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Huxley : "La révolution ultime retardée de cinq ou six générations !"

Par Jcr3

« Wrightwood. Californie, 21 Octobre, 1949.

« - Cher Monsieur Orwell, c'était très gentil de votre part, de me faire parvenir une copie de votre livre. Je l'ai reçu alors que j'étais au milieu d'un travail qui exigeait de nombreuses lectures et (...) j'ai dû attendre un long moment avant de pouvoir m'embarquer dans 1984. Je suis d'accord avec tout ce que les critiques ont écrit à son sujet, je n'ai pas besoin de revenir, une fois de plus, sur la finesse et la profonde importance du livre. »

Une année après la sortie du roman d'anticipation de Georges Orwell, 1984 [wiki], Aldous Huxley, faisait part à l'auteur, qui fut son élève à Eton, de quelques remarques à propos de ce dont le livre traite et qu'il définit comme : la révolution ultime, celle « qui se trouve au-delà de la politique et de l'économie, et qui vise à la subversion totale de la psychologie et de la physiologie de l'individu ».

« La philosophie de la minorité au pouvoir dans Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre est un sadisme qui a été porté jusqu'à sa conclusion logique (...) Même dans la réalité, il paraît douteux que la politique du gant de fer puisse durer indéfiniment. Ma conviction personnelle est que l'oligarchie dirigeante va trouver des moyens moins pénibles et coûteux -en suggérant aux gens d'aimer leur servitude- de gouverner et de satisfaire sa soif de pouvoir, et ces moyens seront semblables à ceux que j'ai décrits dans Le Meilleur Des Mondes. »

Aldous Leonard Huxley [wiki] est né à la fin du XIXe siècle, en Angleterre, dans une famille d'éminents scientifiques. Enfant fragile et doué, à 16 ans, alors qu'il étudie à Eton, une maladie des yeux (keratitis punctata) le rend presque aveugle. En 1931, guérit par la méthode du Dr Bates, qu'il défendra dans son essai L'Art de voir, il écrit "Le Meilleur des Mondes" [wiki] en 4 mois.


Huxley tire son inspiration, notamment, de ses voyages aux États-Unis, où se dessinait déjà une société de consommation dont il apprécie la "généreuse extravagance" mais exècre la quête du ''bonheur à-tous-prix'' : « nulle part ailleurs on ne peut moins se parler, tout n’y est que mouvement et bruit ».

Paradoxalement, mais ce n'est pas le seul paradoxe d'Huxley, il décide de s’installer à Hollywood, au cœur même du divertissement mondial. Quand Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre sort en 1948, Orwell y dépeint un monde en guerre permanente, carcéral et paranoïaque, où les restrictions, tant matérielles que morales, et la surveillance de chacun, sont consenties pour la sécurité de tous.

Deux ans auparavant, Huxley avait pressenti le danger d'un cauchemar -pas encore- Orwélien, se dessiner : « À l’époque actuelle, les horreurs de l’insécurité, telles qu’elles se manifestent surtout dans le chômage massif, se sont imprégnées si profondément dans l’esprit populaire que si on leur offrait le choix entre la liberté et la sécurité, la plupart des gens voteraient presque sans hésiter pour la sécurité ».

Dans Le Meilleur Des Mondes, un conditionnement pré-natal -en éprouvettes- prépare les groupes d'individus à accepter et se satisfaire de leur situation par la modification du milieu amniotique et le recours à des chocs traumatiques. Le consentement définitif étant obtenu par la prise d'un barbiturique, stabilisateur d'humeur, léger et efficace. Le romancier est convaincu qu'un gouvernement mondial appuyé sur la technologie est plus vraisemblable, pour de simples raisons d'efficacité.

« Dans la prochaine génération, je crois que les dirigeants du monde vont découvrir que le conditionnement du nourrisson et la narco-hypnose sont plus efficaces, comme instruments de gouvernement, que les associations et les prisons. (…) J'ai eu récemment l'occasion de me pencher sur l'histoire du magnétisme animal et de l'hypnose, et j'ai été très frappé par la façon dont, pendant quelques cent cinquante ans, le monde a refusé de prendre sérieusement connaissance des découvertes de Mesmer, Braid, Esdaile, et les autres. »


Franz-Friedrich-Anton Mesmer [wiki] était un médecin allemand, qui opérait des guérisons au moyen d'un fluide universel qu'il avait nommé « magnétisme animal » qui agirait, selon lui, sur l'homme comme un aimant sur de la limaille de fer. Toutes les maladies provenant d'une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps, il suffit de le drainer pour évacuer le mal. Expulsé de la faculté de médecine de Vienne pour ''pratiques charlatanesques'', il se replie à Paris où il se livre à des séances de groupe autour de baquets rapidement fameux et courus.

