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La très lente agonie de l'auteur #2: Pavés de Bonnes Intentions

Par Clementinebeauvais @blueclementine

Il y a quelque temps, j'avais écrit ici un billet sur la question de l'intention: de la mort de l'auteur en critique littéraire 'adulte' et, plus problématiquement, 'jeunesse'. Je m'autocite (Clémentine B., grand prix de crânerie 2012) pour vous rafraîchir la mémoire:
'Par la faute de mon éducation traditionnelle, écrire 'l'auteur veut dire' fait mal à mon azerty. Mais comme certains critiques du médium l'ont déjà noté, se dé-Barthésiser un peu bénéficierait sans doute à notre discipline. Parce qu'on n'étudie pas un livre pour enfants comme on étudie un livre pour adultes, et que le livre de jeunesse est un outil omniprésent d'acculturation, de socialisation et potentiellement de politisation d'une population dépourvue d'un très grand nombre de pouvoirs sur la scène publique (les enfants). Vu comme ça, est-ce une décision critique responsable que d'ignorer volontairement l'intention des auteurs et créateurs du livre jeunesse?'
J'avais laissé la question sans réponse, mais j'ai récemment lu deux textes très intéressants sur l'intention de l'auteur en littérature jeunesse, dont je voudrais discuter ici pour relancer un peu le débat.
Mais d'abord, une anecdote.
La très lente agonie de l'auteur #2: Pavés de Bonnes IntentionsL'une des visites de classe que j'ai faites l'été dernier, en 5e, pour Les petites filles top-modèles, avait été particulièrement bien préparée par le professeur de français et les collégiens avaient énormément de questions. Tellement, en fait, que l'heure est passée encore plus vite que le petit-déjeuner de Kate Middleton dans son estomac et retour. Juste avant que je parte, le prof a dit:
C'est dommage, on n'a pas pu poser toutes les questions qu'on voulait à Mlle Beauvais - par exemple, les enfants, vous étiez très intéressés par la scène du suicide. 

Moi:

La très lente agonie de l'auteur #2: Pavés de Bonnes Intentions

La scène du QUOI?

Juste pour le replacer dans son contexte, Les petites filles top-modèles, pour les gros losers d'entre vous qui ne l'auraient pas encore lu, est un petit roman à vocation humoristique racontant l'histoire d'une préado mannequin qui se réveille un jour avec un bouton sur le nez. Il n'y a pas plus de suicide dans cette histoire que d'homicide volontaire avec circonstances aggravantes dans Spot fait un gâteau.

Du moins, c'est ce que je croyais. Car sans vouloir spoiler mon propre bouquin (ça serait nouille quand même; d'ailleurs et au passage, il fait un très bon cadeau de Noël, je dis ça je dis rien), il y a en effet une scène où ma petite Diane se jette dans l'eau.
Moi:
Mais c'est pas du tout du tout un suicide, c'est... enfin, c'est genre, comme un baptême, comme une immersion purificatrice de récit hagiographique à portée spirituelle plus ou moins inspirée de St Jean-Baptiste mais en plus fun et girly vous voyez!

La classe de 5e ne voyait pas. Parce que pour beaucoup d'entre eux, c'était un suicide - un suicide raté, un suicide raté rigolo, mais un suicide quand même. Ils l'avaient lu comme ça.
J'étais un peu épouvantée, parce que le suicide, pour moi, c'est un des thèmes avec lesquels on ne plaisante pas, surtout en littérature jeunesse. Je m'élève régulièrement contre les bouquins pour ados complètement irresponsables qui présentent le flirt avec la perte de la vie comme une option ultra glamour de la crise d'adolescence. S'il y a bien un truc que je ne ferais jamais, c'est ça.

