La nouvelle attribution au jeune Ribera, lors de son séjour à Rome, de l’ensemble d’oeuvres regroupées auparavant sous le terme de « Maître du Jugement de Salomon » a été proposée par Gianni Papi en 2002.
J’avais déjà essayé de réfléchir de mon côté et constaté de longues hésitations avant que la majorité des spécialistes n’accepte cette nouvelle attribution.
Le Maître du Jugement de Salomon
Un achat du Louvre
Les choses vont vite, et les ressources de Google étant infinies, j’ai appris qu’un Saint Jean du Maître du Jugement de Salomon, désormais rebaptisé Ribera, avait été mis en vente par l’étude Oger-Blanchet avec une notice du grand spécialiste napolitain Nicolas Spinosa.
Tout de suite préempté par le musée du Louvre, la valeur d’estimation de 80 000 à 120 000 euros était passée du coup à 285 000 euros. Auparavant, Spinosa avait publié plusieurs fois l’ »Opera completa » de Ribera (j’ai l’édition chez Rizzoli en 1978) sans aucune allusion.
Le Maître : une hypothèse de Longhi
Le Maître du Jugement de Salomon est dû à Roberto Longhi, le grand historien d’art italien que j’étais allé voir au printemps 1950 dans sa villa de campagne proche de Florence. Je lui avais parlé de mes recherches, et il m’avait encouragé. J’avais pu acheter le numéro de Proporzioni de 1943 où il distinguait le Maître et d’autres artistes du « cerchio » de Caravage, dont nombre n’ont pu encore retrouver de nom, comme son pensionante del Saraceni.
Photos en noir, qui permettaient de suivre les conclusions sans vraiment y entrer en profondeur. J’ai vendu ce livre avec ma bibliothèque de Montpellier, en quittant la ville en 2006, à l’Ecole d’architecure, grâce à son directeur Thierry Verdier, mon ancien étudiant. Je lui ai donné personnellement mes notes romaines (copies des Stati d’Anime, etc).
Le Maître vu par Longhi
Pierre Rosenberg a pu rendre hommage à Longhi, ce grand précurseur (Roberto Longhi et le XVII° siècle français, 1974, traduit de l’italien dans De Raphaël à la Révolution, les relations artistiques entre la France et l’Italie, 2005). Il y cite Longhi (p. 34) qui voyait dans le Maître :
« une des personnalités les plus importantes, une des plus difficiles à cerner aussi, appelée tour à tour Guy François, Valentin et Douffet. Les aspects « rationalistes » de son art l’opposent aux nordiques… »
Et encore :
(ici je traduis l’italien) « Regarde, pour les gallicismes, cet autre tableau de la série (des Apôtres) : il semble un Caravage ou un Velasquez jeune interprété, comment dire, comme par Léopold Robert ou Xavier Sigalon, ou Ribot. Quel rustre, et pourtant quelle élégance dans cette hache qui fend la toile mieux qu’un rasoir. »
Je serais bien incapable d’imiter ce style, mais puis-je essayer encore de raisonner dans le même sens ?
Ribera
Les dates certaines
Il me faut d’abord reprendre les dates de Ribera (d’après l’Oeuvre complète, édition de 1978, où Spinosa donnait déjà p. 84 une documentation abondante).
C’est le 17 février 1591 qu’est né à Jativa Joseph (Juan Jusepe) de Ribera, son frère aîné Jérôme étant né le 1 octobre1588 et le 3ème , Jean (Juan) le 12 mai 1593.
En 1611, âgé seulement de 20 ans, Ribera fait un séjour à Parme.
Premières preuves d’un séjour à Rome dans le Stati d’anime de Santa Maria del Popolo, Via Margutta, en avril 1615 avec son frère Jérôme et en mars 1616, avec son frère Jean. En 1616, le 7 mai, il fait une promesse de paiement à l’Académie de Saint-Luc (qu’il ne tiendra pas).
Il se fixe à Naples dès le 15 juillet 1616, y étant arrivé sans doute entre juin et août.
Ribera à Rome d’après les Stati d’anime
De mon côté, dans mes Recherches (A p. 100, n. 52), j’avais rappelé la publication de ces dates par Jeanne Chenault dans le Burlington Magazine de septembre 1969, et complété en redonnant le détail d’après mes propres notes.
Je trouvais dans les Stati d’Anime, dès 1614, un très grand nombre d’espagnols : mais de leurs mentions, je déduisais que Ribera n’était pas encore arrivé.
