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La chasse imaginée

Publié le 07 avril 2012 par Albrecht

Walter Crane est surtout connu comme illustrateur de livres pour enfants.  Mais en tant que membre du mouvement des Arts & Crafts, il toucha à de nombreux domaines artistiques : peinture, céramique, papier peint, tapisserie…

Le portrait qu’il fit en 1872 de sa jeune femme Mary reflète parfaitement l’éclectisme de l’artiste, et de l’époque…

La chasse imaginée

At Home: A Portrait

Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries

Walter_Crane_At_Home Portait Mary

At home

Le chat statique près de l’âtre qui rougeoie, les tapis et la tenture historiée, la cheminée avec ses carreaux de porcelaine, la jeune femme qui lit avec son châle et ses pantoufles, tout respire le charme cosy, légèrement teinté d’ennui, d’une demeure britannique.

Et pourtant, c’est à Rome que ce portrait a été peint, lors du très long voyage de noces qu’y firent Mary et Walter. « At home » devrait donc plutôt s’intituler « A casa nostra ».

Le coin italien

Sur le pot en faïence bleue et blanche, on lit une inscription qu’aucune substance médicinale ne justifie : « MARIA » est bien sûr la forme latinisée de Mary. Le pot  contient une branche de laurier. A gauche, une lampe à huile florentine. Les objets de la cheminée sont, pour ceux qui savent, un clin d’oeil au lieu de la scène.

La tapisserie

Derrière la jeune Miss Crane, une tapisserie de style médiéval occupe la moitié du tableau : on y voit, de bas en haut, un page tenant en laisse des lévriers blanc et noirs ; une  écuyère portant sur sa main un faucon et sur son front un croissant de lune. Dans le sous-bois une biche saute par dessus un ruisseau, pourchassée par un chasseur à cheval.

Toutes ces présences tissées s’organisent autour du livre que tient la jeune femme, comme des apparitions autour d’une lampe.

Une décoration de fantaisie

Dans ses mémoires, Walter Crane explique les circonstances de cette composition.  Lors de leur séjour à Rome, les Crane s’étaient lié avec un autre couple, les Sotheby :

« Mme Sotheby se passionnait pour tous les arts italiens, et  fut une des premières, après Mme Morris et Lady Burne-Jones, à faire revivre les travaux d’aiguille dans l’art décoratif. Elle travaillait avec des fils de coton romain colorés, sur une toile de lin. Mon épouse et les demoiselles Barclay, les soeurs du peintre, travaillaient à cette époque sur différents ouvrages, dont je fournissais les cartons. Mr Sotheby recherchait de courtes inscriptions latines pour  mettre sur des banderoles dans ces peintures à l’aiguille : un peu dans l’esprit des tapisseries médiévales qu’ils appréciaient beaucoup, et qu’ils avaient achetées pour décorer leur appartement.

Je peignis ma femme dans notre salon avec, en arrière-plan, des décorations de fantaisie dans ce style. Et les Sotheby furent si intéressés par cette manière de traiter un portrait qu’ils m’en commandèrent un de Mme Sotheby, dans le même esprit : je la dessinai de profil en robe blanche de mousseline indienne, avec dans ses mains un vase de verre vénitien portant des jonquilles, et en arrière-plan une vieille soirie italienne sous une banderole portant le vers <de Dante>   » Nel tempo dolci che fiorisce i colli. » (en ce doux temps où les collines fleurissent). »

An artist’s reminiscences, The Macmillan Company, New York 1907, p 132

La tapisserie représentée ici n’a donc jamais existé, mais elle s’inspire des ouvrages de style médiéval que réalisait à cette époque le jeune couple : dessin Walter, broderie  Mary, texte Mr Sotheby.


Le cartouche

Il est temps de nous intéresser au texte qui figure, non pas dans une banderole, mais dans le cartouche en bas de la tapisserie. Il est tiré du Livre 3 des Géorgiques de Virgile :

VOCAT INGEN
TI CLAMORE
CITHAERON TAY
GETIQUE CANEM

« Cependant suivons les Dryades dans leurs forêts, et cherchons des sentiers inconnus aux Muses latines. C’est par ton ordre, ô Mécène, que j’entreprends cette oeuvre difficile. Sans toi, mon esprit ne forme aucun projet élevé. Eh bien ! triomphe de ma longue paresse, allons ! Le Cithéron nous appelle à grands cris ; j’entends aboyer les chiens du Taygète, hennir les chevaux d’Épidaure, et l’écho des bois nous renvoie, en les redoublant, ces bruyantes clameurs. »

Nous comprenons alors que la branche de laurier dans le vase évoque la couronne du Poète et place le salon des Crane sous l’égide des Muses Latines.

La chasse imaginée

Le livre que lit Mary est donc les Géorgiques, et  Walter joue à l’imagier médiéval pour les illustrer : les lévriers sont les chiens du Taygete, la biche saute par dessus le Cytheron, les chevaux sont ceux d’Epidaure.

La tapisserie n’est pas seulement un souvenir du voyage à Rome : c’est surtout un objet fusionnel, le symbole de la collaboration du couple à cette époque, où se mêlent intimement le savoir-faire de l’illustrateur et la rêverie de la lectrice. Ce vers de Virgile a été choisi parce qu’il est un appel à l’imagination : une exhortation  pour l’un à dessiner, pour l’autre à entendre la clameur du torrent et les aboiements des chiens. La tenture nous donne à voir l’imaginaire conjugal.

Walter_Crane_At_Home_Portrait Mary Tapisserie
Et la puissance combinée de la peinture et de la poésie conspirent à projeter la scène peinte dans la scène rêvée, le salon dans la tapisserie :  la branche d’olivier s’y retrouve sous forme d’arbre, la lectrice se transforme en Diane chasseresse et le livre en faucon sur son poing. Quant au chat  assis à ses pieds, c’est en chien  courant qu’il se métamorphose.

La chasse imaginéeWalter_Crane_At_Home_Portrait-Mary Chat

Les époux Crane ne sont pas les seuls rêveurs de la pièce : avec un humour certain, Walter campe un autre chasseur sur son tapis, entouré de proies imaginaires : oiseaux ou poissons faits non pas de fils colorés, mais de porcelaines bleus et blanches…


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