En 1958 est apparu sur le marché américain une oeuvre anonyme, remarquable et éclectique, où se lisent les influences de Vermeer et de Tissot, et qui pose encore de nos jours un redoutable problème d’iconographie.
Deux interprétations contradictoires continuent à se confronter…
La Femme au Ruban
Anonyme, 1958
Nous commenons par résumer l’interprétation de Petrus Bombardier, « De soie et de papier, un siècle de représentation des cocottes », Editions La Raie Musquée, Montreal, 2003 , p 528 et ss.
Raffinement, douceur et volupté
La robe de satin bleu
La tournure, ou « faux-cul », a trouvé son apogée dans les années 1880. La robe représentée ici s’inspire peut-être de celle peinte par Corot en 1874.
La Dame en bleu, Jean-Baptiste Camille Corot, 1874, Louvre, Paris
Les deux bombements de part et d’autre de la traîne, qui exagèrent le contraste anatomique entre la largeur du bassin et la finesse de la taille, peuvent être vus comme une ironie destinée à stigmatiser le caractère outrageusement sexuel de cette mode.
Jeux de rubans
Les deux rubans roses qui s’échappent du faux-cul bleu font évidemment écho au rouleau de papier que la dame déroule d’un geste délicat. Là encore, l’influence d’une oeuvre du Louvre est patente.
Muse lisant un volumen. Vers 435-425 av. J.-C. Provenance : Béotie.
La liseuse dilatée
L’idée de placer cet objet antique entre les mains d’une femme moderne a pour effet de dilater le thème vermeerien de la « Liseuse à la Fenêtre », ou le thème victorien du « Billet doux », sur toute l’échelle de temps de l’Art Occidental.
Ainsi le rouleau de papier interminable peut-il être interprété comme le ruban de l’Histoire, dont la femme déchiffre les derniers centimètres ; ou encore, comme la somme de toutes les lettres d’amour écrites depuis le temps des Muses.
Jeux de rideaux
Le geste délicat de la main soulevant le papier du bout des doigts trouve un écho, tout à côté, dans le ruban qui casse le rideau : il faut comprendre que le texte ici est aussi léger que le tulle.
Notons que ce rideau qui passe en avant-plan , à droite comme à gauche de l’oeuvre, théâtralise l’espace et nous rend spectateurs – et voyeurs – d’une scène pleine de légèreté – et de sensualité.
Jeux de miroir
Le miroir, à première vue anodin, pourrait bien être le révélateur, le point de cristallisation de cette sensualité latente. Car on sait que la forme du coeur est également celle de la croupe.
Ainsi, tandis que la robe masque la vérité anatomique sous prétexte de l’exacerber, le miroir fidèle ramène le spectateur à la réalité des choses : sous tout faux-cul, il y a un vrai cul qui se cache.
La femme-guéridon
Remarquons que le guéridon, sans chaise à proximité, n’a d’autre utilité que de supporter le miroir. Remarquons également que les plissés de satin qui dissimulent ses pieds sont assortis à ceux de la robe. Faut-il oser comprendre que le guéridon est similaire à la femme ? Ou plutôt que c’est la femme qui est similaire au guérison, un objet décoratif dont la seule fonction serait de porter haut un cul hypertrophique ?
Pour Petrus Bombardier, toute l’oeuvre en définitive serait révélatrice d’une évidente fixation anale, que seule la découverte d’éléments biographiques pourrait un jour permettre d’élucider.
En réaction à la lecture de l’oeuvre comme « un des plus beaux culs du XXème siècle », une interprétation tout aussi convaincante, mais diamétralement opposée, a été récemment proposée.
Nous résumons ici l’argumentation de Petula Jeanbon, « Itinéraires de conversion chez les travailleuse du sexe », travail doctoral non publié.
Recueillement, Piété, Virginité
La chaîne
On remarque, au dessus du miroir en forme de coeur, un chaîne d’or qui tombe du ciel. Dépourvu de toute utilité pratique, ce dispositif ne peut être interprétée que comme le symbole du lien d’Amour entre Dieu et les Hommes.
La pseudo-table de toilette
Etrange table de toilette, sans chaise ni aucun accessoire discernable. Le seul objet identifiable est un vase de verre translucide, en forme de lys.
Inexplicable en tant qu’accessoire de coquette, cette table trouve sa pleine justification comme accessoire de piété : c’est évidemment, à peine transposé et modernisé, le Prie-Dieu qui porte le lys de Marie.
La robe bleu et les fleurs rose
Le bleu est la couleur mariale par excellence. Les ornements floraux de la robe sont une allusion discrète à la « Rose sans Epine » des litanies de la Vierge.
Le phylactère blanc
Dans de nombreuses Annonciations, des phylactères matérialisent les paroles entre Marie et l’Ange.
Annonciation, Lucas de Leyde, Münich, Alte Pinakothek
Ici, nous sommes dans l’Attente, aucune parole n’ a encore été échangée : c’est pourquoi le phylactère est blanc.
L’Ange-lumière
Ainsi, la Femme au Ruban se révèle être une Annonciation particulièrement subtile, où toute la grâce de Marie se déploie dans l’attente de l’Ange.
L’omission de ce dernier est rare, mais pas unique : dans l’Annonciation de Tanner par exemple, seule une barre lumineuse signale la présence du divin messager.
Annonciation, Henry Ossawa Tanner, 1898, Philadelphia Museum of Art
Passant à travers les tulles des rideaux, puis se réfléchissant dans le miroir en forme de coeur, la lumière diaphane qui embrasse Marie de toute part constitue, pour Petula Jeanbon, une des plus belles représentations de « l’Amour de Dieu pour sa Servante, aussi impérieux qu’impalpable ».