Magazine Amérique latine

extrait de "La soif primordiale"

Par Larouge

 Extrait de La soif primordiale  - Pablo de SANTIS

I   LE MONDE DE L'OCCULTE   Chez moi, il n'y avait pas de livres. J'ai vu un livre pour la première fois le jour où j'ai brisé une vitre de l'école avec un lance-pierre formé d'une branche en Y, de deux lanières de chambre à air et d'un morceau de cuir. Nous étions en train de jouer dans la cour en terre, pendant une chaude récréation qui commençait à s'éterniser, et je venais de découvrir en moi, urgent et fatidique, le désir d'impressionner une nouvelle élève. C'était la fille du médecin, elle avait des cheveux blonds qui lui arrivaient à mi-dos, des lunettes rondes qui grossissaient démesurément ses yeux bleus et une boîte de trente-six crayons de couleur fabriqués en Suisse. J'aurais pu lui demander quelque chose, ou lui emprunter un crayon, mais j'eus alors l'impression que le monde des mots était pauvre et insuffisant et que je n'arriverais à rien avec des formules de politesse, des plaisanteries ou des insultes. À cet instant, je vis la grive dans la cour, étourdie de soif ou de chaleur. Je cherchai dans mes poches un caillou rond et visai l'oiseau qui venait de s'envoler maladroitement vers le toit de l'école. Au lieu de s'intéresser à l'oiseau réel, le caillou chercha son reflet tremblant dans le carreau de la fenêtre. Le fracas de la vitre éteignit tous les sons autour de moi, sauf le murmure métallique des peupliers, que je trouve maintenant lugubre et prémonitoire. La nouvelle élève se baissa pour ramasser un débris de verre et le regarda comme si dans sa vie elle n'avait jamais rien vu de semblable. Indifférent à la surprise des autres, j'observai sa main qui tenait le bout de verre et découvris la minuscule coupure et la goutte de sang. Personne n'y prêtait attention, car tout le monde avait les yeux braqués sur moi, attendant de voir comment j'allais m'y prendre pour cacher le lance-pierre, me fondre dans le groupe et simuler l'innocence. Mais je ne fis rien de tel, je continuais de regarder cette goutte de sang sur la main de la fillette, qui semblait l'offrir comme quelque chose rapporté de très loin avec d'énormes précautions. Le silence dura jusqu'à ce que mon nom soit prononcé : “Élève Lebrón !”, puis, comme pour lever le moindre doute sur mon identité : “Élève Santiago Lebrón !”, et ces mots rendirent ses bruits au monde. On entendit de nouveau les chansons des fillettes qui sautaient à la corde, des onomatopées de pirates à l'abordage et des détonations de colts. Mais je ne pus revenir aussi vite à la routine ; on me confisqua le lance-pierre qui se retrouva dans ce musée invisible où maîtresses et directrices d'école entreposent depuis des lustres ce genre d'objets, et pour me punir on m'envoya à la bibliothèque municipale. C'était une maison aux murs chaulés, solitaire et humide, qui remplissait la double fonction de bibliothèque et de cellule d'isolement. La punition se prolongea une semaine et, par ennui, je me mis à fouiner sur les étagères, parmi les tomes de vieilles encyclopédies et quelques romans d'aventures. C'est ainsi que j'ai commencé à lire. Mon attention fut au début attirée par de nombreux livres qui n'étaient pas massicotés. Il ne me vint pas à l'idée que l'on devait soi-même couper les pages, je me disais que ces livres étaient ainsi et qu'il était impératif de les lire avec difficulté, comme un espion. Des livres destinés à garder un secret. La nouvelle élève resta quelques mois encore puis partit, aussi discrètement qu'elle était arrivée : sa mère s'ennuyait au village et avait obligé son mari à chercher un meilleur poste. Comme à Los Álamos les nouveautés n'étaient pas légion, pendant plus d'un an on continua de parler d'elle et de ses crayons de couleur. Mais personne n'évoqua jamais la goutte de sang, qui n'intéressait que moi. Dans la vie réelle il y avait aussi des choses qui restaient cachées entre des pages non massicotées.     