En 1615, on trouve près de lui des familles françaises, et à la fin du registre il y a la liste de ceux qui n’ont pas communié, dont un écrivain public français, et après lui, au vicolo degli Orsini, Ribera et ses trois compagnons, puis un français qui a manqué aussi à son devoir, avec sa femme : mais tous se sont rattrapés, selon une note en marge.
En 1616, j’ai trouvé que Ribera vivait près d’une courtisane vénitienne (le pays d’origine des filles de mauvaise vie, ou une bonne étiquette pour se vendre). Dans les Stati d’Anime, une marque en marge, sous forme de main schématisée, soulignait le péché. Mais ensuite ils ont été pardonnnés, et à la fin du carnet, on redonne la liste avec le nom d’un savoyard et ceux de Giuseppe Riviera valentiano pittore et Jean son frère, habitant via Margutta près de la remise des coches, et on ajoutait : « ils sont partis hors de Rome ».
Je rappelais le paiement à l’Académie de Saint Luc en 1616 et déduisais que son séjour romain n’avait pas duré plus de deux ans. Sans doute me suis-je un peu avancé, mais avant 1615, on n’a rien.
Ribera après 1616
Caravage étant parti de Rome à l’automne 1607 pour ne plus y revenir et étant mort le 18 juillet 1610, je persiste à douter que Ribera ait pu le rencontrer. Reste le témoignage de Mancini sur sa précocité. Il rappelle aussi ses mauvaises moeurs, que je trouve confirmées et qui l’ont poussé à quitter Rome sans esprit de retour, à 25 ans. Il arrive à Naples entre juin et août 1616.
Le 29 janvier 1626, Ribera revient à Rome pour recevoir le titre de Cavaliere dell’ordine di Cristo Tout à fait rangé, puisque le 15 septembre 1616 il avait épousé Caterina Azzolino, àgée de 16 ans, et en eut six enfant, de 1627 à 1636 (d’après la généalogie ajoutée au catalogue de Capodimonte, C p. 230).
Il meurt en septembre 1652, ayant peint jusqu’au bout et réputé un des premiers de l’école napolitaine, non sans un certaine effet répétitif (saints et martyres, il n’a plus jamais traité de sujets caravagesques).
Fin du caravagisme romain
A Rome, Valentin est mort en 1632, après une nuit d’orgie,et il a été pleuré par tous les peintres et ses amis de « bamboche », mais c’est un peu la fin d’une école.
On peut dire que le Caravagisme a duré une vingtaine d’années, et il me parait difficile de retrouver une chronologie précise, surtout à partir d’effets stylistiques.
Après Caravage, une peinture caravagesque, c’est le titre d’un des livres les plus récents sur le sujet, par Olivier Bonfait, et il tire parti de l’accélération d’une mode ces dernières années, avec une foule d’expositions.
En ce qui concerne le Maître du Jugement de Salomon, il approuve de façon définitive l’hypothèse de Papi qui en fait Ribera jeune par annexion intégrale (p. 9, 26, etc. et p. 193, n. 27). Il renvoie au livre de Papi sur Ribera à Rome et à « J. Gash, 2011 « ,, c’est à dire « Le Maître du jugement revisité, Ribera pour ou contre », article du volume du Colloque dirigé par O.Bonfait, « Simon Vouet en Italie », tenu à Nantes en décembre 2008 et publié à Rennes en 2011.
Les documents de référence
Deux expositions ont eu lieu en 2011 : au Prado (« El joven Ribera ») puis à Naples au musée de Capodimonte : « Ribera tra Roma, Parma et Napoli, 1608-1624″.
Suivies en été 2012 par la double exposition « Corps et ombres »de Montpellier et Toulouse
Je renverrai donc par des sigles :
- A pour mes « Recherches » de 1980,
- B pour le catalogue « Corps et ombres » 2012 de Montpellier-Toulouse
- C pour le catalogue de l’exposition de Naples
Dans ce dernier catalogue sont reproduites en couleurs les oeuvres concernées, pour la première fois, avec pour chacune une notice détaillée, qu’on n’en finit pas de lire, outre (p. 207) une notice complémentaire de Spinosa marquant ses longues hésitations…
Last but not least, je renvoie au site Web « Caravaggio. com », qui donne une documentation très étendue sur Caravage et ses émules ou proches, y compris toutre une série de « masters » (il y en a de plus en plus, autour d’une oeuvre et en l’absence de nom). Le Master of the judgment of Salomon y est, avec ses principales oeuvres, et il y a encore des photos de comparaison avec des oeuvres de même sujet, ce qui m’a fourni des éléments très intéréssants, bien que je me sente désespérément incomplet en face des champions du « dix-septièmisme ».