Mais que ce soit ou non mon intention, elle avait été interprétée comme telle. 
Alors là, pris sur le vif, l'auteur a deux options:
1) Ils ont lu mon livre n'importe comment.  2) J'ai écrit mon livre n'importe comment. 
L'option 1) est la plus fréquemment invoquée (notamment par les invités de Laurent Ruquier, mais pas que). Je me souviens, au lycée, d'un prof d'anglais-poète maudit très sûr de lui, qui disait 'Les lecteurs sont des gens stupides, vous savez, ils sont incapables de comprendre que quand je dis ceci ou cela, je veux dire ceci ou cela.' Pour l'auteure en herbe et sans lecteurs que j'étais, ce genre de remarques me donnait envie de l'étrangler fermement avec son noeud pap'. Mais je m'égare.
Perso, j'ai plutôt tendance à choisir la deuxième option: zut alors, j'ai complètement échoué à 'faire passer' ce que j'essayais de faire passer (hein Kate Middleton, tu vois ce que je veux dire). Je n'étais pas 'mal intentionnée', mais ce n'est pas non plus qu'on m'a 'mal interprétée': c'est que j'ai raté ma scène.
La très lente agonie de l'auteur #2: Pavés de Bonnes IntentionsDans son article universitaire sur 'L'intention', dans Keywords For Children's Literature (édité par Philip Nel & Lissa Paul), Philip Pullman s'attaque à cette douloureuse question. Il reconnaît qu'il y a un gouffre entre la perception du grand public, qui est constamment en demande d'intentions de la part de l'auteur ('Comment vous est venue cette idée?!') et celle des universitaires en littérature, qui refusent depuis Barthes & co d'envisager qu'elle puisse avoir un intérêt.
Comme d'habitude, la réponse est sans doute entre les deux, et dans ce cas, comme Pullman le dit avec sa poésie habituelle: l'intention d'un auteur n'est jamais vraiment une intention, c'est plutôt un espoir.
'All we can honestly intend to do is try': Tout ce que nous puissions honnêtement avoir l'intention de faire, c'est essayer.

En gros, il y a loin de la cruche aux lèvres, et aux livres: qu'on ait ou non une intention, il est presque certain qu'elle ne se traduira pas 'en livre' aussi clairement qu'on le pense. Il faut être un auteur assez cruche pour se penser aussi près des livres. Des lèvres. Bref, vous voyez ce que je veux dire.
Mais cette proximité est de toute façon indésirable, car elle réduit à néant la triade productive auteur-texte-lecteur. Ce que Pullman nous encourage à reconnaître, c'est que le lecteur est un constructeur, un participant actif du processus de lecture: qu'il remplira les 'trous' du texte avec sa propre interprétation. Cette interprétation n'est au départ ni mauvaise ni bonne, bien qu'elle puisse être complètement tirée par les cheveux. Elle dépend de dizaines de choses - d'un contexte spatio-temporel de lecture, d'un contexte de co-lecteurs (les fameuses 'communautés interprétatives' de Stanley Fish), de la connaissance du sujet abordé, et surtout des inquiétudes et des désirs préexistants au lecteur et que l'auteur ne peut jamais anticiper.
En d'autres termes, mes ados intrigués par la 'scène de suicide' étaient peut-être prédisposés par une culture adolescente qui rend cette question particulièrement visible dans tous les contextes. Ils y ont vu ce qu'ils voulaient y voir. Pour moi, ce n'était absolument pas le cas.
L'intention de l'auteur peut être 'bonne' mais donner des résultats désastreux, et on ne peut pas se cacher derrière l'idée 'qu'on ne l'a pas fait exprès'. Comme le dit Pullman, dans n'importe quel autre domaine de l'existence - si je laisse tomber une brique de ma fenêtre et qu'elle atterrit sur la voiture de mon voisin - que ce soit mon intention ou pas ne change rien à l'état de la bagnole.

La très lente agonie de l'auteur #2: Pavés de Bonnes Intentions

Ah ben oui mais hein j'ai pas fait exprès!


C'est aussi la vision de Sartre dans Qu'est-ce que la littérature?, et j'en parlerai peut-être de manière plus développée un jour ou l'autre.
L'auteur jeunesse, je le maintiens encore et encore, a une responsabilité particulière par rapport à son lectorat, et a le devoir de penser à la distance entre son intention et l'interprétation des lecteurs. Mais dans une certaine mesure seulement. Car le lecteur, surtout le jeune lecteur, n'est pas monolithique, prévisible, formaté. Il faut accepter et célébrer le fait qu'il y aura toujours de l'imprévu dans l'expérience de lecture, pour le meilleur et pour le pire. 

Dans le prochain billet, je parlerai du second article - il sera question du conflit entre auteur et critique.
Petite question pour mes ami/es auteur/es et illustrateurs/trices: et vous, avez-vous déjà été surpris/es, décontenancé/es, horrifié/es par les interprétations de vos lecteurs?

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