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Après le propos de Louis Guilbault, je me répète: « Les jeunes ne sont pas sots; oui, ils ont vécu »

Publié le 14 août 2012 par Donquichotte

 Dans le Devoir ce matin, 14 août 2012...

Grève étudiante - Chers étudiants, j’avoue que vous avez vécu

Louis Guilbault - Professeur de philosophie, Collège de Valleyfield  14 août 2012  Éducation

Après le propos de Louis Guilbault, je me répète: « Les jeunes ne sont pas sots; oui, ils ont vécu »

Après des mois de mobilisation, les étudiants du Collège de Valleyfield rentrent en classe aujourd’hui.

À l’occasion du retour en classe faisant suite à la « fin » de la grève étudiante au Collège de Valleyfield, dont la rentrée a lieu aujourd’hui, ce texte sera lu à tous mes étudiants au commencement de leur première séance.

À l’occasion du retour en classe faisant suite à la « fin » de la grève étudiante au Collège de Valleyfield, dont la rentrée a lieu aujourd’hui, ce texte sera lu à tous mes étudiants au commencement de leur première séance.

Cette longue période d’éloignement entre vous et l’univers scolaire au sein duquel vous érigiez et enrichissiez ordinairement votre personne a vu naître une quantité abondante d’expériences individuelles et collectives qui marqueront à jamais votre mémoire. 

Certains parmi vous y ont vu une rencontre avec l’histoire et en sont devenus les acteurs, alors que d’autres ont jugé préférable d’observer et d’analyser attentivement ce qui se passait. Il est de mon avis que l’on ne peut blâmer l’une ou l’autre de ces positions, ou à la limite une qui serait mitoyenne ou en alternance entre ces dernières, puisque chacune contient ses vertus, à condition qu’elle repose sur un exercice de pensée sincère, appliqué et ouvert au dialogue. 

Quant à ceux ici présents qui se disaient indifférents, je conçois difficilement qu’une telle attitude de votre part ait été possible, à moins de ne pas savoir pourquoi vous avez entamé vos études collégiales, auquel cas, je vous suggère expressément d’y songer, sans quoi votre instruction au sein de ces murs sera fort ardue, voire impossible, en l’absence de motivation. 

Si vous en êtes, n’allez surtout pas croire que votre état d’âme actuel ne m’intéresse pas. Bien au contraire, votre présence aujourd’hui recèle à mes yeux une condition profondément singulière et paradoxale : indifférent et démotivé, et pourtant toujours là. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’éducation vous fait de l’effet et que l’habitude de son contact a une influence sur vos actions. Aristote y verrait possiblement une influence salutaire, lui qui a toujours soutenu qu’« on apprend, d’une part, par l’habitude, d’autre part, par l’enseignement ». 

Chers étudiants, j’avoue que vous avez vécu. Et vous voilà finalement, pour reprendre la formule de Gaston Miron, « arrivés à ce qui commence ».Seulement, il y a fort à parier que cette fois-ci, un changement s’est produit en vous, et que ce nouvel état vous conduit à une arrivée qui ne commencera pas en suivant son état d’origine. Quelle est la nature de ce changement ? Assurément, il renvoie au carrefour même de vos constituants identitaires. 

Mais que s’est-il passé au juste à cet égard ? Qu’est-ce qui a bien pu changer dans votre caractère ? Y répondre adéquatement exigerait que je vous soumette la question en privé, un à un, et que vous ayez le temps nécessaire afin d’y réfléchir. Or, nous sommes tenus et condamnés pour le moment à tenter de sortir de ce que plusieurs ont qualifié de « situation impossible ». Partons de là, établissons ainsi nos priorités, et permettez-moi alors de vous présenter, sans prétention, quelques réponses. 

Pour plusieurs d’entre vous, avoir le courage d’exprimer ses convictions les plus profondes n’est dorénavant plus une vertu qui s’exerce lorsqu’on vous le permet. Aujourd’hui, vous dites plutôt « permettez-moi » en sachant très bien que cela est purement rhétorique. Il en faudra ainsi davantage pour vous décourager lorsque l’une de vos demandes ne sera pas entendue ou n’obtiendra pas la réponse que vous souhaitiez. Conséquemment, plus qu’elle ne l’a jamais été, la patience sera vôtre là où vous croirez que vos exigences seront légitimes ; vous vous y accrocherez, jusqu’au moment où les conditions démocratiques vous seront favorables ou que vous pourrez dire « je suis allé jusqu’au bout, cela ne dépend plus de moi », sans être dupe de vous-même. 

De la Démocratie à présent, vous en savez également un peu plus : ses diverses failles qui l’amènent sans cesse à se chercher et à se redéfinir. Lorsque vous entendez l’expression « les grands défis de la démocratie », vous en connaissez davantage les enjeux. Vous savez plus que tout qu’un de ces enjeux est le respect de la liberté, valeur constitutive de la démocratie. 

