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Junichirô Tanizaki à propos de ces lieux d’aisance qu’on appelle « bécosses »: « Toujours à l’écart du bâtiment principal, ils sont disposés à l’abri d’un bosquet d’où vous parvient une odeur de vert feuillage et de mousse »

Publié le 22 août 2012 par Donquichotte

Junichirô Tanizaki

« Éloge de l’ombre »

Les lieux d’aisance de style japonais sont conçus pour « la paix de l’esprit ».

« Toujours à l’écart du bâtiment principal, ils sont disposés à l’abri d’un bosquet d’où vous parvient une odeur de vert feuillage et de mousse ».

Inspiré des toilettes sèches en plein air de la Finlande, et sans doute mu par ce premier sentiment ressenti lorsque je suis allé pour la première fois dans une de ces « bécosses », je m’en suis construite une chez moi, à St-Anaclet. Toute en bois que j’avais récupéré d’une vieille grange centenaire qui traînait par là sur mon terrain, ma « bécosse » à moi avait un toit cathédrale, elle était superbe, je voulais que l’on rêve sous son toit ; elle avait même un petit lavabo que je pouvais alimenter en eau pendant l’été (c’était là vraiment un anachronisme, ou plutôt, un détail choquant pour le cadre que je lui avais donné), et la vue que l’on avait lorsque l’on était bien installé, pour faire la chose comme on dit, donnait sur la vallée du 4ième rang de S-Anaclet. Cette vallée se prolongeait jusqu’au fleuve St-Laurent que nous apercevions au loin : notre mer à nous, les gens du Bas du Fleuve, tellement l’écart entre les deux rives du fleuve est important (35 kilomètres). Dans cette vallée subsistaient encore quatre agriculteurs dont les opérations laitières suffisaient à leur apporter le gagne-pain suffisant. Mais pour nous, ces gens peignaient le décor sublime dont chacun peut rêver s’il vit à la campagne : des vaches dans les champs, des petites collines qui empêchent que la vue que nous avons soit trop plate, des arbres ici et là, des trembles et des bouleaux principalement, des cormiers aussi qui se gorgeaient de ses petites boules rouges à chaque automne, des cerisiers sauvages – mais quelles cerises, dont nous faisions un vin maison, avec un peu de sucre et quelques germes de blé ! – des granges avec des silos, hauts jusqu’au ciel, comme on n’en voit plus, tellement la mode est au petits ballots tout enveloppés d’un blanc linceul, des tracteurs et autres instruments qui attendent la reprise du travail. Et des hommes, oui, des hommes fourbus, tués, sinon marqués physiquement par le travail, et qui souvent conduisent leur tracteur debout, à la lueur des phares, à des heures impossibles (la nuit aussi si souvent), le dos courbé, et arqué, un dos qui leur pèse, (ils ne peuvent plus s’asseoir, sinon après être allé à leur séance de physio, ou de kiné, ou de...) qui réduit peu à peu leur capacité, leur énergie, leur moral souvent (certains vont se suicider) ; oui, un dos qui n’a plus de force et qui attend une paix qui ne vient pas.

Je dis qu’ils nous donnaient un décor, c’est vrai ; mais pour peu que nous prenions attention à eux, à leur travail quotidien, pour peu que nous entretenions de bonnes relations avec eux, nous comprenions que notre décor était un décor de cinéma, pourtant réel, il est vrai, mais un décor de carton pâte dont les concepteurs, et les acteurs, - et nous finalement comme spectateurs - étions des gens réels, de chair fraîche, d’âmes en peine, de rêves éveillés, et de labeur infini.

Pourtant, comme je me rappelle bien cette bécosse, où j’allais tous les jours – rarement je choisissais d’aller à notre toilette intérieure, avec ses attributs du 20ième siècle (chasse d’eau, filtre odorant, lave-main, et serviettes à portée de la main, savon odoriférant, ventilateur pour chasser les mauvaises odeurs...). Oui, les odeurs, que dire ? L’odeur d’une « bécosse » qui se mêle avec l’odeur d’un foin que l’on vient de couper, avec celui des engrais que l’agriculteur vient de mettre au sol, associé avec celui des bêtes toutes proches qui mugissent, qui folâtrent, qui s’accouplent, qui hurlent leur plaisir du plein air, oui, cette odeur que je respire toujours, il me semble, quand je vais dans nos campagnes, cet odeur « mixte » avait un ravissement qui me confondait.

Nos anciens, nos cultivateurs, avec leurs lieux d’aisance qui n’ont peut-être pas la poésie de lieux semblables au Japon, avaient créé un spectacle de jardin. J’avais reproduit ce spectacle dans mon arrière-cour, à l’endroit le plus beau, j’entends avec la plus belle vue que pouvait offrir notre grand jardin (une terre de 100 hectares). Même la maison principale n’offrait pas un aussi beau spectacle. Je voulais, en fait j’avais compris, même si je n’avais jamais lu Junichirô Tanizaki, qu’un tel lieu me donnerait des émotions qu’il est difficile de décrire ; oui, il faut bien le dire, les « bécosses » finlandaises que j’avais fréquentées m’en avaient donné l’intuition. Le silence est la règle de base lorsque vous occupez ce lieu, la méditation est le sentiment le plus important, les problèmes sont évacués parce qu’ils n’y ont pas leur place. Et lorsque vous avez cette chance d’y aller alors qu’il pleut, vous atteignez une sorte de nirvana (évidemment le mot est un peu fort), celui que procure le bruit apaisant des gouttes qui tombent, celui d’une herbe ou de feuilles toutes proches qui vous jettent leurs odeurs mouillées. Et si c’est le soir, et que vous avez pris soin d’allumer des chandelles dans ce lieu divin, vous êtes dans une sorte de paradis perdu au fond de nulle part. Et si vous êtes allé à ce lieu d’aisance et que votre séjour a duré, duré, plus qu’il n’est besoin, personne ne vous fera de remarques à votre retour dans la maison; chacun a bien compris. Et chacun vous laissera vous raccorder au temps qui a passé et aux discussions qui avaient cours avant votre départ.

