Cappella, Chœur de Namur, L. G. Alarcón, F. Guimarães & A. Meerapfel (de dos), © Bertrand Pichène, Ambronay
Rappelons-nous, c'était voici pile deux ans, le 11 septembre 2010 : Leonardo García Alarcón et ses troupes (ci-dessus) remettaient en selle, lors du Festival d'Ambronay où ils sont en résidence, un dialogue (oratorio) d'un compositeur calabrais extrêmement obscur, Michelangelo Falvetti (1642-1692), Il Diluvio Universale (1682). Menée à bien à la suite d'échanges avec le musicologue Nicolò Maccavino, cette résurrection, couronnée d'un clair succès, ne prit véritablement son envol qu'à l'occasion de la tournée européenne, consécutive à la reprise ambronaisienne de l'année suivante : ce fut en vérité un triomphe, sanctionné par une presse unanime. Le même consensus - auréolé d'une place enviable au box office - vit le jour au sujet de l'enregistrement CD concomitant : nos propres colonnes n'étant pas, d'ailleurs, en reste d'éloges.En somme, une sorte de mythe à génération spontanée, dont l'emballement avait tout d'un piège, pour la Cappella Mediterranea comme pour son chef - dès cet instant, si l'on peut dire, attendus au tournant. Surtout lorsqu'a commencé à bruire le projet d'un autre Falvetti, daté de 1683, second et dernier ouvrage biblique intégralement parvenu jusqu'à nous ! De quoi déclencher en attendant un véritable buzz, propre à remplir comme un œuf, ce 14 septembre 2012, une abbatiale d'Ambronay rehaussant l'ouverture son XXXIII° Festival des ors de ce nouveau Nabucco.
S'il s'agit bien, présentement, du roi babylonien Nabuchodonosor II (604-562 av. JC) que traitèrent cent cinquante-neuf ans plus tard Temistocle Solera et Giuseppe Verdi, la ressemblance s'arrête là. Le dialogue sacré conçu à Messine par le librettiste Vincenzo Giattini ne fait même pas allusion à la fille du souverain, Abigaïl, qui sera pour sa part le moteur du drame familial et politique belcantiste du Risorgimento. Giattini au contraire - et cela s'avère déterminant pour le traitement musical - s'en tient aux chapitres II et III du Livre de Daniel, dont la portée s'avère autrement plus philosophique, que sociale. Dans ces pages, trois jeunes Israélites qui refusent obstinément d'idolâtrer, comme il est exigé d'eux, la nouvelle statue d'or à l'effigie du tyran de Babel, se voient jetés vivants dans un brasier ardent, dont ils réchappent intacts. Auprès de ces trois héros (Anania, Azaria et Misaele, adolescents incarnés par des voix de femmes) n'évoluent, outre Nabucco, que son préfet des milices Arioco et le prophète Daniel lui-même. Au cours du prologue, conformément aux lois du genre, trois allégories (l'Orgueil, l'Idolâtrie et le fleuve Euphrate) complètent une distribution que couronne un recours, modéré mais fort efficace, au chœur.
Gardes de l'époque de Nabuchodonosor II, roi de Babylone (604-562 av. JC)
Nous voici donc dans le sobre ; d'autant que le texte littéraire, procédant par phrases courtes et imagées, est aussi dru que remarquablement concis, l'action se voyant conduite à son terme métaphysique sans circonvolution ni temps mort. Assurément, il y a moins de théâtre ici que dans le précédent Diluvio : focalisée sur la désobéissance des Juifs, elle-même révélatrice de la vanité du pouvoir impie, la pièce ne recherche a priori, à rebours de son aînée, aucun effet. Pourtant, comme l'imagination de sa musique s'en révèle débordante ! En à peine plus d'une heure, Falvetti parvient à nourrir cette trame assez maigre de toute sa maîtrise, harmonique, mélodique, rythmique, homophonique/contrapuntique - cela, sans préjudice bien sûr de la grande variété des formes convoquées.L'introduction de l'oratorio constitue, ni plus ni moins, l'une des plus belles pages qu'il nous ait été donné d'entendre dans le répertoire baroque, certes pas pauvre en la matière. Censée figurer la calme majesté de l'Euphrate, elle fait dérouler par les instrumentistes un dessin homorythmique obstiné : entêtant, hypnotique, celui-ci plonge l'auditeur dans le même procédé de vertige et d'ivresse un tant soit peu répétitive dont sauront user plus tard un Richard Wagner (prélude de Das Rheingold, de même inspiration fluviale) ou - encore plus près de nous - un John Adams (ondulations initiales de Nixon in China) !