Les libertés s’y entrechoquent parfois, comme cela peut se produire à l’intérieur des meilleures familles, des plus grandes amitiés ou des plus belles histoires d’amour. Aristote a écrit : « C’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de [simplement] vivre ensemble. » À présent, nombreux sont ceux parmi vous qui en comprennent véritablement le sens. 

Une communauté politique peut difficilement s’immuniser des conflits, des tensions et des crises qui la traversent. Ceux qui ont toujours souhaité ne pas s’engager dans des discussions dites « politiques », notamment afin de s’en prémunir, savent désormais qu’il est à peu près impossible de le faire, et que même un silence durant une conversation peut être interprété comme un acte politique. La communauté démocratique étant celle de tous, par définition, même ses citoyens les plus désabusés ne peuvent y échapper. 

La révolte et la réflexion 

Dans son ouvrage L’homme révolté, Albert Camus défend l’idée qu’« il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l’homme à une certaine part de lui-même ». Les événements des derniers mois ont éveillé chez certains un sentiment de révolte. Peu importe les circonstances ayant produit cet état, Camus y voit pour la personne qui en est habitée un point déterminant dans sa quête identitaire : « une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps ». Il ira même jusqu’à soutenir que « la conscience vient au jour avec la révolte ». 

Pour en comprendre le sens profond, il faut l’avoir vécue, ce qui a été votre cas récemment à raison d’une grande majorité, et ce, indépendamment de la position que vous aviez dans le débat en question. Il n’y a donc pas de révolte inauthentique, à moins qu’elle ne renvoie qu’à soi-même, position de l’esprit peu concevable à qui se donne la peine d’y réfléchir. Et c’est probablement ce qui a mené Camus à écrire dans un élan de sagacité : « Je me révolte, donc nous sommes. » 

Ayant été privés d’enseignement sur une longue période, rares sont ceux qui dorénavant ne seront pas pleinement conscients de la valeur de leur éducation. Être dépossédé de quelque chose est parfois nécessaire afin de réaliser à quel point elle était précieuse. 

Viennent de cette prise de conscience des dispositions que certains n’avaient pas lorsqu’ils sont arrivés au collège. La plus belle et la plus saisissante de ces dernières est sans aucun doute celle qui en a conduit à entrer en classe pour la première fois de leur vie avec la ferme et entière conviction que leurs études en sont le centre, le lieu par où ils ont choisi de devenir plus que ce qu’ils sont actuellement. Voilà une disposition pratiquement inouïe dans une société où le travail conjugué à l’efficience économique règne parfois bien au-delà des aspirations propres à chacun. À cet égard, il y en a qui, à l’avenir, tâcheront d’atteindre un équilibre. On peut s’imaginer qu’y parvenir exige du temps. 

Au cours de la grève étudiante, plusieurs ici présents ont subi, de gré ou de force, les effets d’une décélération. Vous l’avez compris, dans une société comme la nôtre, une telle expérience relève presque de l’ésotérisme. Par-delà les incidences négatives de celle-ci, elle a offert quelque chose de fort convoité de nos jours : du temps pour réfléchir. Ainsi, certains ont profité notamment de ce temps pour penser à leur avenir, pour se questionner à propos du rôle qu’ils veulent jouer dans la société. Pour d’autres, ce moment a même favorisé l’émergence de nouvelles convictions qui guideront et éclaireront dorénavant leurs actions. 

Sans ajouter que quelques-uns savent désormais la profession qu’ils veulent exercer en ayant la certitude morale que leur choix est le fruit de motivations profondes et authentiques qui ne relèvent pas du hasard. Cette décélération aura permis d’embrasser tout cela, et bien d’autres éléments déterminants qui ont vitalisé et fortifié votre identité. 

Chers étudiants, j’avoue que vous avez vécu. Les événements rattachés à la grève étudiante ont aiguisé votre perception du monde. Certaines réalités vous sont plus sensibles, plus vives. Considérons, à titre d’exemple, la perception que vous avez à l’esprit de la classe qui est formée dans le cas présent. Fort probablement que la plupart d’entre vous ne la perçoivent pas comme un ensemble homogène, lorsque l’on considère les valeurs de tout un chacun. Devant cette perception, ne soyez pas désespérés, car au moins une valeur vous unit tous en ce moment même, l’une des plus fondamentales de notre société : l’éducation. Votre présence aujourd’hui en témoigne. 

(là, il faut bien mettre un bémol ; rien de tel unit les étudiants ce matin-là. Certains ont forcé le barrage de la grève, d’autres ont été forcés par une loi à enfreindre leurs convictions. L’Éducation avec un grand « É » ce matin-là n’a aucune résonance dans la tête de ces étudiants. Malgré un texte très intéressant, le prof de philo, en ce cas-là, se trompe.) 

Notre point de départ est là, quelque part autour du privilège d’apprendre en ces lieux et de la réalisation collective de cette oeuvre éternellement inachevée et de première nécessité que représente l’éducation.

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Louis Guilbault - Professeur de philosophie,  Collège de Valleyfield

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