Cela fait maintenant de nombreuses années que je suis propriétaire d'une librairie de livres d'occasion. Elle se trouve dans le passage La Piedad ; la rue est étroite, ce qui évite d'être accablé par le soleil. Je me sens protégé par les livres qui forment des parois irrégulières, les murailles de mon château. D'ailleurs, à l'époque de l'ancien propriétaire (Carlos Calisser, alias le Français) la librairie s'appelait La Forteresse. Au fond, il y a mon bureau et un escalier par lequel je monte dans ma chambre. J'ai un sofa, une table de nuit en bois ciré et un guéridon en bronze. Je n'ai pas besoin de plus. La chambre n'a pas de fenêtre. Malgré mon âge, je n'ai besoin ni de lunettes ni de la lumière du jour pour lire. J'ai appris qu'une librairie doit se protéger autant de l'ordre que du désordre. Si elle est trop chaotique et que le client ne peut s'y orienter seul, il s'en va. Si l'ordre est excessif, le client a l'impression de connaître la librairie de fond en comble et que rien ne le surprendra. Et il s'en va également. Il faut songer que les librairies de livres d'occasion n'existent que pour les lecteurs qui détestent poser des questions : ils veulent trouver par eux-mêmes. De plus, ils ne savent jamais ce qu'ils cherchent ; ils ne le savent que lorsqu'ils l'ont trouvé. Dans La Forteresse, je laisse coexister des principes de classification contradictoires : ainsi, un mur est réservé à l'ordre alphabétique, un autre aux livres rares, un troisième aux récits de voyage ou aux classiques. Mon rayon favori est celui des œuvres dépareillées : un tome II des Démons, de Dostoïevski, Albertine disparue, de Proust, l'appendice du dictionnaire étymologique grec de Lidell-Scott, le tome III de Cœur de jade, de Salvador de Madariaga… Ces livres, qui sont des rossignols, provoquent pourtant de temps en temps un petit miracle quand se présente un client à qui il manquait précisément ce tome-là. C'est agréable de voir que parfois, dans le puzzle du monde, une pièce finit par trouver sa place. Dans La Forteresse, il n'y a pas que des livres. J'ai quatre machines à écrire hors d'usage qui attendent que je m'arme de patience pour les réparer, et cette Hermès sur laquelle j'écris, bien graissée et brillante, dont je me sers parfois pour rédiger de la correspondance commerciale. Par les temps qui courent, il est difficile de trouver des rubans, sans parler de pièces détachées, mais si cette machine fonctionne encore, c'est parce que je dois être un des rares en ville à connaître l'art perdu de les réparer. Olivetti, Corona, Underwood, Hermès, Continental, Remington, Royal. J'ai encore l'impression d'entendre le crépitement des machines la nuit.      À l'âge de vingt ans, j'ai quitté mon village, Los Álamos, et je suis venu vivre en ville. J'arrivai avec une valise en cuir, déjà vieille à cette époque, que mon père – qui n'était jamais sorti du pays – avait couverte d'étiquettes d'hôtels d'Europe et de grands paquebots. Je dénichai une chambre dans une pension de la rue Sarandí, en face du cinéma Gloria, et entrepris de chercher le domicile de l'oncle Emilio, l'unique frère de mon père. Je mis deux semaines à le trouver : il possédait un atelier de réparation de machines à écrire et à calculer dans la rue Venezuela. Je franchis le seuil, qui était ouvert, et cheminai entre des machines démontées et des boîtes de sardines transformées en cendriers. Une lumière laiteuse entrait par une claire-voie : au fond de l'atelier se tenait l'oncle Emilio, bien rasé, peigné à la gomina, une petite médaille d'or sur son maillot de corps troué. Il serrait une vis et tirait sur sa cigarette ; autre tour de vis et une bouffée de plus. Je me présentai et il me regarda sans surprise, comme s'il recevait tous les jours un neveu différent. -Donc, toi tu es Santiaguito. Ton père, qu'il repose en paix, était un fou. Et maintenant dis-moi : qu'est-ce que tu sais faire ? Je ne pouvais pas lui dire qu'à Los Álamos je passais mes après-midi à la bibliothèque municipale, au milieu d'encyclopédies auxquelles il manquait des tomes et de romans de Pierre Loti, d'Eugène Sue, d'Emilio