Fernando Guimarães (Nabucco), © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Les ritournelles instrumentales, lorsqu'elles sont requises, se situent toujours au-delà du décoratif : elles sont consubstantielles à l'état d'âme des personnages impliqués. De fait, un atout majeur de Michelangelo Falvetti, d'après les deux dialogues que connaissons désormais de lui, est la prodigieuse richesse psychologique qu'il sait confier, avec la plus grande économie de moyen, à ses protagonistes. Au chœur, le cas échéant, de les paraphraser, avec une élégance qui préfigure les plus belles réussites de Haendel dans le domaine de l'oratorio (en langue italienne ou anglaise). D'autres trouvailles abondent, au sein desquelles les deux sinfonie adossées au rôle de Nabucco, l'une ponctuant une stupéfiante scène de songe, l'autre faisant procession à la statue que le roi impose de révérer. Le plus saisissant est pour conclure : après une scène d'interrogatoire obsédante, trois airs consécutifs, d'une incomparable beauté, sont exhalés par les trois Israélites suppliciés, avant une courte péroraison chorale Mortale, è piu che vero - puis, rien d'autre. Magistral !Pour servir une partition aussi inédite que risquée, Leonardo García Alarcón (ci-dessous) s'est bien entendu entouré des fidèles qui nous ont souvent régalé dans d'autres projets. "Son" Chœur de Chambre de Namur en premier lieu : comme à l'accoutumée ductile, précis, incisif, mur de Chaldéens obéissants et déterminés bâtissant d'impressionnantes murailles humaines que le doute n'effleure pas. Le doute - celui de l'impie, bien sûr - est la clef de ce chef d'œuvre ; à cet égard, la doublette constitué par le chef de la milice Arioco (Fabiàn Schofrin) et Nabucco (Fernando Guimarães, ci-dessus) est exemplaire de l'art du compositeur. Lequel admirer davantage de leurs airs d'entrée respectifs, Regie pupille et Per non vivere infelice, aux harmonies troublées d'anxiété, antipodes des certitudes et arrogances régaliennes ?
Leonardo García Alarcón, © Jacques Verrees
Si Schofrin (ci-dessous), privé du recours aux prestations extraverties que lui offraient Diluvio et autres Ulisse, conserve avec persévérance une noblesse de ligne qui compense l'étroitesse précautionneuse d'un matériau dorénavant élimé, le souple Guimarães (notre chanteur de l'année 2011) n'éprouve pas de difficultés à moirer d'épanchements lyriques son emploi de dictateur pusillanime. Il livre, à partir de son Vendette non v'armate, harangue militaire à l'accompagnato de basse haletant, une richissime scène de folie entrecoupée de quolibets, lui permettant d'exploiter avec bonheur des arêtes hallucinées de son talent, que nous ne lui connaissions pas encore. Et comme à l'occasion du Diluvio, c'est en Mariana Flores (ci-dessous) que le Portugais trouve son meilleur répondant.La soprano adamantine, en charge d'une allégorie (Idolâtrie) et surtout d'Azaria, l'un des trois adolescents, ne cesse de signer des performances superlatives, au cours de ces recréations baroques dont Alarcón - son époux à la ville - a le secret. Après nous avoir enchanté en tendre Rad du Diluvio, en mutine Vénus d'Ulisse, elle ajoute ici à sa panoplie un court mais spectaculaire parcours mystique. C'est évidemment son transcendant air final (interpolé entre les deux autres) La mia fede dal fuoco nasce, qui lui permet, avec des accents de Pietà, de se hisser degré par degré, tangiblement, jusqu'à la cité céleste. Caroline Weynants (ci-dessous) - déjà louangée lors des productions antérieures - fait merveille à ses côtés, dans la peau du jeune Anania, dont l'air cristallin et renversant Tra le vampe d'ardenti fornaci, qui ouvre le triptyque conclusif, ne cède en rien à celui précité. Magdalena Padilla Osvaldes (ci-dessous), pour sa part, s'acquitte très correctement du rôle de Misaele, le troisième martyr, même si le timbre n'enthousiasme pas autant que celui de ses consœurs.
