Quand on aime, comme Michèle Barrière, l'histoire, la gastronomie et la Normandie ... on écrit un roman qui associe tous ces ingrédients et on le livre à déguster à son lectorat en lui promettant qu'il n'a encore qu'un amuse-bouche sur le plateau. En effet, le Sang de l'hermine est le premier opus d'une saga qui nous fera traverser un XVI° siècle haut en couleurs.
D'un chapitre à l'autre, nous sommes à Rome, au Mesnil-Jourdain, non loin de Louviers, à Mantoue, à Amboise, puis à Bourges ... et ce n'est pas fini. Les personnages principaux sont aussi différents que les décors. Qu'y a-t-il de commun, coté masculin, entre un roi fougueux rêvant de conquérir l'Europe, un maitre d'hôtel désireux d'étudier l'art culinaire, un grabataire criant vengeance et un vieux grincheux fuyant ses ennemis ? Sont-ils animés de bons ou de mauvais sentiments ?
Chez les femmes, et du coté italien, on rencontrera une vieille nourrice, cuisinière hors pair, une intrigante, une élégante au sourire énigmatique et une jeunette pleine de fougue. La femme française est passive ou elle est montrée sous des traits hystériques, presque garçon manqué. Le lecteur en tout cas découvre des inconnus ou des facettes insoupçonnées de personnages qu'il pensait connaitre.
François 1er est encore très jeune mais on sent combien son ambition est déjà affirmée. Il vient de remporter la célèbre bataille de Marignan, dont tout le monde connait la date (même le personnage de Patrick Bruel dans le Prénom). Il souhaite maintenant s'entourer des meilleurs et il veut à sa cour, comme d'autres exhiberaient des paons, cet homme de génie qu'il a vu lors de son séjour en Italie. De père notaire et de mère paysanne, Léonard de Vinci, car c'est de lui qu'il s'agit, est ce qu'on appelle un bâtard, et n'a donc pas accédé à l'université. C'est un homme sans lettres, totalement autodidacte, mais surdoué, il est certes très talentueux mais rebelle. Son sale caractère et sa manie de tout entreprendre sans rien achever lui vaut de collectionner les ennemis, et de fâcher ses protecteurs.
Quentin est maitre d'hôtel à la cour. Sa fonction ne consiste pas à placer les convives dans les banquets, ni à faire respecter le protocole mais à organiser les réceptions de sa majesté, en contrôlant la cuisine, le service des plats et les distractions destinées à impressionner les hôtes. Sa mission est claire : montrer que le roi de France est le plus grand du monde. Ceux qui pensent que l'évènementiel est pas une invention récente en seront pour leurs frais.
Pour l'heure Quentin est en quelque sorte en RTT, ce qui lui permet de pêcher la truite à main nue dans les eaux fraiches d'une petite vallée normande qu'on croirait anglaise. Ce n'est pas dans ses attributions, mais il est l'ami d'enfance de François 1er qui lui fait toute confiance. Ce sera donc à lui d'aller chercher le grand homme en Italie.
Cette mission ne sera pas purement touristique. Le voyage sera très mouvementé, avec moult rebondissements, aux sens propre comme au figuré. On découvrira un Léonard irasible, plutôt rocambolesque, aux multiples ressources, et qui ferait presque penser à Merlin l'enchanteur. Il buvait peu de vin. Son aversion pour la viande est rigoureusement exacte : je ne supporte pas que mon corps soit une sépulture pour d'autres animaux, une auberge de morts ... (page115). Cela ne lui rendait pas la vie facile. Il était mieux admis à l'époque d'être homosexuel que végétarien.
Le XVI° siècle est une période très riche sur le plan scientifique commua niveau culturel, ce qui se sent dans le livre de Michèle Barrière qui, tout en demeurant respectueuse des faits les chronique en les épiçant à souhait. On ne peut pas dire qu'elle déboulonne les mythes mais elle révèle habilement les faiblesses des uns et des autres. S'agissant de Léonard de Vinci on comprend que la plupart de ses machines étaient des prototypes inutilisables en l'état et que ses talents d'ingénieur auraient probablement mieux éclaté au XX°siècle. Par contre il était au-dessus de tout le monde quand il s'agissait d'organiser une fête, ce que j'ignorais.
L'auteure nous fait partager sa passion pour la cuisine. L'Italie avait une très grande longueur d'avance sur les autres pays. On commençait à y cuisiner les légumes. A Mantoue en particulier on avait la spécialité des recettes sucré-salé et on maitrisait l'art des épices. Le désir de nouveauté et la passion de Quentin pour les arts de la table est tout à fait crédible. Il retiendra qu'un banquet doit être céleste pour que les convives aient l'impression de festoyer avec les anges (page 228). Et que le sens du détail est essentiel.
Il faut savoir qu'à ce moment là on partage encore l'écuelle avec son voisin, comme au Moyen-Age. Nous mangeons la viande, prédécoupée, posée sur d'épaisses tranches de pain appelées tranchoirs (qui se trouvent en fin de repas imbibées de sauce et alors données aux pauvres, au moins rien ne se perd) tandis que les italiens emploient déjà des assiettes individuelles. On vit une période clé pour l'histoire culinaire avec l'arrivée de la fourchette, cette petite fourche qui mettra du temps à se faire adopter. C'est tellement plus agréable de manger avec les doigts !
Dans le livre on salive à l'énonciation des plats d'anguille, de calamars à la sauce bigarade, d'un risotto à la sicilienne et on sourit d'apprendre que Quentin va attirer Léonard à Amboise en lui promettant des carottes, des poireaux et surtout des artichauts et des asperges. Qui croirait que c'est grâce à ses primeurs que le Louvre peut aujourd'hui exhiber la Joconde ?
On s'étonne de tout ce qu'il est possible de faire avec des pommes ... jusqu'aux épluchures pour garnir des brûle-parfums en espérant se protéger des épidémies (page 101). On apprend des noms de variétés anciennes comme les pommes calville, rambour, fenouillet, louvière, girard, fraisquin qui vont s'ajouter à l'api. On comprend que l'orange du Portugal, le raisin d'Espagne et la figue de Malte sont des fruits exotiques et rares. On découvre la laine mohair. On mobilise tous ses sens. Les plats embaument tandis que le traitement de la laine empeste l'urine.
On attend en salivant les prochains tomes qui devraient nous embarquer au royaume d'Angleterre, près du fringuant Henri VIII avant de revenir en bordure de Loire pour une autre forme d'orgie puisque le personnage de rabelais est déjà annoncé.
D'ici là on pourra s'exercer avec les recettes qui sont à la fin du livre.
Le sang de l'hermine, de Michèle Barrière, éditions Jean-Claude Lattès, novembre 2011