Je garde cette impression que nos anciens avaient le don de poétiser toute chose, ainsi cet amalgame, cette façon d'introduire avec goût un lieu vu comme sordide dans la nature. Une "bécosse" pour moi est un lieu naturel qui demande le respect, un lieu où les images qui l'entourent et donnent le ton, parfois un peu kitch, sont des images sacrées; c'est celle de petites images presque pieuses, genre des petits anges qui se donnent la main et claironnent leur bonheur dans des teintes de bleu pâle, de rose désuet, de vert émeraude (des images de nos grand-mères que ma femme avaient retrouvées au grenier et dont elle avait tapissé un mur); c'est celle aussi des herbes et fleurs séchés que l'on cueillait tout autour, et que ma femme disposait avec goût, presque avec élégance tellement l'ensemble était harmonieux, celle aussi de cette petite lampe ancienne recouverte d'un vieux cuir tanné et roussi par le temps, celle de d'autres objets hétéroclites, vieilles cuillères, vieux balai, vieux cuivre dans lequel on avait posé le savon, et ce vieux tonneau dans lequel on mettait la sciure de bois et cet autre en étain pour garder la chaux qu'il fallait étendre sur les restes de notre passage en ce lieu d'aisance. Une vieille lanterne ornait le plafond même si elle ne servait pas; nous préférions de loin allumer une bougie dans ce petit vase ancien chiné je ne me rappelle plus où.

Quand les gens venaient chez nous pour la première fois, nous devions leur indiquer la règle qui permettait que ce lieu d'aisance demeure un endroit privé, presque confidentiel, un lieu de paix et de méditation, et qui est la suivante: quand vous voyez que la porte de la "bécosse" est ouverte, c'est que c'est occupé; et quand la porte est fermée, c'est que c'est libre, vous pouvez y aller. Cela faisait toujours rire; mais lorsque la personne avait profité une seule fois de ce lieu, en paix, écarquillant les yeux, ouvrant toutes grandes les oreilles, humant l'air ambiant, profitant du paysage, écoutant le bruit des oiseaux, et du vent et du bruissement des feuilles dans les arbres.... elle comprenait.

La pénombre dans les lieux d'aisance au Japon n'a rien à voir avec ce que je viens de décrire, mais le texte de Tanizaki m'a inspiré. Ce qu'il abhorre de nos toilettes en Occident, c'est le fait du tout hygiénique, du tout chaud (chauffage), du tout éclairé (comme s'il fallait absolument se voir le cul au travail) et que l'on ne laisse pas deviner "la limite entre ce qui est propre et ce qui l'est moins". Il voit bien que le Japon lui aussi est en train de changer, il a vécu au début du 20ième siècle, mais il ne peut se résoudre à accepter que le Japon emprunte cette voie qu'on dit "moderne". Ainsi, pour lui, "le raffinement est chose froide", il ne devrait pas y avoir de chauffage dans les lieux d'aisance; et il se résout difficilement à accepter que l'on pose au sol du carrelage, même s'il convient que "sur un sol de planches ou couvert de nattes, l'on aura beau se surveiller et passer le chiffon ponctuellement, les salissures finissent tout de même par sauter aux yeux".

Pour lui, la lumière crue de nos toilettes occidentales empêche que l'on "se complaise" en ces lieux. Pour Tanizaki, la véritable poésie d'un lieu d'aisance est suggérée par les demi teintes et la pénombre dans laquelle on garde ce lieu; pour lui, "il est infiniment préférable, dans un endroit comme celui-là, de tout voiler d'une pénombre indistincte, et de ne laisser qu'à peine deviner la limite entre ce qui est propre et ce qui l'est moins". C'est pour ces raisons, dit-il, qu'il a eu beaucoup de difficultés, lorsqu'il a fait construire sa maison, à adapter ses préférences personnelles avec les exigences de construction moderne. Ses choix étaient, rappelle-t-il, tellement complexes (mélange de lumière et de pénombre, exigence du bois pour la cuvette et le souci de la propreté, et autres critères d'agréabilité pour l'oeil) qu'il a dû y renoncer tellement le coût de la construction était exorbitant. Mais il se demande quand même, au terme de tout cela, "pourquoi, les choses étant ce qu'elles sont, nous n'attachons pas un peu plus d'importance à nos usages et à nos goûts, et s'il était vraiment impossible de nous y conformer davantage".

Je me dis, il aurait sans doute aimé mon choix de construire une "bécosse" hors de la maison, à environ 5o mètres, sans chauffage, sans éclairage direct, sans ce souci d'un plancher parfaitement propre; et avec tous les avantages d'un contact intime avec la nature qui nous enveloppait de son air, de son odeur, de ses bruits, de sa magnificence. Bien sûr, il faut avoir le terrain.

Je continuerai ce texte demain.


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