Salgari, de Rafael Sabatini et de Jules Verne. Parfois m'accompagnait Marcial Ferrat, mon vieux copain, qui empruntait et rendait toujours le même livre : Guerre et Paix. Il n'a jamais pu le terminer. J'avais attendu en vain l'arrivée d'un nouveau livre, mais ce furent cinquante exemplaires du même. Les Barbelés de la mémoire, les souvenirs d'un fermier de la région. Quel intérêt pouvaient avoir pour moi ces souvenirs qui ne faisaient que reproduire ce qui m'entourait ? Des vaches, encore des vaches, toujours des vaches. Moi, j'avais envie qu'on me parle de ce que je ne voyais pas, de ce qui était loin. (Quand on est jeune, on confond l'étranger avec l'avenir.) Si je lui avais fait part de mes lectures, mon oncle m'aurait pris pour un efféminé. Je lui ai dit que je m'y connaissais un peu en moteurs et que peut-être les machines à écrire n'étaient pas très différentes. -Parfait. Les bons mécaniciens travaillent à l'oreille. J'en ai connu un qui ne mettait pas de salopette : chemise blanche, col dur et jamais la moindre tache. Avec ces machines il faut aussi travailler à l'oreille. Écoute. Tac, tac, tac. Les jours suivants, il me fit écouter des machines aux défectuosités diverses. Il parcourait l'atelier, en touchait une ici, une autre plus loin, en signalant de grandes différences, alors qu'elles me semblaient toutes pareilles. Il commença à me confier des tâches simples. Il se réservait les travaux les plus délicats, me laissant démonter et remonter les machines, ou chercher des pièces dans un meuble à multiples petits tiroirs. Outre mon travail de technicien, je faisais aussi office de coursier : j'allais chercher les machines à réparer dans les bureaux du centre et je les rapportais. C'était le journal Últimas noticias qui faisait le plus appel à ses services. Il m'arrivait d'y passer trois fois par jour. -Sur les machines des journaux, tu vas voir que le X est toujours sale. Les secrétaires ne s'en servent jamais, alors que les journalistes en abusent pour rayer. Je commençais à avoir mal au dos à force de porter ces machines. Mon oncle me payait très peu, mais au moins j'apprenais un métier. Et il était content d'avoir un disciple : -Le plus difficile, c'est quand une machine tombe par terre. Rien n'est peut-être brisé, mais la machine entière commence à dysfonctionner, comme si elle avait perdu son âme. Parfois il m'invitait à manger dans une taverne, près de son atelier. Il regardait le menu, comme s'il hésitait à choisir, et disait : -Le goût est dans la variété. Mais il commandait toujours le même plat : bifteck-salade et fromage italien avec confiture de patates douces. Il aimait aussi parler de mon père. J'avais des souvenirs flous ; il les précisait, les corrigeait, les colorait. J'aurais préféré que certains restent vagues et en noir et blanc. La seule chose que je savais de mon père c'était qu'il avait été voyageur de commerce et qu'il était mort dans un accident de voiture en 1935, sur la route de Catamarca. -Ton père était un fou, Santiaguito. Il conduisait comme s'il avait le diable aux trousses. Il était doué pour la vente. Il pouvait vendre n'importe quoi à n'importe qui. Et la clé de son succès c'était qu'il ne cherchait jamais à convaincre. Il laissait les gens se convaincre tout seuls. En 1928, à Trenque Lauquen, on l'a arrêté parce qu'il vendait une eau miraculeuse censée permettre la longévité. Au début, il parlait sans conviction, laissant les gens dans le doute. Les flacons ne se vendaient pas. Mais à la fin de son petit speech, il laissait tomber, mine de rien, son livret militaire. Le livret passait de main en main : il y était écrit qu'il avait soixante-dix ans. Les gens s'émerveillaient de sa peau sans rides, de ses cheveux noirs, brillants, sans le moindre fil blanc. Bien sûr, il n'avait en réalité que trente-quatre ans. Alors les flacons s'envolaient, eau miraculeuse pour tous ! -Et on a fini par l'arrêter… -Ce sont des choses qui arrivent. Malgré ce petit souci avec la justice, il gardait un bon souvenir de l'eau miraculeuse. Il en