Magazine Culture

[note de lecture] "Les Pénétrables" de Liliane Giraudon, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

GiraudonCertains livres éclairent la nuit, certaines nuits éclairent le livre. Le dernier opus de Liliane Giraudon éclaire nos nuits et nos jours à jamais inachevés, quelque part en France, au début du vingt-et-unième siècle, depuis un espace-temps inactuel absolument contemporain. Dans la compagnie des morts, on se découvre réanimé par les mots d'une lectrice architec/x/te dont l'écriture est une preuve d'amour tout autant qu'une précieuse manifestation d'attention créatrice. Nous sommes aussi faits de fantômes, qui eux-mêmes hantent notre parole liée et reliée : en témoigne cette succession de restes mixtés, de proses réparties et associées qui recyclent la vie des uns et des autres, et qui racontent à partir de courts textes Quels jours sommes-nous (1). À partir de quels jours ils étaient, furent, ou ont été, et nous précèdent. Le passé comme le présent s’articulent en basse continue, et leur dialogue effectue la poésie. 
 
Une ronde d'écrivains tient la danse : avec eux, c’est certain, on ne s’endormira pas (2) Louise Michel donne la main à Danielle Collobert, qui prend celle de Pouchkine lui-même relié à Rimbaud : côté à côte, vingt-cinq individualités plus ou moins désemparées nous invitent à partager leur temps et leur pays. Bientôt, Hélène Bessette participera à ce bal. Antiquité (Sappho), Renaissance (Pétrarque), époque contemporaine (Max Jacob), Russie (Maïakovski), Italie (Catherine de Sienne), Allemagne (Walter Benjamin), France (Baudelaire), États-Unis (Djuna Barnes) : le monde est vaste, et la temporalité élargie à des contextes jamais immédiats. Cette danse n'a rien de macabre, et les visages évoqués ne se contentent pas de grimacer : ils pleurent et sourient, mordent la vie, crient leurs irrégularités, observent un présent dont ils aident à habiter certaines des fractures les plus vives. Ces visages nous parlent, ils s'adressent à, et nous adressent tout ce que le mental confronte au corps, le souvenir à l'oubli, la trace à la disparition, l’hétéro à l’Homobiographie (3). Les écrivains prolongent et inventent des formes, certes. Ils ont, aussi et surtout, des corps engagés dans le flux de la vie, et se décomposent, leur déformation prenant part à l’action ; c'est un peu de cette vie des chairs, dans une ville, une campagne ou un paysage désormais enfouis, que Liliane Giraudon trace, en s’aidant de documents divers soutenus par une imagination plus ou moins fidèle. « Plus nous sommes informés sur la vie de quelqu’un, moins nous la connaissons », écrivait Djuna Barnes. Ces portraits en coupe (portraits découpés sur une matière première dont on ne sait si elle est faite des pages de tous les livres de et sur ; portraits montés à partir de fragments et de confidences juxtaposés) se constituent dans l'adjonction d'énoncés qui prennent tous la peine de psalmodier le nom de ceux qu'ils réenchantent. Ces identités ponctuent la vie, comme ils organisent la syntaxe et le rythme spasmodique des phrases. Mes bien-aimé(e)s, écrivait Liliane Giraudon en 2007 : l’amour provoque la complicité et la proximité, dans un corps-à-voix, ou un voix-à-corps qui dégage l’universel depuis le singulier. Voix minuscule dans les voix majuscules, ou bien paroles éparses dans une parole directrice : la littérature est une activité intersubjective, qu’elle le sache ou non, et le sujet suppose un autre sujet autant qu’il est supposé par l’autre. De même que Rimbaud croisa Marx sans le savoir à deux reprises — « Reading room de la bibliothèque du British Museum puis Cercle d’études sociales des anciens communards » —, le lecteur vit au plus près de tous ceux qui écrivent, dans la conscience ou l’inconscience de cette proximité existentielle.   
Donc, le lecteur se glisse dans ces Pénétrables : un avertissement précise qu'il s'agit, en architecture, de certaines voies d'accès à un bâtiment. La métaphore est filée : bâtiment pour livre, corps pour « machine à semence », galerie ouverte, on va se promener, faire des rencontres, écouter et observer les allures et les habitudes, jardiner, planter, attendre les assauts et les surprises de la vie, vivre et revivre avec, aux côtés de, dans l’ombre à la lumière mariées. Ces exercices d'admiration et de résurrection, portraits esquissés en bustes sculptés avec toute la matière sensée et sonore des mots, avivent la littérature, conçue et préparée comme une nourriture aussi goûteuse que généreuse. Sur la quatrième de couverture, l'officiante précise : "PRENEZ ET MANGEZ. Ceci est du livre." 
Effectivement, par un phénomène de transsubstantiation qui tient de la croyance et de la fascination, cette série d'images arrêtées fabrique des courts-métrages incisifs qui changent la vie et changent de vie. Chaîne de mots et des corps, photogrammes agencés, le livre traverse les vies parallèles de ces écrivains, prélève des anecdotes, des phrases, énonce des faits, rappelle des dates, croise des évidences, jouant avec le désordre des rencontres et des hasards : tout souvenir est légende à lire et à retenir. Un désordre exactement construit cependant : la litanie des noms propres met en place une alternance de typographies, tandis que la juxtaposition chronologique de faits restitue également des paroles. « HANNAH HÖCH et le hasard : ‘Il nous faut rester sensibles aux charmes du hasard, qui, plus que nulle part ailleurs, est prêt à couvrir notre imagination de cadeaux en abondance’. HANNAH HÖCH et le temps. HANNAH HÖCH à contretemps. HANNAH HÖCH et la mémoire. HANNAH HÖCH construisant sa vie comme son œuvre. HANNAH HÖCH s’écriant : ‘J’en ai par-dessus la tête de dada !’ HANNAH HÖCH à quatre-vingt-neuf ans, à Berlin. On l’enterre dans son jardin. » Aussi évidemment que l'on se proclame « main dans la main », ce livre commente des images cadrées en scènes, des événements fortuits ou essentiels qui sont à l'origine de textes qui accompagnent, en l’aidant à vivre, la poétesse (4).  
 