M. Flores, C. Weynants, M. P. Osvaldes, L. G. Alarcón & F. Schofrin, © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Deux basses, elles aussi des fidèles, parachèvent la distribution : le fleuve Euphrate s'exprime par la voix de Matteo Bellotto (Diluvio, Ulisse), onctueuse et rassurante ; tandis que le prophète Daniel, dont la contribution importante ressortit - au moins en partie - à une fonction de Testo (témoin), est confié à Alejandro Meerapfel (Dido and Aeneas, Judas Maccabaeus, Vespro a San Marco). Son matériau souple, assez peu sonore mais enveloppant, tient quelque part du grand Peter Kooy, et lui autorise, par exemple, un irrésistible et consolateur Su le cime de' capi regnanti.Bas-relief de l'époque d'Assurbanipal (668-631 av. JC)
Gardons pour la fine bouche une belle particularité sonore, inaugurée lors du Falvetti I, et cette fois travaillée de manière plus conséquente : le recours à des instruments turco-persans. Le chef argentin a non seulement rappelé Keyvan Chemirani aux percussions (zarb ou tombak, oud, darf ou daf) ; mais encore a-t-il retenu un ney, sorte de flûte orientale, que joue Kasif Demiröz, ainsi qu'un duduk et un kaval confiés à Juan Lopez de Ullibarri. Sur le papier, c'est beaucoup, rapporté à un effectif "classique" qui n'a rien de pléthorique ! Leur usage récurrent vise, souvent avec succès, l'effet le plus sûr, spécialement dans l'air ultime d'Anania. Astucieusement approprié à la thématique babylonienne, cet exotisme assez gratuit, mais très calculé et assez bien canalisé, contribue par ses mélismes oniriques à notre envoûtement. Pour autant, la justesse n'y est pas toujours au rendez-vous - et surtout, sourd ici et là une once de maniérisme qui ne demanderait qu'à verser dans le procédé. Sur le fil du rasoir, par conséquent.L'action se meut au final entre les deux Éléments de l'Eau et du Feu, l'un ouvrant, l'autre refermant ce court conte biblique et philosophique. À rebours du Diluvio Universale, auquel elle n'est en aucune manière inférieure, elle trouve dans l'élément aquatique - l'Euphrate - un socle plus immanent que menaçant dont elle ne se départ pas. Sans doute la sédition des adolescents juifs envers Nabucco y est-elle une allusion connotée à la lutte contre la domination espagnole par Messine ? Quoi qu'il en soit, la hauteur de l'inspiration, le renouvellement incessant des formes, les ressources techniques éloquentes, la subtilité des psychologies des deux drames que nous connaissons de lui, font clairement de Michelangelo Falvetti un de ces trop rares musiciens de tout premier plan, inexplicablement escamotés par l'Histoire, qui sont l'honneur de ceux qui les réhabilitent.
Fernando Guimarães (Nabucco), © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
En la circonstance, l'architecte Leonardo García Alarcón, perpétuel sourire en bandoulière, soulevant la Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur d'une foi de bâtisseur. Tous sont parvenus, non seulement à nous émouvoir, au plus profond de nous même - mais encore à nous surprendre, deux fois de suite avec le même compositeur (de surcroît, inédit). C'est incontestablement la marque des grands.‣ RETRANSMISSION de ce concert sur France-Musique le 29 septembre 2012 à 19h30. ‣ RETROUVEZ ICIle podcast de la recréation de Nabucco (France Musique). ▸ Jacques Duffourg ‣ Remerciements aux artistes de nous avoir offert trois bis reprenant de grands moments de l'œuvre, dont le merveilleux prologue fluvial. Enregistrement discographique à paraître chez Ambronay Éditions en 2013. ‣ Remerciements de même aux musicologues Nicolò Maccavino et Fabrizio Longo (ce dernier, également violoniste de la Cappella Mediterranea) de nous avoir présenté, avec Leonardo García Alarcón, leur travail d'édition critique lors de la conférence d'avant-concert.
‣ Ambronay, Abbatiale, vendredi 14 septembre 2012 : Nabucco, dialogue à six voix de Michelangelo Falvetti sur un livret de Vincenzo Giattini (1683), partition établie par Ariel Rychter. ‣ Fernando Guimarães, , Alejandro Meerapfel, Fabiàn Schofrin, Caroline Weynants, Mariana Flores, Magdalena Padilla Osvaldes, Matteo Bellotto, Capucine Keller. ‣ Cappella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur, Ariel Rychter : orgue et assistant à la direction. Direction musicale : Leonardo García Alarcón