Après Jane Austen et Ian McEwan, le réalisateur britannique Joe Wright décide cette fois d’adapter au cinéma Léon Tolstoï, toujours avec Keira Knightley dans le rôle principal. Si ses films ne manquent généralement pas d’ampleur, Anna Karenine est sans doute sa fresque la plus ambitieuse. La mise en scène, formidable et monumentale, enthousiasme le spectateur mais relègue parfois la romance et les personnages au second plan.
Synopsis : Russie, 1974. Lors d’un voyage à Moscou pour sauver le ménage de son frère, Anna Karenine, femme mariée et respectée, rencontre Vronski. Celui-ci la subjugue immédiatement.
Après Orgueil et Préjugés et Reviens-moi, Joe Wright dirige une nouvelle fois Keira Knightley dans une romance en costumes adaptée d’une oeuvre littéraire. Les périodes portées à l’écran changent par contre du tout au tout : après la fin du XVIIIème siècle de Jane Austen et la seconde guerre mondiale, c’est le XIXème siècle russe qui offre au jeune réalisateur britannique l’écrin à son nouveau drame romantique.Ce qui surprend tout de suite dans son Anna Karenine, c’est l’ambition folle de la mise en scène. A mi-chemin entre les dispositifs du cinéma et ceux du théâtre, Joe Wright ne cherche pas à donner l’illusion du réel. Au contraire, tout se passe toujours sur une scène de théâtre et nous sommes amenés à voir les changements de décor en même temps que la délimitation (toujours floue) entre le spectacle et la fiction. Les artifices dévoilés sont eux-mêmes créés de toute pièce : il ne s’agit pas de nous montrer les vraies coulisses du film, mais plutôt des procédés de mise en scène eux-mêmes fictifs. L’illusion n’est plus celle de l’intrigue mais bien celle du décor : on nous fait croire qu’on assiste à la mise en place des costumes et des paysages, mais tout cela est déjà faux, entièrement fabriqué, et on imagine à quel point cette mise en scène de mise en scène a dû être complexe à filmer.
Quelques séquences suffisent à donner le vertige : un décor chasse le suivant, un personnage passe d’un salon à une gare en un surprenant mouvement de caméra, les plans séquence fusionnent des scènes très différentes les unes des autres. D’une certaine manière, Joe Wright invente le plan multi-séquences : il s’agit de tout relier dans un même mouvement, de coller tous les lieux et les moments de l’intrigue en un vaste ensemble tentaculaire.
Le procédé est profondément enthousiasmant, extrêmement ambitieux, grandiloquent et assez déconcertant. On en prend plein la vue, jetés dans une sorte de manège tournoyant de scène en scène. A force, non pas de révéler, mais d’inventer les dessous du spectacle, Joe Wright nous distrait de l’histoire d’amour, portant notre intérêt sur les multiples niveaux de mise en scène. Celle de Joe Wright certes, celle de ce théâtre imaginaire qu’il met en place, celle que créent les bienséances, celle qu’imposent les regards (les indignations et commérages prennent une grande part dans le film, que ce soit dans des séquences de bal, de soirée, ou de manière encore plus claire, dans l’enceinte même d’un théâtre), celle enfin, plus métaphysique, qui se cache en toute existence, et que Shakespeare avait dévoilé dans sa célèbre formule : « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. »
Anna Karenine version 2012 semble être un commentaire moral de cette inquiétante réplique. le film montre la société et le destin jouer avec les vies de ses personnages. Derrière ces forces toutes-puissantes, c’est Joe Wright lui-même qui joue avec ces existences morcelées, déchirées, assemblées, recollées grâce à des mouvements de caméra dignes de Darren Aronofsky.
Certaines séquences sont sublimes, notamment (et c’est déjà dans une séquence de danse que le cinéaste nous avait totalement convaincu dans son Orgueil et Préjugés) la scène du bal, exquise, poétique, virevoltante. Le mouvement des deux futurs amants stoppe celui de tous les autres danseurs, figés dans leurs existences de porcelaine tandis qu’à leurs côtés, l’amour naît, capable tout autant d’arrêter le temps que de le faire reprendre, que de contaminer les autres figurants du drame et de leur donner vie. On a sans doute affaire là à l’un des plus beaux moments de cinéma de 2012.
Dommage alors que tout ce procédé finisse par s’épuiser, victime de sa propre lourdeur, de sa folle complexité. A force d’observer la réalisation en même temps que l’intrigue, le spectateur finit par perdre de vue les personnages, devenues les marionnettes d’un sort clairement écrit d’avance. Quand le dernier plan du film réintègre le faux théâtre à la fiction (ou bien laisse la fiction envahir le dehors de la scène de théâtre), il est déjà trop tard. Le sort d’Anna Karenine nous est un peu indifférent. La société est un théâtre, il n’est pas facile de s’en libérer, et Joe Wright n’arrive pas à orchestrer l’évasion d’Anna Karenine. Elle reste là, prise au piège de ce spectacle dans le spectacle dans le spectacle. Il y avait trop de niveaux narratifs à faire tomber, trop de rideaux à déchirer.
Note : 7/10
Anna Karenine (titre original : Anna Karenina)
Un film de Joe Wright avec Keira Knightley, Jude Law et Aaron Taylor-Johnson
Romance, Drame – Royaume-Uni – 2h11 – Sorti le 5 décembre 2012