Pierre Michon
« Les Onze »
Je n’ai qu’une seule façon de lire Pierre Michon ; je le crois vrai jusqu’au bout, il est vérité, il est réalité, celle plus qu’imaginée, celle créée de toutes pièces et qui s’impose à ma lecture. Je le crois de bout en bout, je suis pris, je suis le pauvre lecteur assidu, celui qui lit lentement, sagement comme je l’ai déjà écrit ; je suis le lecteur de l’indicible histoire qui est pourtant racontée de mains de Michon, de l’imaginaire fécond de Michon. Oui, je me laisse entraîner, je me fonds dans l’histoire, prêt à chercher tous les indices qui me convainquent du bien pensé, du bien réel récit, du bien senti du texte. J’ai lu ce matin « Les Onze », et je suis encore sous, non pas le choc, mais le charme d’un tel récit que par ailleurs, quand j’aurai lu quelques critiques, je saurai vrai ou faux, ou faux et vrai tout à la fois. Les Onze sont connus, - le quatrième de couverture l’annonce – ce sont des chefs de la Terreur, Robespierre et les autres membres du Comité de salut public, ils ont vécu, ils sont l’Histoire ; pourquoi seraient-ils autres que ce que je lirai d’eux dans ce texte de Michon ? Et pourquoi pas ?
C’est drôle ce « O » majuscule pour le chiffre onze. Déjà, avant même de lire, nous savons que Onze hommes, ou femmes, sont les héros ; il reste à les inventer, les croire dans la lecture de Michon, c‘est leur seule façon d’exister – cela aussi, nous le savons, nous connaissons Michon, il ne peut en être autrement ; – oui, autrement, les Onze ne sont rien, ou des fantasmes, sans Michon; cela, nous le savons avant même de commencer la lecture des Onze.
Mais qui sont-ils ? Comme à son habitude, Michon garde le secret jalousement, soucieusement, il préfère en jouir seul – il ne nous reste qu’à être patient, leur existence apparaîtra quand son bon vouloir le décidera – et pourtant il ne cesse de nous tourmenter, nous sommes impatients, et ça, il le sait. Il a mis le temps pour écrire ce livre (commencé en 1993, et terminé il y a peu), ainsi il le dévoile petit à petit, comme il l’a écrit. Je désire et je vois déjà son texte plus avant, je l’anticipe ; mais je ne suis pas craintif, l’effet attendu se produira. Je l’appréhende dès les premières lignes : « Il était de taille médiocre, effacé, mais il retenait l’attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogantes et obliques – torves, on l’a dit ». Mais qui est ce « il » ? On verra bien.
Déjà, c’est aussi une de ses manières, Michon appelle une tierce personne, un témoin secondaire, de l’extérieur, qu’il invoque pour sa prétention à dire et écrire ce qu’il veut ; puis, encore une habitude, quelques pages en amont, il se prend à témoin, « j’ai ce désir, cette idée », il a ce « je » constant dans ses livres ; et j’aime qu’il me rappelle qu’il est l’auteur, qu’il a son idée, une idée qu’il propose, qu’il soumet, qu’il nous oblige à suivre, qui oblige à nous mettre à l’attention, à l’écoute du propos – je le lis toujours à haute voix, c’est une habitude ; je ne perds pas le fil, ainsi - et il en aura d’autres de ces idées ; c’est son style, puis-je dire ? « Car certes pour l’évoquer, lui, rien ne me serait plus doux... ». Voilà, il remet ça constamment, les « je » et les « me- moi », et nous le suivons pas-à-pas, il nous amène, non par force mais par conviction, nous entrons dans son imaginaire avec une telle joie – je parle des lecteurs assidus de Michon, peut-être – une frénésie de lecture qui ne s’encombre d’aucun bémol, d’aucune règle externe, d’aucun préjugé ; que de la joie, qu’une émotion exaltante ressentie à l’orée de l’histoire inventée qui arrive, qui va surgir, du secret gardé jusque là, comme du néant.
Monsieur le lecteur ?
