Charles Mellin (Nancy, c.1597-Rome, 1649),
La Charité romaine, sans date
Huile sur toile, 97 x 73 cm, Paris, Musée du Louvre
(cliché © RMN-GP/Franck Raux)
Aux fidèles de Passée des arts, le nom d’Il Festino ne sera pas complètement inconnu. J’avais, en effet, attiré votre attention sur l’excellente prestation de ce jeune ensemble baroque lors de l’édition 2011 du Festival de musique de Richelieu où il interprétait un programme au titre évocateur de L’Amour et Bacchus. Si une pièce qui avait enchanté le public se retrouve aujourd’hui dans son premier disque, qui paraît chez le label belge Musica Ficta, les ambitions en sont assez différentes, puisqu’il nous propose une sélection d’airs italiens composés sous le règne de Louis XIII (1610-1643).
Souligner les rapports souvent extrêmement étroits existant, dès le XVIe siècle, entre l’Italie et la France dans le domaine artistique peut apparaître comme extrêmement convenu voire maladroit tant ce point relève de la plus complète évidence. Les campagnes militaires de Charles VIII, Louis XII puis François Ier, l’arrivée à la cour de princesses comme Catherine puis Marie de Médicis ont créé, de façon plus ou moins pacifique, les conditions idéales pour que les cultures des deux pays se rencontrent et produisent des chefs-d’œuvre où chacun apporte une part de son identité propre. Entre cent autres exemples d’artistes ayant contribué à acclimater en France l’idiome ultramontain, on pourrait citer Léonard de Vinci qui, durant ses ultimes années ligériennes, a contribué à façonner en partie le château de Chambord, Primatice appelé à Fontainebleau pour seconder Rosso Fiorentino dont il achèvera et prolongera l’œuvre qui fera d’ailleurs école sur place, ou encore Sebastiano Serlio concevant les plans du château d’Ancy-le-Franc et, bien entendu, tous les peintres qui firent le voyage jusque vers la péninsule, d’où certains revinrent, comme Simon Vouet ou Jacques Blanchard, mais où d’autres firent l’intégralité de leur carrière, tels Valentin de Boulogne, Le Lorrain ou Poussin. La musique ne pouvait rester à l’écart de cette italianisation du goût mais elle s’opéra de façon plus sélective que dans d’autres disciplines, de la même manière qu’au début du XVIe siècle, les principaux éléments qui avaient retenu l’attention des chevaliers français ayant participé aux Guerres d’Italie n’allaient pas, au départ, au-delà de l’ornement. Suivant une logique parente, ce sont donc les formes musicales ultramontaines les plus simples, comme la villanelle et la canzonetta, qui pénétrèrent en France et allèrent féconder le genre de l’air de cour, très prisé dans la première moitié du XVIIe siècle, dont la configuration associant une voix soliste accompagnée par un instrument à cordes pincées, souvent un luth, correspondait parfaitement à la recherche de netteté formelle, de sobriété dans les effets et d’élégance dans l’expression typiques de l’esthétique française, tendant vers une épure déjà classique assez éloignée de l’expressivité exacerbée du premier baroque italien.
Les dix airs regroupés, aux côtés de trois pièces instrumentales et de trois airs espagnols, ces derniers témoignant de la faveur dont jouissait la musique d’inspiration ibérique à Paris, en particulier depuis le mariage de Louis XIII et de l’infante Anne d’Autriche en 1615, comme en atteste le succès de Luis de Briceño, récemment ressuscité par le Poème Harmonique, dans l’anthologie proposée par Il Festino constituent l’essentiel des compositions sur des textes italiens dus à des musiciens français. Le plus ancien d’entre eux, le luthiste Gabriel Bataille (c.1575-1630) est surtout connu aujourd’hui pour ses arrangements pour luth et voix seule de compositions polyphoniques, six livres publiés par son ami, l’éditeur Pierre Ballard, entre 1608 et 1615, même s’il produisit aussi des airs et des ballets, ses qualités lui valant d’occuper le poste de Maître de la musique de Marie de Médicis, en alternance avec le blésois Antoine Boësset (1586-1643), également représenté dans cet enregistrement, dont la renommée, principalement de compositeur d’airs de cour – il en laisse quelque 200, auxquels il faut ajouter des ballets et, sans doute, des pièces sacrées à l’authenticité incertaine, superbement enregistrées par l’ensemble Correspondances –, fut telle qu’elle lui valut d’être nommé Surintendant de la musique de la chambre du roi en 1623. C’est au service du frère du roi, Gaston d’Orléans, que le languedocien Étienne Moulinié (1599-1676) fit, lui, l’essentiel de sa brillante carrière qui le conduisit à composer aussi bien dans le domaine profane que sacré (motets, Missa pro defunctis) ; des trois compositeurs ayant produit des airs italiens ou espagnols, il est sans doute celui que les influences des répertoires étrangers, mais aussi populaires, marquèrent le plus profondément. Sans entrer trop avant dans le détail – je renvoie le lecteur désireux d’en apprendre plus à la notice très documentée du disque –, soulignons qu’outre leur beauté propre qui fait honneur à leurs signatures prestigieuses, ces airs apparaissent comme une synthèse réussie entre les nouvelles exigences expressives venues d’outre-monts et la tempérance propre à l’esthétique française. Qu’ils dépeignent les emballements de l’amour (Non ha sott’il ciel, Moulinié) ou ses tourments (Non speri pietà, Boësset), qu’ils se déploient en allégories un rien précieuses (L’Anemone fastosa, Boësset) ou se parent de teintes légèrement plébéiennes (Orilla del claro Tajo, Moulinié), ces morceaux demeurent toujours, malgré l’impression de simplicité qui s’en dégage, d’une facture finement ouvragée qui en dit long sur le processus de digestion et de décantation opéré par les compositeurs qui ne sont jamais contentés d’imiter servilement des modèles étrangers.