Au fil des pages ces identités singulières saisissent l'humanité : le passage de l'homme vers l'humain, la traversée des genres et le fil des rites, la vie de l'un déployant dans la variation celle de tout autre. Feuilletant ces albums incomplets, le lecteur est en famille. Il en partage la volonté pratique, le doute et les espoirs. Une famille accélérée et concentrée, qui œuvre au fantasme, ronge l’histoire et la génération, incendiant la loi du sang. Cette famille en arrive à bousculer l’énergie d'un monde que l'on doit construire avec tous, dans le miroir intégral que constitue la page, toute page dynamitée, du livre à venir. L’histoire de la poésie rencontre celle de Liliane Giraudon, et la biographie de Liliane Giraudon réveille notre vie. Chacun s’en remet à l’autre pour revenir identique à ceux et celles qu’il est aussi. Ce livre des vies aboutit à une vie, et en compose les stations les plus marquantes qui elles-mêmes résonnent avec d’Autres vies que la miennes, comme l’expose le titre d’un livre d’Emmanuel Carrère. « PÉTRARQUE mourant durant la nuit d’un 18 juillet. Trois siècles plus tard, trois jeunes garçons violent la tombe de PÉTRARQUE. Trois siècles après ce viol, j’ai quinze ans. Je lis PÉTRARQUE au bord de la Sorgue. » 
 
[Anne Malaprade] 
 
 
1. Quel jour sommes-nous, Ecbolade, 1985. 
2. Je marche ou je m’endors, P.O.L, 1982. 
3. Homobiographie, Farrago, 2000.  
4. La Poétesse, P.O.L, 2009. 
 
 
Liliane Giraudon, Les Pénétrables, P.O.L, 2012 
 
 


Retour à La Une de Logo Paperblog