Puis, il a cette formule « Vous imaginez cela, Monsieur, au temps de la douceur de vivre », et là, je me dis, où est-ce que cela va nous mener, lui le disant, l’écrivant, « Monsieur », et moi, le lisant, ce « Monsieur » ? Qui suis-je ? Ou, qui est ce « Monsieur », que je retrouverai, interpellé, oui, interjecté, - convenablement et poliment tout de même - tout au long de cette histoire, parfois avec des intentions de Michon, de me prendre à témoin, comme ces formules usuelles chez d’autres écrivains, « ne dit-on pas ? » ou ce « à ce qu’on dit ! » ; je suis alors lié à Michon, je suis le « Monsieur » à qui il s’adresse, j’ai été choisi pour entendre cette histoire, quand j'ai choisi d'acheter ce livre. « Puisque vous m’en priez, Monsieur... », ajoute-t-il encore. Michon joue alors, et ainsi, mon rôle. Plus loin, il écrira « Et notez avec soin, Monsieur », ou encore « et vous, Monsieur, à qui on ne la fait pas », et un peu plus avant, « Je veux enfin vous redire ici, Monsieur, la cause de... »
Et là, tout de suite après, il y a cette interpellation qui me suffoque, - Michon feint, ou feint-il ? de ne pas avoir confiance dans ma lecture du propos qu’il tient – il m’admoneste : « Mais je vous connais, Monsieur, vous et vos semblables : vous allez tout de suite dans vos lectures à ce qui brille et dont on est avide, les jupes de maman-putain (le souligné est de Michon) , le plumet, les louis d’or ; ou à ce qui est parfaitement mat et noir, la guillotine, Shakespeare ; mais les arguties politiques vous fatiguent, vous sautez tout cela. La grisaille théorique et historique, la lutte des classes et le panier de crabes, vous vous dites que tout cela vous le lirez demain. Et je sais bien que vous n’avez pas besoin de l’entendre, mais j’ai besoin, moi, de vous le dire ».
Aparté
Alors là, je me permets un « aparté », et je ne suis pas certain de sa pertinence. J’ai en tête ce texte, ou plutôt, ce livre « Les Bienveillantes », un texte que seuls, pour moi, des voyeurs ont apprécié. Pourquoi le dis-je ainsi ? C’est que je me fie à mon expérience de lecture de ce livre qui, il faut le dire, s’est arrêtée aux environ des 400 pages. Le livre compte 800 pages. Victime des critiques élogieuses, je m’y suis mis. Les 75 premières pages ont été une épreuve difficile tant la lecture me déplaisait, tant l’écriture était absconde, non parce qu’elle était difficile à suivre, mais parce qu’elle ne disait rien qui vaille la peine que je la lise – un ensemble de détails, de faits, de chiffres, qui ne nous donnaient aucune indication qui ait du sens pour la suite de la lecture ; bref, un incipit « parfaitement insipide ». Mais je persistais, les critiques louaient ce livre, et je me demandais pourquoi je continuais ma lecture; et me voilà rendu aux environs des pages 200 à 250. Là, je suis au cœur du sujet ; l’être immonde, disons plutôt ce personnage abject, cet officier SS, se découvre, se montre, et il le fait peu à peu. Ce qui m’attire d’une page à l’autre, et qui fait que je poursuis cette lecture, c’est que je demande, - non, je ne me demande pas, je veux savoir – au texte de nous faire découvrir d’autres horreurs, d’autres situations et événements qui me révulsent, qui me répugnent, ou, disons-le plus simplement, qui m'attristent ; voilà, c’est le « qui brille et dont on est avide dans nos lectures » de Michon. Bref, je n’ai vu aucune « œuvre littéraire » dans ce texte. Je ne comprends surtout pas que l’on dise que « Les Bienveillantes est un des premiers grands livres du XXI ième siècle ».
Michel Volle a été plus critique.
Pour d’autres encore, Littel n'est "qu'un piètre imitateur de Sade et de Genet".
Ha ! Que me dites-vous (Molière) quelle histoire ! Et tout cela me plaît. Je continue, je reprends...
Le travail du peintre
Giambattista Tiepolo de Venise ?
Que fait-il là dans ce récit, sinon nous rappeler « le temps de la douceur de vivre », quand il a peint ce plafond, à Würzburg - il y a employé trois ans de sa vie – et qui donne à Michon l’occasion de nous rappeler le travail « magique » de ce peintre des grandes fresques ?
Je fais ici ce choix de montrer in extenso ce passage – comme il en existe tant d’autres chez Michon, et de cette qualité – où il montre le travail du peintre, un passage que je trouve exceptionnel : « Le magicien en corvée de grande magie, osons-nous le mettre devant les yeux de notre esprit ? La joie, la facilité, l’adéquation du corps à lui-même, de l’esprit à l’esprit ? Tiepolo peignant a fresco, quand c’est le moment, dans le petit moment où le plâtre prend, sans repentir, tout droit et sans retouche, sans humeur mais des pieds à la tête à lui-même adéquat, exultant dans le petit moment irréversible, debout au fin sommet d’un échafaudage qui bouge et même peut-être couché sur le dos sur les planches mal rabotées de ce qu’on appelle un échafaudage volant, une nacelle légère suspendue à des cordes, la petite nacelle de maestro, agitée, houleuse, sûre, le nez contre le plafond, des crampes dans le bras, avec le bleu qui goutte et lui coule sur la bouche et il a sans cesse le même geste latéral de la tête pour chasser ce bleu qui tombe goutte à goutte du menton sur le col, vous pouvez voir cela » ?
