si forte  une croyance si ignoble – l’esprit toujours - qu’elle nous gêne quand on l’entend nous la dire. On se demande ce qui permet un tel « égoïsme répressif social- humain ».

Puis-je me rabattre sur la philosophie?

« La philosophie qui s’était donné comme tâche de miner les croyances, …En attaquant les dieux et en les démolissant, elle avait cru libérer les esprits… Mais elle aurait dû se douter que l’on ne sapait pas impunément les dieux, que d’autres viendraient prendre leur place… » (136)

Pour moi,

Une religion en remplace toujours une autre.

Une servitude en remplace toujours une autre.

L’histoire des idées est l’histoire des servitudes.

On n’y échappe pas.

 Mais chacun a-t-il raison de faire ce qu’il fait?

On est si petit et si seul devant des milliards d’individus.

On est une fourmi parmi des milliards de fourmis. C’est si banal.

Une société, tout type de société, est condamnée quand elle n’a plus la force d’être bornée. C’est arrivé à la Russie qui a voulu enlever les bornes idéologiques qui la protégeait. Le petit catéchisme a été ouvert, (glasnost), et le « risque mortel » de la liberté s’est emparé des gens. Le moment du radical-socialisme ne pouvait passer à la durée.

Il en est de même de l’individu qui voudrait « ouvrir son esprit ». Il se condamnerait, il condamnerait ce qu’il est, c'est-à-dire le type d’homme qu’il est. Il devrait alors accepter d’être autrement. Il deviendrait autre, il n’aurait pas le choix, pris par le « risque mortel » de la liberté.

Comment passer des « moments » - l’aujourd’hui en est un - à la « durée »?

Je reprends trois remarques de Cioran :

1/ « Percevoir le caractère transitoire de tout, je me targue d’y exceller » (185)

2/ « J’aurais tant voulu que cette seconde fut extensible indéfiniment » (185)

3 : « Cet instant-ci, mien encore, le voilà qui s’écoule… Du matin au soir, fabriquer du passé! » (197)

C’est emmerdant à la fin. On n’y peut rien.

« On n’y peut rien,… une vérité, la plus importante sans doute, puisque tout ce qui arrive la proclame et que tout en nous la refuse » (187)

Mais voici l’anecdote de Cioran à ce sujet, vaut mieux la citer intégralement :

« On n’y peut rien, ne cessait de répondre cette nonagénaire à tout ce que je lui disais, à tout ce que je hurlais dans ses oreilles, sur le présent, sur l’avenir, sur la marche des choses. Dans l’espoir de lui arracher quelque autre réponse, je continuais avec mes appréhensions, mes griefs, mes plaintes. N’obtenant d’elle que le sempiternel on n’y peut rien, je finis par en avoir assez, et m’en allai, irrité contre moi, irrité contre elle. Quelle idée de s’ouvrir à une imbécile! Une fois dehors, revirement complet. Mais la vieille a raison. Comment n’ai-je pas saisi immédiatement que sa rengaine renfermait une vérité, la plus importante sans doute, puisque tout ce qui arrive la proclame et que tout en nous la refuse ».

Oui, voilà, est-ce possible qu’on n’y puisse rien? Sans doute n’aime-t-on pas être impuissant, ou simplement incapable de nous voir en pleine face?

« On opte, on tranche aussi longtemps qu’on s’en tient à la surface des choses; dès que l’on va au fond, on ne peut plus trancher ni opter, on ne peut plus que regretter la surface… » (192)

« Plus jamais ça », qui n’a pas lu ou entendu cette phrase, ou plutôt, cette injonction, cette action (laquelle précisément) à enjoindre? Ici, je fais une digression, mais je ne sais pas où elle va me mener. Tan pis, j’avance.

