Magazine Beaux Arts

Ni du vieux, ni du neuf, mais le strict nécessaire

Publié le 12 juin 2012 par Marc Lenot
Ni du vieux, ni du neuf, mais le strict nécessaire

Vladimir Tatline, Petrograd 1923

Ni du vieux, ni du neuf, mais le strict nécessaire

Vladimir Tatline, vue d'exposition, Musée Tinguely

De Vladimir Tatline, trop souvent, on ne se souvient que du magnifique Monument à la 3ème Internationale, utopie léniniste jamais construite mais qui hante les imaginations depuis près d'un siècle. J'en avais vu une maquette il y a peu à Berlin, et en voici, au Musée Tinguely à Bâle (jusqu'au 14 octobre), deux plus grandes, celle de Pompidou (brune) et surtout celle venue de Moscou (grise, au fond) , dont les éléments tournent sur eux-mêmes comme le voulait Tatline, mais pas à la même vitesse : lui avait prévu une révolution (beau mot dans ce contexte) d'un an pour le

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Vladimir Tatline, vue d'exposition, Musée Tinguely

cylindre du Parlement du Komintern, d'un mois pour le cube des bureaux du Secrétariat, d'un jour pour le cylindre du Bureau de propagande, et d'une heure pour la coupole de radiodiffusion. La beauté de la plus grande maquette, celle de la galerie Tetriakov, tient, je crois, à la sensation de voir comme un léger voile de dentelle habiller la structure géométrique. Le catalogue raconte en détail la conception du projet et la construction des maquettes dans les années 1960 & 1970 (dont celle, sous l'impulsion de Pontus Hulten, réalisée par Ulf Linde, qui reconstruisit aussi Le Grand Verre et bien des ready-mades, coïncidence pas si fortuite). Beaucoup de dessins, de petites maquettes, de photographies complètent ce volet; mais quelle est l'oeuvre originale face à cette profusion ?

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Vladimir Tatline, Letatlin (maquette) et longeron (1929-32)

L'autre projet de génie (dans les deux sens du terme) de Tatline montré ici, tout aussi visionnaire et utopique, est son oiseau volant, Letatlin ("letat" voulant dire voler en russe), qui jamais ne vola, la seule force humaine étant incapable de le propulser. Deux maquettes récentes montrent la beauté pure de ses lignes, et, sous la petite maquette, est accroché un longeron original en bois, sculpture épurée splendide. Dix-sept ans plus tôt,  Duchamp, Léger et Brancusi étaient tombés en arrêt devant une hélice d'avion au Salon de l'Aviation : "La peinture, c'est fini; qui peut faire mieux que cette hélice ?" Tatline répond en abolissant la frontière entre technologie et art, en inventant un art mécanique, un art-machine, non pas tant comme un retour à l'artiste universel, à Léonard de Vinci, que comme création d'un homme nouveau, bionique avant l'heure.

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Vladimir Tatline, Modèle féminin, 1913

L'exposition commence par ses tableaux, témoignage frappant de la proximité artistique entre Paris et Moscou avant la 1ère guerre mondiale, dont ce nu pré-cubiste de 1913. En 1914, Tatline vient à Paris, rencontre Picasso à qui il propose ses services comme domestique-assistant : de retour à Moscou, il ne peindra plus pendant des années, mais,

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Vladimir Tatline, Contre-relief de coin, 1914

quelques mois plus tard, il présente ses contre-reliefs, en quelque sorte une matérialisation tridimensionnelle de la peinture cubiste. Ces assemblages d'objets, accrochés au mur, ne sont pas encore vraiment de la sculpture; Tatline les positionne souvent, comme les icônes et le carré noir de son grand rival Malevitch, dans un coin en hauteur. La plupart de ceux présentés ici sont des reconstitutions d'après dessins et photographies (là encore, se pose la question de l'original et de la copie), celui ci-contre est d'origine. Ces contre-reliefs sont des contre-attaques, contre l'art bourgeois, et la première monographie sur Tatline en 1921, de Nicolas Pounine, a pour sous-titre "Contre le cubisme"...

Tatline devient après 1917 un des acteurs majeurs de la culture soviétique sous Lénine. Ensuite, sous Staline, il survit, principalement en concevant des décors de théâtre, souvent dans un style populaire néo-primitif,  qui sont exposés ici à l'étage inférieur; c'est lui qui, en 1930, dessine le catafalque de Maïakovski, celui qui n'a trouvé que dans la mort la solution aux contradictions de l'époque (cependant que Malevitch et bien d'autres doivent se convertir de force au réalisme socialiste).

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Vladimir Tatline, Crâne sur un livre ouvert, 1948-53

Curieusement, l'exposition comprend aussi deux toiles tardives de Tatline, parmi la quinzaine qui nous sont parvenues, un morceau de viande entamé par un couteau, et ce livre ouvert mais illisible, surmonté d'un crâne, étrange memento mori, terminé l'année de son décès, en 1953.

Le bandeau en haut, photographié à travers les barreaux de l'escalier du Musée, illustrait une exposition artistique à Petrograd en 1923; le titre du billet est sa traduction.

Remarquable catalogue (toutefois j'aurais aimé plus de développements sur l'influence de Tatline sur les artistes du siècle : Flavin et les autres).
Voyage à l'invitation du Musée Tinguely.
Photos de l'auteur excepté le Nu. 


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