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[Carte blanche] "Pourquoi toujours la poésie", par Georges Guillain

Par Florence Trocmé

Pourquoi toujours la poésie  
Sur un article du journal Le Monde (samedi 3 mars 2012) 

Sans doute qu’il existe quelque chose en nous et aussi dans le monde qui attend d’être dit. Attend avec plus ou moins de nécessité. D’impatience. D’exigence. Selon les circonstances, les sensibilités. Et la façon dont nous nous tenons plus ou moins à distance du sentiment merveilleux et terrible aussi de notre vie. Ce qui cherche à se dire n’a toutefois rien d’une vérité. D’une connaissance arrêtée. D’une proposition assurée qui ne tromperait pas. Ce qui cherche à se dire est indéfinissable. Impossible à fixer. Un mouvement plutôt qu’un chiffre. Une vibration. Un rythme. Ce qui cherche à se dire ne relève pas de l’idée mais de la force. De l’élan. Les mêmes qui sont à l’origine du poème quand les premiers mots avancés, les premiers enchaînements de rythmes et de sonorités, les toutes premières associations d’images et de souvenirs vous aspirent dans le grand tourbillon proche des formes auxquelles votre expérience propre vous a rendu plus particulièrement sensible. Peut-être qu’après, le malheur, c’est de s’en remettre aux mots seuls quand peut-être ne comptaient que le tempo, l’énergie, le timbre, dont ils n’étaient que le support. Au mieux, de lumineux conducteurs. 
 
Et c’est cela peut-être qu’on oublie dans beaucoup trop de ces formes qui fleurissent aujourd’hui sur la scène dite poétique. Là où la recherche d’une connivence immédiate et facile avec le public amène le dire à s’arrêter sur le langage apprêté des sentiments convenus, des dénonciations de circonstances. Là où l’appel du dire se perd dans le préjugé d’époque, l’imposture collective, les représentations dominantes de groupe. Si le poème s’engage il ne peut le faire vraiment qu’en se dégageant de l’idée. Se libérant de l’idéologie. En s’affirmant comme langage de résistance face à toutes ces formes de domination, d’aliénation par la parole dans lesquelles du matin jusqu’au soir et sans doute jusque dans nos rêves aujourd’hui, baigne notre cerveau de moins en moins disponible. Il s’agit de produire une parole qui ne soit plus de persuasion – ce qu’elle est désormais partout –  mais comment dire, de déconcertante évidence. Découvrant l’illuminante étrangeté de notre être là, vibrant, vivant, dans l’énigme irréductible des choses. Parmi tout ce qui renverse.  
 
Alors la poésie d’aujourd’hui est-elle élitiste et ennuyeuse? On s’accordera pour commencer sur le fait qu’on ne peut parler comme ça de la poésie, comme si elle n’était pas devenue particulièrement diverse, et dans chacune de ses modalités, qu’elles soient traditionnelle, avant-gardiste, performée, slamée, que sais-je, inégale en qualité : talentueuse chez l’un, exécrable chez l’autre. Si je connais de jeunes slameurs que j’ai plaisir à entendre, pour leur inventivité, leur présence et leur engagement physiques comme le jeune Thomas Suel, ou encore Julien Delmaire, par exemple, dans le Nord, j’en ai malheureusement subi un certain nombre qui m’atterrent. Et dont je me demande bien de quelle modernité ils peuvent se réclamer si ce n’est celle d’une langue c’est vrai branchée, comme on dit, sur le monde d’aujourd’hui, sur le fait de savoir à peu près se servir d’un micro et d’être à peu près dépourvus de complexes. Parler comme le fait l’article du Monde de « point extrême du renouveau » à propos du slam me laisse un peu songeur moi qui me sens la plupart du temps ramené avec lui à la belle époque du Chat noir et de Jehan Rictus. Si cette poésie marche, j’ai bien peur pour elle que ce soit en grande partie due à cette connivence dont je parlais, encouragée d’ailleurs par cette règle particulière de la participation du public auquel on reconnaît le droit d’intervenir, de se manifester bruyamment pendant la performance1.  
 