Je pars de ces mots, « plus jamais ça ». Au lendemain d’une grande guerre (toutes les guerres), des gens disent cela; au lendemain d’une catastrophe maritime ou aérienne (causée par une erreur humaine, ou technique, peu importe), d’autres gens disent cela; au lendemain d’une expérience humaine, singulière, atroce (vécue ainsi par tout animal-homme qui perd son emploi, qui divorce, qui voit son enfant mourir, qui s’est sorti de la drogue, etc), certain animal-homme dit cela. Pourquoi? Mais QUI dit cela? Évidemment, c’est celui qui a subi cette « souffrance »; car il n’y a que l’appréhension de la reproduction de cette souffrance qui fait dire cela à toute personne ou groupes de personnes qui l’a (l’ont) subie, cette souffrance, ou qui s’y est intéressé (par exemple, un politicien). Mais voilà, cela, ce « plus jamais ça » ne cesse de se reproduire. Pourquoi? C’est tout simple (je sais, c’est idiot de dire que c’est tout simple, mais il en va ainsi dans une explication presque naturelle) : celui qui a subi cette souffrance, et qui a dit « plus jamais ça », n’est pas celui qui a produit cette souffrance, et qui n’a jamais dit « plus jamais ça ». Voilà qui fait comprendre que d’autres « Hitler-Mussolini-Staline-Mao-Kadhafi-Hussein », tous faiseurs de guerres, viendront et la reproduiront cette souffrance; que d’autres faiseurs d’erreurs humaines ou techniques viendront et répèteront ces erreurs; que d’autres faiseurs de malheurs intimes viendront et renouvèleront… ces souffrances, et ainsi de suite… Oui, tous ceux-là n’ont que la mémoire des faiseurs de souffrances. Oui, tous ceux-là qui font le mal, on peut l’imaginer ainsi, ont cette mémoire du mal en eux; mais attention, je n’enlève pas de ce constat toute « contingence, tout évènement fortuit et imprévisible », et c’est ce qui ajoute de la force à ce constat. Quelles mesures prendront toutes ces personnes qui disent « plus jamais ça » pour que cela ne se reproduise pas?

Ici le mot mémoire du mal est sans doute mal choisi, pas approprié, pour traduire ma pensée. La mémoire d’un homme, comme la mémoire de tous les hommes, a une trace, elle peut être retracée, mise à jour; et elle comprend tellement de facteurs et d’évènements qu’il n’est pas aisé de les voir correctement (malgré les efforts des psychologues, anthropologues et autres logues), de les analyser, de les peser, de les comprendre, et enfin, de les corriger s’il y a lieu. Ici, mon mot « mémoire » a le dos large; - il y a cette mémoire de ceux qui souffrent, - il y a aussi celle de ceux qui font souffrir. Bref, tout ça pour dire que le « plus jamais ça », qui fait référence au passé, a toutes les chances de se répéter dans le futur. Ce n’est pas très gai de le dire ainsi. Mais comme disait la vieille nonagénaire à Cioran, « on n’y peut rien ».

Une dernière question avant de clore mes pérégrinations dans le monde de « l’esprit » : comment délivrer l’humanité de la manie du mieux? On dit « progrès », on dit « civilisation », on dit « développement », et que ne dit-on pas pour nous complaire dans cette grande illusion que nous allons vers du « mieux-être » pour les animaux-hommes?

L’animal-homme moderne a ce sentiment « d’être tout », mais à l’évidence, je me garde bien d’écrire qu’il n’en est rien. Pourquoi? Parce que j’ai toujours ce sentiment – Cioran me le rappelle - que « bavarder avec un concierge est bien plus profitable que s’entretenir avec un savant dans une langue étrangère ». L’idiome n’est pas le même. L’idiome du savant sacre un mode de pensée différent. Mais pourquoi? Parce que je reviens à l’animal-homme- manuel et que je préfère le bâton vrai à l’esprit menteur de l’animal-homme-esprit qui donne des pensées qui ne peuvent s’adapter à la vie « pour la bonne raison qu’elles n’ont pas été pensées en vue de la vie ». (138) Oui, il est pour moi des êtres qui sont tout, et ils sont si simples, si vrais, j’en connais quelques-uns… mais j’aimerais tant qu’il y en ait davantage de ces hommes et de ces femmes.