buvait un flacon par semaine. Mais l'eau miraculeuse ne pouvait rien contre la vitesse, les chemins défoncés, les virages serrés, la pluie. Un après-midi, mon oncle tint à aller lui-même chercher une machine au journal. Quand il revint à l'atelier, il la posa sur la table, au milieu des étaux et des tournevis, et me tendit une carte de visite. -Demain, tu iras voir ce type. C'est le chef de maintenance du journal. Ils cherchent un technicien qui soit présent de dix heures à six heures au journal, et n'en bouge pas. Et qui, en passant, change les joints des robinets, les ampoules, ce genre de bricoles. Je nettoyai mes mains graisseuses avant de prendre la carte. Mais j'avais beau me les laver, il n'y avait pas moyen de les débarrasser complètement de la graisse : elle restait entre les doigts, sous les ongles, sur les lignes de la paume. -Cela ne veut pas dire que tu dois oublier ton oncle. Passe me voir de temps en temps. Je le lui promis. Et dès que je serais payé, c'était moi qui allais l'inviter au restaurant du coin. Après quoi, nous continuâmes à travailler jusqu'à ce que la lumière de la claire-voie disparaisse et qu'il faille allumer les lampes.       Le journal Últimas noticias possédait son propre immeuble sur le Paseo Colón : une masse sombre de six étages. J'arrivais tôt, avant le ménage, alors que la salle de rédaction était encore couverte de la cendre d'une infinité de cigarettes et de papiers froissés qui cachaient des débuts d'articles ratés. Les vitres étaient toujours sales, encrassées par des années de fumée, et la lumière extérieure ne se décidait jamais à entrer. Avant de me mettre au travail, je parcourais lentement, d'un bout à l'autre, la salle de rédaction en repérant les machines que j'allais devoir réparer ce jour-là. Si l'une d'elles était en panne, je la posais verticalement. Certaines portaient des inscriptions sur le socle : quand un journaliste mourait – ce qui à cette époque n'avait rien d'insolite étant donné leur vie nocturne déréglée –, on notait son nom et ses deux dates au Tipp-Ex blanc dont on se servait pour les corrections. Ainsi, celui qui utilisait la machine savait qu'elle avait appartenu à tel ou tel éminent journaliste. C'étaient des machines dures, la plupart avaient été achetées au lancement du journal. Walton, le fondateur, s'était rendu en 1932 à Bayonne, dans le New Jersey, pour visiter la fabrique et commander des machines – Underwood modèle 5 – car il aimait tout faire en personne. Une photo de Walton sur le port, près des caisses, trônait, encadrée, au rez-de-chaussée du journal. Quiconque effectuait une visite à la rédaction voyait en premier lieu l'arrivée des machines au port et Walton coiffé d'un chapeau à large bord, que le vent s'obstinait à vouloir emporter. Il mourut quinze ans après la fondation du journal, et son fils, qui prolongeait ses études de droit au-delà de toute limite raisonnable, se retrouva directeur. Les mains douces et véloces d'une dactylo n'auraient jamais abîmé une de ces Underwood, fût-ce en un siècle, mais la frappe des journalistes était lourde et les machines devaient supporter remords et sautes d'humeur, qui se manifestaient par de brusques coups au chariot ou des coups de poing sur le clavier. Tout au long de la journée, de multiples émotions affectaient la rédaction et toutes laissaient des traces sur les machines. J'étais chargé de nettoyer le mélange de crasse et d'encre qui effaçait le contour des lettres ; je graissais les mécanismes, vérifiais écrous et vis, et remplaçais les ressorts minuscules. Absorbé par mon travail, je percevais à peine les mouvements autour de moi : d'abord les employés de ménage qui aéraient les lieux et balayaient les restes de la nuit – y compris quelque journaliste, en général Germán Hulm, qui s'était endormi dans les fauteuils de cuir vert du hall –, puis arrivait Mme Elsa, chargée de l'horoscope, la première de la rédaction à venir, et dix minutes après, Felipe Sachar, qui entrait avec une serviette râpée, bourrée de papiers, toujours sur le point