Si les poètes que j’appelle auto-ironiquement « assis2 » par rapport à ces poètes « debout » qui font des performances, paraissent élitistes et ennuyeux c’est qu’on pose peut-être encore une fois assez mal le problème. Certes il est plus difficile sans doute de subir une heure d’un mauvais poète assis qu’une heure d’un médiocre poète debout. Le poète debout aura quand même au minimum travaillé sa rythmique et son élocution. Mais pour le fond, quand il s’agit d’un véritable poète, d’un auteur profond, d’une personnalité véritablement riche, pourquoi nous paraîtrait-elle ennuyeuse ? Si ce n’est que pour ne pas s’ennuyer il faut un peu connaître. Disposer avec l’autre d’un ensemble commun. D’un minimum de culture, d’ouverture sensible. Ce qui pose non la question de l’élitisme, mais de la formation. Il y a bien longtemps que des voix s’élèvent pour dénoncer la médiocrité de l’enseignement de la poésie en France. Pour remarquer qu’à l’université, la part accordée aux poètes de la seconde moitié du XXème est très faible quand elle n’est pas inexistante. Pour constater que la grande majorité des étudiants de lettres qui deviennent professeurs et connaissent des centaines de noms de chanteurs, d’acteurs, ont vu des centaines d’épisodes de séries américaines, hésitent entre des milliers et des milliers de marques…, ne sauraient citer plus d’un ou deux poètes vivants majeurs. Qu’ils soient français ou étrangers3.  
 
Lire de la poésie, en écouter sont des actes culturels qui supposent une éducation. Toute une série d’habitudes. D’aptitudes. Et si l’on veut en élargir la pratique, il y faut de la part de la société de véritables formes d’encouragement et d’accueil. Qu’on peut désespérer de voir advenir jamais dans un espace où l’impératif économique dicte sa loi de plus en plus sauvage.  
Plutôt que de reprocher leur élitisme à ceux qui continuent à se vouloir poètes quand tout les pousse à tenter plutôt autre chose, de plus visible socialement, de plus rentable économiquement, ne devrions-nous pas plutôt les remercier de continuer à entretenir l’existence, la possibilité, d’un rapport au langage qui rompe avec cette « prolétarisation des esprits4 » à l’œuvre dans l’usage contemporain de la langue ? Les encourager à œuvrer dans les profondeurs de cette langue pour qu’elle cesse de n’être, par la pauvreté de ses propositions formelles, qu’un agent de fermeture de l’intelligence et de l’imagination ?   En attendant le jour où, la majorité des hommes fatiguée de s’être laissée enfermer dans « la séduction des structures closes », d’inutile qu’on la croit aujourd’hui devenue, la poésie, cet art à chaque fois singulier du langage, réapparaîtra, c’est certain, nécessaire! 
 
[Georges Guillain] 
5/03/2012  
 

Notes 
1. Ce qu’on entend aujourd’hui par le mot « slam » est de plus en plus éloigné de ce qu’il signifiait dans l’esprit de son créateur, Mark Smith (Chicago) qui visait à faire participer le public aux « scènes » et relevait d’une sorte d’idéal démocratique sensé effacer la fracture entre poètes « professionnels » et simples amateurs en donnant potentiellement la parole à tous.  Le slam, succès oblige, s’est de plus en plus, « professionnalisé ». 
2. Parce que ne disant pas leurs textes par cœur ils ont besoin d’une table pour y poser leurs livres. Et surtout parce qu’ils ne cherchent à faire passer leur texte que par la voix sans mettre le reste de leur corps en scène. 
3. Comment leur en vouloir alors d’entretenir auprès de leurs élèves des images de la poésie souvent obsolètes et de ne pas savoir faire entrer clairement dans leurs classes les interrogations et les réponses contemporaines ?  
4. Bernard Stiegler. 


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