« Mon cher Lucien Maury*ANDRÉ GIDE. (Octobre 1950) »
N'en doutons pas : le Barabbasde Pär Lagerkvist est un livre remarquable ; et je vous sais grand gré de m'en avoir réservé la primeur, ainsi que vous aviez déjà fait pour le Nain du même auteur, qui fut si chaleureusement accueilli par la critique et par le public il y a trois ans**.Lorsque vous m'avez apporté la traduction de Barabbas, vous avez tant fait que de me donner grand désir de le lire ; mais je ne pouvais me douter encore de l'extrême intérêt que je prendrais à ma lecture. Au surplus, j'y étais merveilleusement (et je n'ose dire providentiellement) préparé par l'Histoire des Origines du Christianisme, dans laquelle j'étais plongé depuis un mois. Renan m'avait magistralement mis à même de comprendre avec quelle intelligente exactitude Par Lagerkvist avait mis en valeur les mystérieux ressorts d'une conscience à l'état naissant, secrètement tourmentée par le Christ, alors que la doctrine chrétienne restait encore elle-même en formation, et que le dogme de la résurrection dépendait du témoignage flottant des crédules, en passe de devenir des croyants.Dans ce que vous m'aviez dit d'abord, cher Maury, je ne pouvais qu'entrevoir à quel point le récit des aventures de Barabbas était lié à l'histoire de la crucifixion du Sauveur ; à quel point l'évolution trouble du bandit restait en fonction de ce qu'il avait vu sur le Golgotha, ou cru voir, et de tous les « on dit » qui suivirent de près cette divine tragédie — dont devait dépendre par la suite le sort de l'humanité presque entière. Et c'est bien là le « tour de force « de Lagerkvist, de s'être maintenu sans défaillance sur cette corde raide tendue à travers les ténèbres, entre le monde réel et le monde de la Foi.La dernière phrase du livre reste (volontairement sans doute) ambiguë : « quand il sentit venir la mort dont il avait toujours eu si grand'peur, il dit dans les ténèbres, comme s'il s'adressait à la nuit : A toi je remets mon âme ».Ce « comme si » laisse douter si ce n'est pas au Christ plutôt, et sans trop s'en rendre compte qu'il s'adresse : et si le Galiléen finalement « ne l'a pas eu ». Vicisti Galileus***, comme disait Julien l'Apostat.Vous m'affirmez, cher Maury, que cette ambiguïté existe également dans le texte original. La langue suédoise nous a donné, nous donne encore des œuvres si remarquables que bientôt il va devenir indispensable, à l'homme qui se veut cultivé, de la savoir pour pouvoir bien apprécier le rôle important que la Suède s'apprête à jouer dans le concert européen.
in Pär Lagerkvist, Barrabas,traduction de Marguerite Gay et Gerd de Mautortavant-propos de Lucien Maury, lettre d'André GideLibrairie Stock, Delamin et Boutelleau, 1950, Paris
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* On sait l'intérêt de Gide pour les littératures étrangères. La littérature scandinave n'y échappe pas et dans le troisième volume du Répertoire des lectures d'André Gide (Birkbeck College, 2006), Patrick Pollard lui consacre une large part. Lucien Maury (1872-1953) fut l'un des passeurs entre Gide et la Suède qu'il découvre entre 1901 et 1907, alors qu'il est lecteur de français à l'université d'Uppsala. Critique, il signe dès 1911 des articles élogieux sur les œuvres de Gide, avant de créer en 1919 la collection Bibliothèque scandinave aux éditions Stock. On lui doit la publication en France de plus de soixante-dix ouvrages dont ceux d'August Strindberg, Selma Lagerlöf, Pär Lagerkvist, Herman Bang, Sigrid Undset... Il choisit notamment de mettre le projecteur sur les écrivains prolétariens comme en témoigne son Panorama de la littérature suédoise contemporaine (Le Sagittaire, 1940).** Le Nain est paru en 1944 en Suède et en 1946 en France dans une traduction de Marguerite Gay et avec un avant-propos de Maury, dans la Bibliothèque scandinave de Stock, Delamain et Boutelleau. Langerkvist obtiendra le Prix Nobel en 1951, un an après la sortie de Barabbas qui fera l'objet d'adaptations cinématographiques en 1953 et en 1962 dans la version de Richard Fleischer avec Anthony Quinn dans le rôle titre.*** Sic pour « Vicisti, Galilæe », « Tu as vaincu, Galiléen », mot visionnaire mais apocryphe de Julien à sa mort en 363 à la bataille de Ctésiphon, mis dans la bouche de l'empereur un siècle plus tard par l'historien chrétien Théodoret de Cyr.