d'exploser, mais qui s'ouvrait à l'instant où il atteignait sa table, comme si ce chaos portatif cachait un mécanisme d'horlogerie. J'aidais Sachar à ramasser ses papiers, car il me semblait contre nature qu'un homme aussi volumineux se mette en contact avec les régions inférieures. Felipe Sachar se définissait comme croisadiste (“Dire que je suis un croisé serait exagéré”) et avait fait imprimer des cartes avec son nom et sa profession. Il insistait : “Le métier de ceux qui, comme moi, travaillent avec un dictionnaire ne figure dans aucun.” Grand et robuste, il portait toujours la même veste à carreaux. Son jeu était baptisé “cryptogramme” car, une fois les cases remplies, apparaissait une phrase cachée (phrase que Sachar tirait d'une anthologie de citations célèbres, laquelle abusait d'Oscar Wilde et de Montaigne). Les mots croisés étaient publiés en dernière page, avec l'horoscope et trois séries de vignettes de bandes dessinées achetées aux syndicats nord-américains. Sachar partageait la page avec l'Agent X9, Trifón et Sisebuta, et une bande dessinée de guerre dont je ne me rappelle pas le nom, dans laquelle un officier demandait des renforts par radio. À côté des mots croisés, il y avait une rubrique intitulée “Le monde de l'occulte”, où il était question de médiums, de spirites, d'hypnotiseurs et d'acolytes de Madame Blavatsky. Elle était signée Mister Peutêtre. Imaginant qu'entre l'auteur du “Monde de l'occulte” et l'astrologue devait exister une certaine complicité, je demandai à l'aimable Mme Elsa si elle savait qui se cachait sous ce pseudonyme. -Seul le directeur le sait, répondit Mme Elsa en sortant un tricot de son sac, comme elle le faisait toujours dès qu'elle avait terminé de rédiger son texte. Même en été elle tricotait des écharpes. Elsa était une des rares personnes de la rédaction capable de taper avec ses dix doigts, si bien que je n'eus jamais à réparer sa machine, dont elle prenait soin comme d'un enfant. -Tous les après-midi, une enveloppe au nom de M. Walton arrive au journal. C'est tout ce que je peux vous dire. -Ce doit être quelqu'un qui connaît très bien les milieux ésotériques, dis-je, histoire de parler. Sachar intervint : -Il n'y a pas grand-chose à connaître. Ceux qui donnent dans l'ésotérisme répètent toujours les mêmes choses. De phénomènes différents, ils tirent les mêmes conclusions. Ils trouvent des messages partout : dans les pyramides, les cartes, les étoiles, le marc de café. Je ne me rappelle plus qui a dit que l'occultisme est la métaphysique des idiots. Vexée, Mme Elsa détourna la tête et se concentra sur son tricot. Sachar voulut alors se rattraper : -Je vous assure que je ne pensais pas à l'horoscope. La divination est une chose, l'astrologie en est une autre, c'est presque une science. Je suis Taureau et vos prédictions tombent toujours justes. -C'est vrai ? -Parole ! répondit Sachar en posant la main droite sur son cœur. De plus, je n'oublie pas l'écharpe que vous m'avez tricotée l'hiver dernier. -Vous l'avez encore ? -Je l'ai oubliée dans un taxi. Mais j'en garde la sensation autour de mon cou. Au fait, madame Elsa, cette couleur me va très bien. Quant aux prédictions de l'astrologue, Sachar disait la vérité : l'horoscope était assez vague pour que chacun y trouve son compte. Avec les années, les prédictions avaient été remplacées par de sages conseils : comme une bonne fée, Mme Elsa faisait de la propagande en faveur de l'honnêteté, de la fidélité et de la ténacité. Les articles de Mister Peutêtre ne faisaient pas autant l'apologie des professionnels de la divination que le prétendait Sachar. Le “croisadiste” était jaloux – du moins je le pensais – car ces dernières années les articles en question s'étaient amplifiés au détriment des fêtes à souhaiter, tandis que les mots croisés n'avaient pas plus de place qu'au début du journal. Mister Peutêtre choisissait chaque jour un personnage différent et exposait sa méthode de travail sans jamais affirmer que son pouvoir était réel. Il racontait l'histoire de l'art divinatoire