Mais où est le chaînon manquant dans toute cette histoire[1] que je raconte?

[1] Le chaînon manquant n'existe pas !
C'est une vue de l'esprit, sans fondement. Pour Pascal Picq nous avons des ancêtres avec les grands singes mais nous ne descendons pas en ligne directe...
"Le chaînon manquant. Cette chimère - un corps de grand singe et une tête d'homme - est une invention destinée à rassurer notre ego, blessé par Darwin qui avait mis en lumière notre parenté avec les singes. Elle a mené à l'une des plus célèbres fraudes de la paléontologie : l'homme de Piltdown, un crâne humain de gros volume associé à une mâchoire de singe, que l'on a fait passer pour notre ancêtre."
(Sciences et Avenir - Décembre 2003) 
"... on ne peut plus ignorer ce que sont les grands singes pour travailler sur le propre de l'homme et pour la reconstitution de nos origines communes. Il n'y a donc plus de chaînon manquant. Il y a des derniers ancêtres communs. Il faut qu'éthologues, philosophes, anthropologues, épistomologues interviennent dans ce débat..."
(Libération.com Sciences - Octobre 2001)

Mais de toute façon, ce chaînon manquant n’est pas là où il est commodément admis, ou prétendu, qu’il soit. Il y a certes eu un moment dans la préhistoire où l’animal-homme est devenu un peu plus « sapiens ».

Mais le « vrai chaînon manquant » que je recherche est ce moment, dans l’histoire, où l’animal-homme est devenu, ou tenté de le devenir, un « esprit », ce moment où l'animal-homme a coupé toute communication entre ses deux oreilles. Ce moment où il a cessé d’exister pour ne plus « qu’être », ce moment où il est devenu un être « pensant trop », au point de lui faire oublier son corps, son côté manuel, son « esprit simple », ou dit autrement, ce moment où il a recherché au-delà de l’esprit normal – l’évolution nous amenait là – quelque chose d’autre pour manipuler l’esprit des autres hommes. Tous n’étaient pas élus pour « l’esprit », certains étaient plus aptes, et il en est toujours ainsi, le croit-on, et certains sont devenus philosophes, penseurs, poètes (dans certains cas), professeurs; en un mot, des « intellectuels ». Or, cette race de monde a le défaut de sa qualité, penseurs ils sont, et penseurs ils ne sont que cela. À d’autres, la vie. Le « chaînon manquant », le vrai celui-là, c’est ce lien qui n’existe pas entre ces deux races de monde; ou plutôt, entre ces deux tendances qui ne savent coexister au sein du même animal-homme. Comment le retrouver, ce lien, ou plutôt, comment l’inventer? Des systèmes socialistes ont tenté de le faire en envoyant leurs élites intellectuelles aux travaux des champs; on sait que l’expérience de « la révolution culturelle » en Chine a échoué quand les dirigeants, eux aussi des intellectuels, ont cru pouvoir diriger l’âme de leur peuple, et le sens de leur vie, et le leur imposer par la force; il n’y a jamais eu de défaite aussi cuisante, et aussi criminelle (des millions de morts, de vrais corps morts) de cette approche, que l'expérience chinoise et aussi celle soviétique. Évidemment, je n’oublie pas l’exemple du Cambodge, ou celui du Vietnam, ou de Cuba, et des autres du même genre.

Comment l’esprit de l’animal-homme travaille-t-il l’esprit de d’autres animal-hommes et arrive-t-il à le modifier? plus prosaïquement, comment crée-t-on une pensée pour tous, une pensée unique? C’est assez simple (je répète souvent cette expression, je le sais) : on crée un environnement qui va le permettre, et on s’assure de sa pérennité. Voilà, aujourd’hui, cet environnement, c’est la mondialisation économique. Un vieux refrain du Marxisme nous enseigne que l’infrastructure économique domine les autres structures (sociale, politique, et enfin, idéologique) qui se font les garants du système économique que tout le monde a reconnu comme le seul performant possible au lendemain de la chute du mur. Et je crois que cette conclusion de Marx est encore plus vraie aujourd’hui que de son temps.

