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A perdre la raison

Par Kinopitheque12

Joachim Lafosse, 2012 (Belgique, France, Luxembourg, Suisse)

A perdre la raison

Quand Sandrine Veysset réalise Y aura-t-il de la neige à Noël ? en 1996, elle raconte l’histoire d’une mère qui s’occupe seule de ses sept enfants. Au fur et à mesure que les saisons avancent, elle fatigue au point de se laisser abuser par des idées noires… Le père, lui, entretient une autre famille ailleurs et ne réapparaît que par intermittence. Il est autoritaire, violent, les écrase de tout son poids. Il incarne la figure de l’ogre. Dans le film de Joachim Lafosse, il y a aussi un ogre, c’est le docteur Pinget (Niels Arestrup).

Les relations entre Pinget, Mounir et Murielle (Tahar Rahim et Emilie Dequenne) sont très ambiguës. Le docteur s’est occupé de la famille de Mounir. Il a fait venir les enfants du Maroc en Belgique où il s’est établi, s’est marié avec la sœur pour qu’elle obtienne des papiers et fait profiter à tous de ses larges revenus. On ne sait rien de ses motivations mais les liens tissés sont pernicieux. Lorsque Mounir veut se marier par amour avec Murielle, le docteur leur offre le voyage de noces. Le jeune couple est gêné. Il n’acceptera qu’à condition pour le docteur de les accompagner. Le spectateur pressent le malaise. Mounir se déplace grâce à la voiture du docteur, travaille dans le cabinet du docteur et vit avec sa femme et le docteur. On repense à la réplique lancée par Niels Arestrup dans Un prophète d’Audiard (2009), alors qu’il était déjà un dangereux protecteur pour Tahar Rahim : « Si tu bouffes, c’est à cause de moi. Si tu rêves, si tu penses, si tu vis, c’est à cause de moi ». Lorsque Murielle a des enfants, la présence du docteur au sein du foyer n’est pas remise en question. Il est chez lui.

Elle, a rompu avec ses parents. Elle est seule avant Mounir. Puis ils ont des enfants, quatre. On les compte comme on compte le nombre de cercueils sur le tapis roulant qui les charge dans l’avion dans un des tout premiers plans du film. On sait donc dès l’ouverture où Lafosse nous conduit. Sa mise en scène est particulièrement soignée, notamment pour traduire la complexité des relations entre les personnages. Les cadres et les mouvements de caméra les associent (Mounir et l’indispensable docteur, le couple d’amoureux ou les trois ensemble). Ils les séparent aussi (l’ogre qui n’est jamais loin du couple, elle de son mari et du docteur). Murielle porte toute la charge du foyer mais fatigue physiquement et psychologiquement, jusqu’à craquer (la scène de la chanson de Julien Clerc qui fonctionne sur sa longueur), aidée par la phallocratie du mari et de sa culture ; le docteur avait tôt averti de la difficile conciliation des cultures (marocaine et belge) et l’on devine que son influence est pour quelque chose dans cette fusion manquée. Le couple se délite et, après la troisième naissance, le mari disparaît progressivement de l’image. Murielle est coincée entre les enfants et les tâches ménagères. Dans la maison, les surcadrages l’étouffent. Un goûter, un couteau, l’ogre et ses faveurs ont raison d’elle.

Joachim Lafosse est parfois sur le fil. Il échoue en partie à créer la distance souhaitée. Malgré les flous et les amorces sur de nombreux plans, il reste très proche de ses comédiens, ce dont témoigne encore la scène de la chanson dans la voiture. Les acteurs quant à eux compensent largement ces défauts. Parmi eux, rayonnante en future mariée, grise et abîmée en mère désespérée, Emilie Dequenne est juste magnifique.


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