sans juger de son efficacité. Très souvent, sa rubrique se composait de petits textes, parfois très brefs et incompréhensibles, comme des informations en code pour lecteurs avisés. -Ces articles poussent les gens à croire à des choses qui n'existent pas, disait Sachar en traçant au crayon à pointe grasse ses diagrammes impeccables. Moi, j'essaie d'éduquer le lecteur à travers mes définitions. Je le promène à travers l'histoire, la littérature, la peinture, la botanique… Surtout la botanique. Sachar usait et abusait d'un dictionnaire de plantes, auquel il avait recours chaque fois qu'il devait réunir en un mot des lettres que la langue espagnole avait du mal à supporter ensemble. Ainsi surgissaient ces définitions qui étaient le cauchemar des lecteurs : famille de dicotylédones à feuilles simples, alternées, fleurs en chatons, fruit indéhiscent avec pépins sans albumen. Ils germaient rarement. Quand j'avais terminé de réviser la dernière machine, je rangeais les outils dans ma valise et je m'asseyais pour parler avec Sachar, malgré la fumée de sa pipe qui était pour lui une manière de se tenir à un mètre et demi de distance du reste du monde. De temps en temps, il m'expliquait les trucs de son travail. Si je ne m'étais pas assis pour parler avec lui, si je n'avais pas écouté ses explications, ma vie aurait pris un cours totalement différent. Il n'est pas d'exercice aussi vain que celui de se mettre à réfléchir au passé et à se dire : si au lieu d'aller à ce rendez-vous je m'étais abstenu, si au lieu de passer ce coup de téléphone… Mais comment se soustraire à ce jeu ? Nous croyons que toutes nos décisions sont hasardeuses, qu'elles ne sont pas liées, jusqu'à ce qu'apparaisse, nette et tardive, la phrase cachée.       Un matin, je trouvai Sachar la tête appuyée contre sa machine à écrire. Ce n'était pas une posture rare chez d'autres journalistes, qui dormaient souvent pendant leur travail (à cette époque, la nuit avait un prestige qu'elle a perdu ensuite et dormir dans la journée était la preuve que l'on menait une vie intense). Mais cette conduite était impensable chez Sachar. La veille, il m'avait dit qu'il resterait travailler tard. Il voulait prendre de l'avance dans ses mots croisés pour aller jouer au casino de Mar del Plata. C'était une habitude qu'il respectait tous les mois. Je vais à la plage, disait-il en plein hiver, et je l'imaginais seul, un verre de whisky à la main, perdant son salaire à la roulette en essayant de découvrir une logique particulière sous les combinaisons du hasard. Il devait rentrer chez lui à pied depuis la gare de Constitución, car il perdait tout, il ne lui restait pas même pas assez d'argent pour prendre un taxi. Plié en deux sur la machine, il ressemblait moins à un homme qu'à une construction effondrée à la suite d'un cataclysme. Peut-être était-il mort pendant que ses collègues occupaient encore la salle de rédaction : son bureau était à l'écart, un peu caché derrière une colonne. Je regardai un moment ce monument funèbre sans savoir quoi faire, jusqu'à ce qu'un employé vienne m'aider à redresser le corps. On entendait dans un coin les sanglots étouffés de Mme Elsa ; sur sa table gisaient abandonnées la laine et les aiguilles. Les touches du clavier s'étaient incrustées si profondément dans le front de Sachar qu'elles lui avaient laissé des marques violacées. En quelques secondes, je pris conscience, peiné, que je ne savais rien de Sachar. Dans nos nombreuses conversations, je ne lui avais jamais demandé s'il était marié, s'il avait des enfants, ou ce qu'il faisait avant de devenir “croisadiste”. Après qu'on eut emporté le corps, Lajer – de la rubrique hippique –, qui était un de ses vieux amis, fouilla les tiroirs. Il y trouva une paire de ciseaux, des papiers, des dictionnaires et un canif. Il releva la machine pour écrire le nom, mais nous découvrîmes alors que Sachar lui-même avait pris les devants, alerté par quelque prémonition.   F. Sachar 1878-1950
© Editions Métailié

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