L’ensemble Il Festino (photographie ci-dessous) aborde ce répertoire en trouvant d’emblée un parfait équilibre entre naturel et art qui rend sa prestation souvent enthousiasmante. Le luthiste Manuel de Grange a réuni autour de lui deux chanteurs, dont l’un est également gambiste, et deux musiciens, constituant un petit groupe suffisamment réduit pour recréer de façon crédible l’atmosphère d’un salon – disons ici que la prise de son chaleureuse et aérée de Manuel Mohino y concourt également – tout en autorisant une variété de couleurs très séduisantes (les violistes sont excellents), lesquelles ne sont pas sans rappeler par instants la palette du Poème Harmonique. Animés d’un très louable souci de varier les climats, les instrumentistes font preuve de beaucoup de réactivité et de précision, et se révèlent des accompagnateurs aussi inventifs qu’attentifs. La soprano Dagmar Saskova rayonne sur l’intégralité de cet enregistrement par la qualité de son timbre lumineux et sensuel, par la fluidité et la clarté de son élocution, par l’attention qu’elle porte aux moindres inflexions des textes et l’investissement de tous les instants qu’elle met à les servir. Sans jamais se départir de la retenue qui sied au style français, usant de l’ornementation avec beaucoup de finesse, elle rend perceptible tout ce que l’Italie apporte à ces musiques en termes de souffle dramatique et confère, en particulier, une dimension réellement touchante aux airs les plus émotionnellement denses comme O stelle homicide ou Non speri pietà. La rejoignant le temps de quelques pièces, le ténor Francisco Javier Mañalich, sans démériter, paraît un rien plus pâle et moins impliqué face à une partenaire qui a, il est vrai, placé la barre fort haut. Manuel de Grange dirige son ensemble avec un goût très sûr que nourrit, à n’en pas douter, une connaissance approfondie de ce répertoire plus exigeant qu’il y paraît. Ses choix esthétiques sont d’une grande justesse et on lui sait notamment gré d’avoir l’intelligence de respecter l’essence de ces compositions en leur insufflant toute l’éloquence qu’elles requièrent sans jamais forcer sur les effets. Il faut saluer, pour finir, le courage d’Il Festino et de son éditeur d’avoir choisi, pour un premier disque, d’explorer des chemins musicaux peu fréquentés plutôt qu’avoir opté pour un programme certainement plus vendeur mais rebattu ; cette volonté de sortir de la routine, qui devrait animer tous les interprètes baroques, les honore tous les deux.
Je vous recommande donc cette réalisation très réussie, qui conjugue un véritable esprit de découverte et une démarche artistique cohérente et convaincante. Il faut souhaiter maintenant que ce projet rencontre un large public afin qu’Il Festino puisse poursuivre un travail dont le premier fruit est indiscutablement prometteur et continuer à ressusciter pour nous les trésors négligés qui, comme ces airs aux saveurs italiennes et françaises, n’attendent que de renaître.
L’Air italien en France au temps de Louis XIII : œuvres d’Antoine Boësset (1586-1643), Étienne Moulinié (1599-1676), Gabriel Bataille (c.1575-1630), Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Gaspar Sanz (1640-1710), Robert Ballard (c.1575-c.1650)
Il Festino :
Dagmar Saskova, soprano
Francisco Javier Mañalich, ténor & viole de gambe
Ronald Martin Alonso, viole de gambe
Hannelore Devaere, harpe
Manuel de Grange, luth, guitare & direction
1 CD [durée totale : 57’04”] Musica Ficta MF8014. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Étienne Moulinié, Non ha sott’il ciel
2. Gabriel Bataille, Credi tu per fuggire
3. Antoine Boësset, Non speri pietà
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
L’air italien en France au temps de Louis XIII | Compositeurs Divers par Manuel de GrangeIllustrations complémentaires :
Jacques Blanchard (Paris, 1600-1638), Angélique et Médor, début des années 1630 ? Huile sur toile, 121,6 x 175,9 cm, New-York, Metropolitan Museum of Art
Jacques Blanchard (Paris, 1600-1638), La Mort de Lucrèce, sans date. Huile sur toile, 74 x 61 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts
Suggestion d’écoute complémentaire :
Outre les enregistrements consacrés par le Poème Harmonique à Moulinié (L’Humaine comédie, Alpha 005) et Boësset (Je meurs sans mourir, Alpha 057), deux incontournables pour tout amateur d’air de cour français du XVIIe siècle, un disque paru, tout comme celui d’Il Festino, chez Musica Ficta, me semble lui offrir un complément assez idéal tout en le prolongeant, puisque le répertoire qu’il explore s’étend jusqu’au siècle suivant. Les Parodies spirituelles et spiritualité en parodie offertes par Céline Scheen et Les Menus-Plaisirs du Roy sont un moment délicieux qui documente avec intelligence et sensibilité les adaptations de textes sacrés sur des airs profanes et les vaudevilles fustigeant les déviances, réelles ou supposées, du clergé. Un régal tour à tour grave et piquant que je vous invite à découvrir plus avant dans la chronique que j’avais consacrée à cette réalisation lors de sa parution.
Parodies spirituelles et spiritualité en parodie, œuvres de Jean l’Évangéliste d’Arras (XVIIe siècle), Michel Corrette (1707-1795), et anonymes.
Céline Scheen, soprano
Les Menus-Plaisirs du Roy
Jean-Luc Impe, archiluth & direction
1 CD Musica Ficta MF8010. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :