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N'êtes-vous que des poires ?

Par Lukasstella

Raoul Vaneigem Raoul Vaneigem, septembre 2012

En 1898, Zo d'Axa, s'indigant de la stupidité dominante, intitulait son pamphlet: "Vous n'êtes que des poires !" Le constat, hélas, n'a rien perdu de sa pertinence et c'est seulement le souci de ne verser ni dans le mépris ni dans la généralisation qui m'invite à lui prêter une forme interrogative. Il ne convient pas de désespérer ceux que la crétinisation médiatique n'a pas réussi à entamer parce qu'ils ont gardé le goût de vivre et que, chez eux, l'intelligence sensible l'emporte sur le calcul. On peut juger atterrant le spectacle de populations résignées à pourrir sur pieds dans le marais financier qui prolifère partout, stérilise les sols, engloutit les acquis sociaux. Mais la fonction du spectacle n'est-elle pas d'entretenir, en l'agrémentant de divertissantes vulgarités, le désespoir, la peur et la résignation qui sont les meilleurs soutiens de l'oppression étatique et mafieuse ?

Alors que toutes les idéologies, dont la vogue, hier encore, était énorme, sont tombées en désuétude après avoir amplement prouvé leur ineptie, l'arsenal médiatique tente de remettre en scène des croyances avariées et périmées, entachées de boue et de sang. Le capitalisme boursicoteur solde les débris du passé en ruinant le présent. Il assure la vente promotionnelle des décombres, il jette sur le marché des idées mortes qui, si ridiculement délabrées qu'elles soient, sont hâtivement galvanisées et remises au goût du jour. L'Etat et les multinationales misent sur la frayeur sécurisée et sur la peste émotionnelle pour affubler d'habits neufs des idéologies aussi putréfiées et nauséabondes que le patriotisme, le communautarisme, le tribalisme, le néo-libéralisme, le néo-communisme, le néo-fascisme, la bouffonerie socialiste. En favorisant les replis communautaristes, l'Etat donne des armes à un racisme que son hypocrisie humaniste condamne, dans le même temps que sa pratique des exclusions, de l'anathème et du ghetto le ravive.

Quoi de plus profitable aux affaires qu'un chaos où chacun manifeste sa détestation de l'autre et le mépris de soi !
[...]

Des milliards circulent dans le cercle vicié de la finance internationale, des banques, des mafias mondiales, qui détruisent ou délocalisent les entreprises, augmentent le nombre de chômeurs et pressent cyniquement les gouvernements de diminuer l'aide aux indigents. Tandis que l'argent dévalue, les marchés financiers s'enrichissent et les populations continuent de voter docilement pour ceux qui les escroquent et les persuadent de cracher au bassinet sans rechigner.

Il y a, en effet, de quoi s'indigner. Mais l'indignation est un feu de paille dans un monde livré à la glaciation du profit. Elle est vouée à l'éphémère si elle n'éclaire pas de sa chaleur festive ce projet d'une vie autre qui est au coeur du plus grand nombre. Trop de contestataires ont cru porter à un capitalisme, s'effondrant sous le poids de son absurdité, des coups qui se voulaient mortels et n'étaient que d'allégoriques moulinets de matamores. La révolution de la vie quotidienne ne consiste pas à se défouler, à brûler les symboles de l'oppression, à tirer vengeance des fantoches du pouvoir - patrons, policiers, hommes d'Etat. Le vieux monde est coutumier de ces exutoires que la violence débridée ménage aux frustrations qu'il accumule quotidiennement. Ce que la représentation specataculaire est incapable de saisir, c'est cette vie clandestine qui le mine peu à peu et sur laquelle il n'a aucune prise, parce qu'elle niche au coeur de chacun.

C'est là, dans la clandestinité d'existences qui se cherchent, que s'élabore lentement une société nouvelle. C'est là que la gratuité de la vie incitera de plus en plus à passer outre aux diktats de l'Etat mafieux, à ne plus payer pour les biens d'une terre qui est à nous, non aux marchands qui la dévastent. 

Partout où renaîtront l'expérience autogestionnaire et la démocratie directe, la gratuité mettra entre nos mains une arme absolue contre la dictature des marchés, où tout se monnaie et se corrompt, à commencer par les moments péniblement et passionnément vécus chaque jour.


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