Entretien de Claude Lévi-Strauss avec Jean-Marie Benoist
J.-M. B. — Cette conception des libertés, prises concrètement en situation et qui va de pair avec votre définition du structuralisme comme réconciliant le sensible et l'intelligible, vous amène à critiquer les concepts trop universalistes et, finalement, ethnocentriques des droits de l'homme comme liés à une conception occidentale de la nature humaine et vous proposez d'une façon assez ferme, assez pragmatique, de substituer à une réflexion sur les droits de l'homme la personne humaine conçue comme être vivant...
C. L.-S. — Je l'ai souvent dit. Quelque chose me frappe dans notre société. Nous entourons d'une véritable vénération certaines synthèses d'une haute complexité et qui sont uniques en leur genre. J'entends par là les oeuvres des grands artistes : peintres, sculpteurs, musiciens. Nous construisons des nausées qui sont un peu l'équivalent des temples d'autres sociétés, pour les y recueillir, et il nous apparaîtrait comme un désastre, une catastrophe universelle, que toute rceuvre de Rembrandt, de Michel-Ange fût anéantie. Il nous semblerait, et à bon droit, bien sûr, que quelque chose d'absolument irremplaçable a disparu.
Et lorsqu'il s'agit de ces synthèses infiniment plus complexes encore, et infiniment plus irremplaçables aussi, que sont les espèces vivantes, qu'il s'agisse des plantes ou des animaux, alors nous agissons avec une irresponsabilité, une désinvolture totales. On pourrait à la rigueur concevoir que, si toute l'oeuvre de Rembrandt disparaissait, naisse un autre peintre dont, par d'autres moyens, l'oeuvre réussirait à combler ce vide – hypothèse purement théorique, je le sais, et plus qu'improbable. En revanche, il est totalement, et je dirais, cette fois, métaphysiquement exclu qu'une espèce végétale ou animale disparue puisse se trouver remplacée par une espèce équivalente à, l'échelle de la durée d'existence de l'humanité.
— Les réflexions auxquelles vous faites allusion partent de là.
Les droits qu'on peut, qu'on doit reconnaître à l'homme ne sont qu'un cas particulier des droits qu'il nous faut reconnaître au pouvoir créateur de la vie. Car l'homme ne possède des droits qu'en tant qu'à l'échelle individuelle il parvient à réaliser ce que la nature réalise sous la forme d'espèces vivantes.
Cette espèce d'humanisme dévergondé
— Vous êtes proche ici de certaines thèses philosophiques ou religieuses que nous apporte l'Extrême-Orient. Lorsque vous définissez l'homme comme une partie prenante et non un maître de la création, vous faites valoir une critique assez efficace de conceptions cartésiennes classiques de la maîtrise sur la création et de ce désir éperdu de transformer perpétuellement cette création.
— On m'a souvent reproché d'être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c'est cette espèce d'humanisme dévergondé issu, d'une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d'autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l'homme un maître, un seigneur absolu de la création.
J'ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d'abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d'extermination, cela s'inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c'est, en quelque sorte, d'une seule et même foulée que l'homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s'est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l'espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d'autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l'humanité à l'autodestruction.
Le respect de l'homme par l'homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l'humanité s'attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l'humanité pourra toujours décider qu'elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d'autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d'humilité principielle : l'homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l'abri du risque de ne pas respecter boutes les formes de vie au sein de l'humanité même.
— C'est donc la définition d'une éthique qui ne prend pas sa source dans l'homme sujet rationnel universel, mais bien au contraire en cette humilité principielle qui l'amènera d'abord...
— Humilité devant la vie, parce que la vie représente les créations les plus rares et les plus surprenantes dont nous soyons témoins dans l'univers.
Le grand modèle, c'est le monde et la nature ; et quand je dis le grand modèle, ce n'est pas seulement le modèle représentatif mais aussi, à la fois, esthétique et moral.
Il me semble qu'au lieu d'une conception des droits de l'homme d'origine occidentale et, là-même, récente, on aurait pu chercher à se mettre un peu plus de plain-pied avec les idées explicites ou implicites que d'autres civilisations se font du problème ; comme ethnologue, je ne pouvais pas oublier que, vous le disiez il y a un instant, les grandes civilisations de l'Orient ou de l'Extrême-Orient, avec le bouddhisme et d'autres familles spirituelles, sont, non pas seulement ouvertes à ce genre de réflexions, mais se trouvent à leur origine depuis des siècles et mêmes des millénaires.
Même les peuples dits « primitifs » qu'étudient les ethnologues ont un profond respect pour la vie animale et végétale ; ce respect s'exprime chez eux par ce que nous considérons comme autant de superstitions, mais qui, en fait, constituent des freins très efficaces pour maintenir un certain équilibre naturel entre l'homme et le milieu qu'il exploite. Nous aurions pu atteindre par là une sorte de consensus philosophique, plus facilement qu'en essayant, avec une illusion bien naïve, de nous arroger le privilège de prétendues vérités d'origine occidentale, comme s'il nous appartenait en propre d'octroyer aux autres les droits qui en découlent.
— Oui, mais certaines de ces cultures asiatiques ou autres, qui ont produit des idéologies respectueuses de la nature humaine comme partie prenante de la nature en général, sont allées de pair assez souvent avec les despotismes politiques en face desquels la notion occidentale de droits de l'homme n'a plus été vue sous la forme d'un universel abstrait mais d'un singulier concret pensé dans l'horizon d'un universel, sous la forme d'une urgence et d'une valeur.
— J'ai le sentiment qu'avec le changement de perspectives que je suggérais, on serait beaucoup plus fort, au contraire, pour combattre de tels abus et aider les peuples auxquels vous songez à lutter contre le despotisme.
Se préoccuper de l'homme sans se préoccuper en même temps, de façon solidaire, de toutes les autres manifestations de la vie, c'est, qu'on le veuille ou non, conduire l'humanité à s'opprimer elle-même, lui ouvrir le chemin de l'auto-oppression et de l'auto-exploitation.
D'ailleurs, cette idée de l'homme maître et souverain possesseur de la nature, elle me semble, à l'heure présente, imprégner les despotismes dont vous parliez encore plus fortement que les sociétés libérales ; en tout cas, autant.
Le Monde, 21-22 janvier 1979, p. 14.