Oui, Tiepolo, là-haut, « riait en jurant que Dieu est un chien, Dio cane, comme jurent les Vénitiens, ce qui en l’occurrence était une façon de dire, évidemment ; car peut-on demander de plus à Dieu que cela, des contrats et des devis célestes entre peintres de très haute stature et princes nains... ? mais les peintres dans les formes rendant hommage aux autres, les Monseigneurs, avec de la révérence : les princes n’ont pas besoin d’être grands, ils n’exercent pas, ils jouissent. Dio cane. Vous imaginez cela, Monsieur ?
Oui, je l’imagine, moi qui ai travaillé beaucoup le plâtre, le mortier, le béton, la peinture, le tadelac, le stuc... Mais jamais je n’aurais pu décrire si bien, « ce petit moment où le plâtre prend, sans repentir... »
Le père du peintre, un Limousin pas comme les autres
Il faut bien que j’en vienne au sujet et à ce peintre, François-Élie Corentin, le peintre des Onze. Il était né à Combleux en 1730. Son père était un marchand de vin parfaitement florissant. Il était, en ce temps horrible de la douceur de vivre, un Limousin, mais un Limousin pas comme les autres, pas comme ceux-là que Michon décrit en « nègres d’Amérique dix mois sur douze », le travail de la terre et de la boue les y obligeant, car Dieu est un chien. Ce Corentin, le père, sut tirer son épingle du jeu. On dit de lui qu’il avait réussi en affaires par ses seuls mérites et son travail. Cela n’empêchait pas un peu de scélératesse, dit Michon, « c’est-à-dire, une poigne de fer exercée contre et serrée sur ses propres compatriotes, les Limousins de malheur... car Dieu est un chien et, quand on est infime, on ne grandit qu’en marchant sur plus infime ».
Cet homme rencontra Suzanne qui s’éprit « frileusement mais toute entière de l’anacréon limousin » ; plus tard naquit François-Élie Corentin, ce peintre, « le Tiepolo de la Terreur, à qui il arriva de peindre Les Onze ».
On dit, que pour se convaincre qu’il pouvait épouser cette femme, François Corentin, avec son esprit byzantin de Limousin déguisé, cru qu’il devait prendre le métier d’homme reconnu à l’époque comme supérieur, celui d’homme de lettre.
L’écrivain ?
Ici, Michon nous décrit l’écrivain d’une telle façon que je m’oblige à transcrire – encore une fois, mon père - ce texte in extenso : oui, Corentin, le père, le pensa et il se convainquit que « l’écrivain servait à quelque chose, qu’il n’était pas ce que jusque-là on avait cru ; qu’il n’était pas cette exquise superfluité à l’usage des Grands, cette frivolité sonnante, galante, épique, à sortir de la manche d’un roi et à produire devant des jeunes filles plus ou moins vêtues dans Saint-Cyr ou dans le Parc-aux-Cerfs ; pas un castrat ni un jongleur ; pas un bel objet plein d’éclat enchâssé dans la couronne des princes ; pas une maquerelle, pas un chambellan du verbe, pas un commis aux jouissances ; rien de tout cela mais un esprit – un fort conglomérat de sensibilité et de raison (c’est mon souligné) - à jeter dans la pâte humaine universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme, une puissance d’accroissement de l’homme comme les cornues le sont de l’or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ».
L’artiste ?
Plus loin, Michon cite le peintre François-Élie Corentin, alors tout jeune, qui, devant un groupe de travailleurs de la terre, fit le commentaire suivant : « Ceux-là ne font rien : ils travaillent » (le souligné est de Michon) . Et cela est prétexte pour Michon à lui répondre et à écrire à propos de l’artiste, et m'interpellant toujours : « Vous souriez, monsieur ? Vous n’y croyez pas ? Oui, c’est trop beau pour être vrai : l’artiste, n’est-ce pas, le créateur – celui qui veut croire de toutes ses forces, et qui arrive à croire, que l’acte par lequel on a prise sur le monde, l’acte digne de ce nom, a pour fondement et principe l’intellection pure, la magie en somme, la volonté magique d’un seul, et n’est machinique que par surcroît, magiquement machinique si l’on peut dire, ainsi qu’il arrive dans l’acte d’Eros ». Ainsi, pour Corentin, jeune, ces êtres, qui n’existaient pas, étaient ainsi parce qu’ils « étaient à un tel point des êtres contingents que c’était comme s’ils n’existaient pas : comme n’existent plus les muscles, leurs efforts, leur tension, leur torsion, leurs acrobaties et leur géhenne dans la grande magie de l’acte d’Éros ».
