Le temps passe vite. Bordeaux, plus que jamais, veut garder sa prééminence sur le marché des grands vins. Les manifestations se succèdent comme ce jour à la Bourse de Bordeaux.
Les primeurs, en mars et avril, vont encore connaître les joies du buzz. Mais où en est-on de ce système unique, qu'on essaie de copier, qui reste une des clés pour la bonne santé économique d'un secteur majeur de l'Aquitaine ?
On connaît le principe de base de cette vaste opération de communication. Faire connaître, urbi et orbi, ce qu'ont ± réussi les propriétés majeures de la région.
Non seulement faire apprécier les vins en devenir, mais, sopra tutto, trouver des acheteurs qui vont les commander, les payer, en espérant naturellement faire une belle plus-value lorsque ces vins arriveront sur le marché, deux ans plus tard.
A l'origine, cette opération des primeurs était réservée aux négociants dont le réseau mondial apporte de vastes marchés à un coût minime alors même que chacun sait que construire une structure directe de vente serait infiniment plus coûteux.
Très vite, le monde de la communication a été invité à ce moment clé. Les journalistes sont conviés, souvent luxueusement (notamment par l'UGCB - Union des Grands Crus de Bordeaux -) et parcourent à grands pas la rive gauche, la rive droite et le vaste Entre-Deux-Mers. Outre les 100 domaines de référence, bien des châteaux ouvrent leurs portes afin de se faire connaître. On trouve même de plus en plus, des "off" où viennent présenter leurs crus des domaines d'autres régions, voire même d'autres pays, comme chez Jean-Luc Thunevin (Valandraud) qui a été l'initiateur de cette ouverture vers l'ailleurs.
Donc, le but premier de se faire connaître, de faire parler de soi est incontestablement une réussite.
Par contre, avec l'évolution des prix vers des stratosphères auxquelles nul ne rêvait il y a une ou deux décennies, l'assurance de faire ultérieurement une plus-value n'est plus aussi forte : understatement. Quelque part, le négoce est toujours pris entre deux feux : le risque de ne plus avoir la même allocation des "incontournables" et donc l'obligation d'accepter le prix demandé par la propriété, et le risque d'avoir à porter financièrement des stocks plus difficilement vendables compte tenu des aléas économiques et des prix atteints ces dernières années.
Cela se complique par la nouvelle approche de quelques très grands qui, à l'instar de Latour, veulent réduire les marges des négociants en ne proposant leurs vins que plus tard… à un autre prix. Ou, quand Bordeaux copie le système chinois de limiter, autant que faire se peut, les bénéfices des intermédiaires.
L'Internet va tellement faciliter les ventes en circuits courts !
Toujours dans la grande discrétion bordelaise, un héritage solide des anglos-saxons qui ont tellement marqué cette région, croyez bien que c'est là un sujet de discussion et de préoccupation majeures. Si la décision de Latour est appliquée par d'autres premiers ou même seconds, on va clairement vers une zone de turbulence. La brèche qui risque de faire vaciller l'édifice.
Côté communication, cette prochaine campagne des primeurs sera identique à celles des années précédentes. Tous les journalistes seront royalement reçus, Suckling voudra être le premier, Bettane grognera encore, et tant d'inconnus ne venant à Bordeaux qu'une fois par an, croiront être les illustres messagers "prescripteurs" : ce qu'ils ne sont pas vraiment.
Tous les domaines de renom n'attendront en fait qu'une seule chose : la note de Parker qui vient de confirmer qu'il restera encore et encore l'homme du Wine Advocate pour cette région (avec le Rhône), alors même qu'il a vendu sa réussite à des investisseurs asiatiques.
Il ne faut pas se cacher d'une réalité délicate.
En jouant ainsi sur le côté spéculatif de ces grands crus, Bordeaux a légitimé en quelque sorte le côté "vin-investissement" qui fait que bien des acheteurs n'acquièrent ces crus de référence que dans l'idée de les vendre plus tard avec profit.
Quelle est la proportion de ces vins qui vont alimenter plus tard un marché dont on peut douter de ses sommets, par rapport à ceux qui achètent ces vins pour les consommer ? On lit ici ou là, des estimations portant à 30 % les ventes destinées à la spéculation. Eu égard aux volumes bordelais, c'est considérable. Et comme cela dure depuis des années, il y a des stocks impressionnants qui sont là, en attente d'éventuelles plus-values. Particulièrement en Angleterre où le vin a pu entrer dans des systèmes fiscaux avantageux.
Certes, Bordeaux a deux forces majeures : de quoi irriguer une demande mondiale - ce que ne pourra jamais faire la Bourgogne -, et une force de frappe de communication, justement mise en place par les grandes sociétés de négoce, dont les réseaux, on le redit ici, sont simplement uniques au monde. Mais est-ce suffisant ?
Le raisonnable serait d'assister à des déterminations de prix plus sages. A la fois pour que le négoce puisse continuer son travail avec des marges suffisantes, et à la fois pour ne pas perdre des consommateurs qui, le web aidant, peuvent bien plus facilement trouver ailleurs chaussure à leur pied. Si l'Aquitaine propose de superbes crus ayant de très bons RQP (Rapport Qualité-Prix), il y a bien d'autres régions en Europe sur les starting-blocks qui ont d'aussi belles choses à proposer à l'amateur : c'est à dire à celui qui boit le vin.
… à suivre !