En 1784, à la demande du Roi, des Commissions Royales d'enquête composées de médecins et de scientifiques, dont Antoine Lavoisier et Benjamin Franklin (ambassadeur des États-Unis à Paris), sont chargées d'évaluer la rigueur scientifique du magnétisme animal. Leurs rapports concluent sans équivoques, « que rien ne prouve l'existence du fluide magnétique animal » [cnrs].

Ainsi ''la lumière fut mise sous le boisseau''.

Mais les phénomènes extraordinaires continuèrent cependant d'être étudiés et propagés par les disciples du docteur à travers diverses sociétés. Amand Marie Jacques de Chastenet dit Marquis de Puységur [wiki], colonel d’artillerie, crée à Strasbourg une ''Société harmonique'' au sein de laquelle il forme les magnétiseurs et institue de nombreux centres de traitements. En mai 1784, il obtient chez son sujet, un état de somnambulisme, l'homme restait pleinement conscient et faisait preuve d'une forme de clairvoyance sur la maladie et les remèdes qui conviennent.

C'est après avoir été témoin, à Manchester, d'une démonstrations de magnétisme animal, par l'acteur-magnétiseur, Charles Lafontaine, élève de Puységur, que le chirurgien écossais, James Braid [wiki], en 1841, utilise cette méthode, en anesthésie lors d'interventions chirurgicales, tout comme son confrère James Esdaile [wiki], assistant chirurgien à la Compagnie des Indes orientales. En France, en 1859, les médecins Eugène Azam et Paul Broca rendaient compte devant l'Académie des sciences d'une intervention pratiquée sous anesthésie hypnotique.

« Merci à l'ignorance volontaire de nos pères. Les philosophes du XIXe siècle et les hommes de science n'étaient pas disposés à enquêter sur (…) la psychologie des hommes d'action, - politiciens, soldats et policiers, pour les appliquer dans le champs du gouvernement. » s’esclaffe l'auteur du Meilleur des Mondes.

« Un autre accident heureux fut l'incapacité de Freud à hypnotiser avec succès et de son dénigrement de l'hypnose qui en résulta. L'avènement de la révolution ultime a été retardée de cinq ou six générations ! Mais maintenant, la psychanalyse est combinée avec l'hypnose ; et l'hypnose a été rendu facile et indéfiniment extensible par l'utilisation des barbituriques, qui induisent un état hypnoïde et influençable, même chez les sujets les plus récalcitrants ».

Huxley – du fait de son antériorité (et de sa mauvaise vue, probablement – ndr) semble oublier, au contraire d'Orwell, le rôle de la télévision, comme outil de contrôle des masses. Certaines études de l'impact de la télévision sur le développement cérébral du petit enfant confirment l'effroyable efficacité du médium : déficit d’attention, hyperactivité et altération de la synaptogénèse. Aussi surement que l'ajout d'un peu d'alcool dans le liquide amniotique des éprouvettes des gamma...


Mais si Orwell y décèle l'outil de surveillance qu'elle est devenu dans le domaine public, il néglige une de ses fonctions principales, au sein même de ce qui reste des familles. La télévision provoque un état proche de celui de l’hypnose et « Seule l'hypnose peut donner un accès aisé, rapide et large à l'inconscient » écrivait le psycho-thérapeute Erickson [wiki].

Dans le cadre de ses séances, il avait l'habitude de raconter des histoires qui n'en finissaient pas, plongeant délibérément ses sujets dans un ennui profond, pour provoquer l'état de confusion qu'il recherchait... C'est le principe des fameux soap opéras, interminables et ennuyeux, dont personne ne comprend vraiment l'intérêt sinon celui d'induire « un état hypnoïde et influençable ».

En 1964, le philosophe Marshall McLuhan [wiki] expliquait que la télévision était un vecteur privilégié des messages publicitaires parce qu’elle donnait le sentiment que les scènes regardées provenaient de son propre inconscient.

« Je pense que le cauchemar de 1984 est destiné à évoluer vers le cauchemar d'un monde ayant plus de ressemblance avec ce que j'ai imaginé dans Le Meilleur Des Mondes. Le changement sera apporté en réponse au besoin éprouvé d'une meilleure efficacité. Pendant ce temps, bien sûr, il peut y avoir une guerre biologique et atomique à grande échelle - auquel cas nous aurons à affronter d'autres types de cauchemars à peine imaginable. »

Il meurt le 22 novembre 1963, le même jour que J. F. Kennedy. Le critique anglais Anthony Burgess a dit de lui qu’il avait donné un cerveau à la littérature.

En anglais, la lettre de Huxley à Orwell, chez le Daily Mail

A Suivre : Mesmer et le magnétisme animal


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