Oui, François-Élie Corentin, le peintre des Onze, fut, avec une grande simplicité, ce monstre, qui croyait que les gens qui travaillent la terre ne font rien. « On ne saurait croire plus passionnément que l’on est unique... on ne saurait être davantage artiste... on ne saurait mieux illustrer aussi que l’homme individuel est un monstre, comme disaient dans leurs différentes façons Sade et Robespierre ».
Mais quel est cet homme qui travaille et qui ne fait rien ? Cet homme que regardait François-Élie Corentin ? Dans le contexte de cette histoire, c’est le Limousin, ce type d’homme de la terre et de la boue, celui qu’avait été son père et son grand père et qu’il semblait oublier ; voici la description de Michon...
Le Limousin ?
« Mettez-vous bien dans le cœur l’espérance que recèle une vie qui consiste à ramasser de la boue dans une hotte, à vider cette hotte dans la charrette et à recommencer jour après jour jusqu’au soir une œuvre du même tonneau, avec pour aubaine à venir du pain noir, du pain de plomb, et par là-dessus un sommeil de plomb pour le faire passer ; et le dimanche, la cuite de plomb ».
Et si cet homme, à l’occasion, du fond de son trou de terre et de boue, regarde une dame, une dame penchée au-dessus du trou, et qui le regarde, disons une belle dame privée d’homme depuis longtemps, et qui passe par là,... ceci se passe : « la belle dame privée d’homme depuis longtemps vous regarde avec, dans le regard, l’aveu qu’elle a dans ses jupes l’émotion que vous avez dans vos braies. Mais soudain elle regarde ailleurs et ne vous regardera plus, parce que la loi est de fer et que le Père universel veille, et parce que Dieu est un chien. Et si Dieu est un chien, vous avez peut-être licence d’être vous-même un chien à son image, de grimper sur le talus, de jeter à terre, de trousser et forcer, et de saillir sans façon à la mode des chiens ».
Lisant cela, vous y êtes ? dit Michon. Il m’admoneste à nouveau : « Vous sentez bien le trop de désir et le si peu de justice ? Vous portez à même la peau le double masque de l’amour ? Vous êtes Sade et Jean-Jacques Rousseau ? C’est bien, nous pouvons revenir au tableau... Les Onze ».
Les Onze, le tableau !
Qui sont ces « Onze » ? Ce sont des hommes qui aiment la gloire, l’idée de la gloire, plus que tout. Ce sont Robespierre et quelques associés-copains de la Terreur, les onze membres du Comité de salut public.
La commande du tableau était simple : « Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre ? C’est une assemblée de héros que nous te demandons. Peins-les comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes, si le cœur t’en dit. Peins Le Grand Comité de l’An II. Le Comité de salut public ».
Une commande « politique », donc, écrit Michon.
Alors, écrit Michon, « soyons bas, un instant, parlons politique : cette période qui est comme le comble de l’histoire, et que par conséquent on appelle très justement la Terreur, une fin d’hiver, un printemps et le début d’un été... est faite de nœuds serrés qu’on ne peut démêler, d’emballements brefs, de volte-face et d’affolements... Les frères, les tueurs associés de Capet le Père, les orphelins, qui ne trouvaient plus le sommeil depuis la mort du père, s’entre-tuaient par la force accrue de la vitesse acquise, machinalement et comme machiniquement – et c’est pourquoi la grande machine à couteau sise place de la Révolution, la guillotine, est le si juste emblème de ce temps, dans nos rêves comme dans le vrai. Les Royalistes tombés, les Feuillants tombés, les Girondins tombés, il n’y avait plus au sein de la Montagne triomphante de réelles opinions (Michon souligne) divergentes : comme le dit si hautement Michelet, les frères, les tueurs, qui cherchaient encore à se distinguer les uns des autres puisque la distinction est dans la nature de l’homme, les frères ne trouvaient plus à mettre entre eux que le distinguo de la mort ».
Michelet, dit-on, a cru s’évanouir quand il vit le tableau des Onze. « Michelet déteste ce tableau autant qu’il l’admire, parce que c’est une cène truquée, et non pas truquée par l ‘absence du Christ, dont il se souciait peu et même qui l’enchantait – non, truquée parce que l’âme collective qu’on y voit, ce n’est pas le Peuple, l’âme ineffable de 1789, c’est le retour du tyran global qui se donne pour le peuple. Pas onze apôtres, onze papes ».