Il faut alors fouiller là-dedans pour comprendre comment il est possible que d’autres animal-hommes continue de penser pour d’autres animal-hommes, et pourquoi ce « chaînon-manquant » au sein du même animal-homme n’apparaît pas. Et pourquoi le manuel et l’esprit ne se rejoignent pas davantage?

Le monde des « esprits scientifiques » (pas tous dans le même sens – certains chercheurs cherchent davantage à asservir l’esprit des autres) est en ébullition et cherche obstinément des réponses à des questions comme celles-là (ici exposées assez rudimentairement dans mon propos), et à bien d’autres questions qui viendront et qui n’ont même pas encore été identifiées.

J’ai une anecdote à propos de ces animal-hommes qui cherchent à asservir d’autres animal-hommes. Il y a quelques années je suis retourné aux études et pris, le temps d’une session, un cours de « marketing ». Je ne suis pas amusé comme cela avait été le cas 25 ans plus tôt, alors étudiant à l’université Laval de Québec. Je dis amusé parce que dans ma tête, à l'époque, on essayait de voir "vrai" dans la relation vente-achat entre les entreprises et les consommateurs. Or, aujourd'hui, le "jeu est truqué, disons faussé". Pourquoi? Tout simplement parce que j’ai compris comme cette fonction de gestion, le « marketing », était maintenant l’affaire d’hommes de sciences, des savants, - des psychologues, des sociologues, des anthropologues, des savants statisticiens également - qui scrutent l’âme de l’animal-homme, ses besoins les plus intenses, les plus enfouis également, pas seulement les meilleurs, mais aussi les plus pervers, afin que, dans la préparation d’un message publicitaire, on puisse présenter aux animaux-hommes-consommateurs, des réponses à leurs plus intimes impulsions-pulsations-désirs de toutes sortes. L’animal-homme-consommateur n’y voit que du feu, et il répond aveuglément, avec un empressement non équivoque (regardons bien les nouvelles du 20 heures le soir, quand il montre des images de "consommateurs en rut", le jour des soldes, qui se propulsent sous les barrières métalliques des portes des magasins qui ne sont pas encore vraiment ouvertes), et inconscients des stratagèmes employés pour leur faire croire que « le » produit annoncé répond à leurs besoin, à ces messages publicitaires, le plus souvent subliminaux. Il n’est pas besoin d’en dire plus; mais je crois bien que j’ai été écoeuré par cette nouvelle science du « marketing » qui étudie l’animal-homme dans ses plus bas retranchements.

Ainsi, quand je regarde attentivement notre planète… je ne me réjouis pas beaucoup plus. On ne s'amuse plus aujourd'hui quand on "voit mieux".

« Des arbres massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L’homme s’étend. L’homme est le cancer de la terre ». (199) (Souligné de Cioran)

« Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne nécessairement contre lui ». (237)

Oui, cette idée n’est pas neuve dans mes textes; mais comment faire autrement? Des milliards d’années d’hérédité nous ont amenés là, - ce « là » du progrès et de la science qui peut tout - et pourtant, je reviens toujours sur cette idée que l’homme ne maitrise pas ce qu’il crée; c’est une pensée affreuse, je sais.

En conclusion de ce paquet de fragments d’idées et de pensées, et en supplément de celles émises par cet « esprit » qui n’a de cesse de questionner et de dire tout haut, et sans fioritures, ce que d’aucuns pensent tout bas, Cioran nous demande, c'est le dernier paragraphe de son livre,...

« Qu’avez-vous, mais qu’avez-vous donc? – Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir… » (244)

Un paragraphe difficile, une sorte de cri de détresse.

Amen !


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Donquichotte 1 partage Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines