Magazine Cuisine

Rencontre avec Stéphane Tissot : conteur d'histoire pour les grands enfants (domaine André et Mireille Tissot)

Par Maigremont

Quand j'serai grand, j'voudrai être comme Stéphane Tissot !

Première incursion au pays du jaune et du Comté. Le week-end annuel des Maigremont au pays de ceux qui transforment le raisin en vin, est toujours propice aux découvertes, aux bons moments et à la franche rigolade. Au fil du temps, peu de rencontres vigneronnes se sont montrées sans intérêts. Nombre d'entre-elles ont été instructives, enrichissant nos connaissances et façonnant notre état d'esprit vinique. Et ce n'est pas celle-ci qui allait nous prouver le contraire ! Rencontre avec Stéphane Tissot, celui qui raconte des histoires... aux grands enfants que nous sommes.

DSC_0554
Aller dans le Jura sans rencontrer une figure emblématique comme Stéphane Tissot, c'est un peu comme un car de chinois qui vient à Paris sans passer par les Champs Élysées ou la Tour Eiffel. Non pas qu'on y fasse la queue, mais séjourner quelques jours dans cette merveilleuse région sans goûter chez un des vignerons les plus influents de la région, c'est vouloir ne pas faire ses gammes et réfuter les fondamentaux.

Stéphane nous accueille le samedi matin : poignée de main franche, large sourire, "la vie est belle" comme il aime à dire et comme on a coutume d'entendre dans le coin. "Demain, c'est la communion de mon fils, alors je suis désolé, mais je ne pourrai pas vous consacrer la journée". Stéphane, c'est un bâton de dynamite, prêt à s'enflammer à tout instant. Nous on veut bien passer la journée avec lui, mais ce sont nos femmes qui ne vont pas être d'accord ! Qu'à cela ne tienne, nous sommes invités à entrer dans la salle de dégustation du domaine à Montigny les Arsures, qui jouxte la maison parentale.

Le domaine Tissot, c'est 46 hectares répartis autour de la commune d'Arbois, avec quelques incursions plus confidentielles en pays de Château-Chalon. Ce domaine, Stéphane le tient de ses parents Mireille et André. Nous aurons l'occasion de serrer la main et de discuter quelques instants avec ce dernier. On y apprendra que pendant quelques temps, la tension entre le père et le fils était réelle. "Mon père n'a pas mis les pieds dans les vignes pendant un an. Nous n'étions pas d'accord sur la façon de conduire la vigne. Mais maintenant tout va bien" :-))
"Plop" : c'est parti avec les Crémant du Jura, qui représentent 20 à 30 % de la production du domaine et qui tentent de faire face à la demande pressante du consommateur. On commence par le Crémant du Jura Extra Brut (non dosé, moins de 3 grammes de sucre résiduel), base 2010). Le dentifrice est encore présent et témoin d'une matinée à peine entamée mais se dissipe dès la première gorgée (50 % Chardonnay) : la bulle est fine, le vin occupe bien le terrain. Il sait se montrer docile grâce à 40 % de Pinot Noir. Intéressante complexité, dès l'entrée de gamme des bulles, avec en complément 5 % de Poulsard pour autant de Trousseau. Légère amertume finale. L'Indigène est parfaitement cadré, laisse la bouche fraîche, avec sa finale riche et nette (aucun surcre résiduel). On prélève un "pied de cuve" de vin de paille et on démarre la fermentation. D'où le nom de cette cuvée "Indigène". Le "BBF" (Blanc de Blancs) Extra Brut est tendu comme une arbalète. Ce 100 % Chardonnay est élaboré à partir de 75 % d'une base 2006 qui a vieillit en fût pendant un an, pendant que 25 % d'une base de 2007 s'élève en cuve. Après l'assemblage, le tout repose gentiment pendant 52 mois sur lattes. A l'ouverture, ce n'est pas pour les p'tites filles : c'est très vif, mais quand passe l'intensité des bulles, on a affaire à un vin riche, avec fond et un joli fruité. Le genre de bulles qui laissent la bouche nette, fraîche et prépare le palais à passer à table.

Stéphane se lève, prend ses clefs de voiture et nous demande si nous souhaitons faire un tour dans les vignes avec lui. Demandez à une meute de beaucerons s'ils veulent rester enfermés devant la fenêtre qui donne sur le jardin ?

Nous arrivons après quelques minutes de voiture sur la parcelle des Bruyères à Arbois. "Les anciens avaient déjà tout compris de la complexité des sols et des différences de sous sols à l'intérieur même d'une parcelle" nous explique Stéphane.

chemin
Les Bruyères, à gauche

A gauche, exposé plein sud "les Bruyères" (argile du trias sur un sous sol de marnes bleues) et à droite séparée par un chemin en terre, une parcelle qui n'appartient pas au domaine (calcaire du Bajocien). Seulement 3 mètres les séparent, mais tellement différents d'un point de vue pédologique.

Bruyères

Le Jura, mosaïque de terroirs, est né de la conjonction de l'affaissement il y a 80 millions d'années de la plaine de la Saône (formant la plaine de la Bresse) et de la poussée des Alpes il y a 50 millions d'années. Le massif des Alpes a tout bousculé sur son passage : les sous-sols argileux se sont retrouvés en haut et représentent désormais 70 % du sol jurassien. Arbois est aujourd'hui 5 km plus éloigné qu'il y a 5 millions d'années !

Et comme une différence n'apparait jamais seule : le domaine, qui possède 6 hectares de parcelle du lieu-dit "Les Bruyères" sur les 30 au total, nous montre la différence entre un sol travaillé (sa parcelle) et un sol non travaillé (celle du voisin). La terre du sol travaillé est plus fine, ne fait pas de boulettes, ne casse pas sous la pression des doigts. Au contraire, grâce à la matière organique combinée aux argiles, elle reste souple et retient une certaine forme d'humidité, ce qui permet à l'eau de ne pas raviner lors des fortes pluies.

DSC_0555
Un sol travaillé VS un sol non travaillé

Désormais, les 46 hectares du domaine sont totalement convertis en bio : c'est Stéphane qui a pris cette décision, au moment d'en reprendre officiellement les rênes. "Je suis venu au bio par les travaux de la cave : je faisais les vinifs et mon père s'occupait des vignes. On s'est aperçu qu'avec les traitements qui subissait la vigne, les levures devenaient fainéantes". Depuis 1999 et le passage en agriculture biologique, les fermentations se déroulent dans de meilleures conditions. "Les sols sont travaillés et comme dit mon père, je vais de l'avant en faisant marche arrière car mon grand père n'utilisait pas de traitements et travaillait les sols". En 2004, une étape supplémentaire entre dans le processus de l'atteinte du naturel : la mise en place de traitements biodynamiques, résultat de constatations faites lors de voyages d'études notamment à l'étranger.

Nous nous rendons maintenant à la parcelle de la Mailloche, à Arbois. Pour savoir tout ce qu'il faut sur ce bout de paradis (j'adore cette cuvée ! ), il vous suffit de vous rendre ici. Quelques kilomètres en voiture pour découvrir un sol particulier, qui à n'en pas douter donne un profil différent au vin. La partie de la parcelle où nous nous trouvons vient d'être replantée de chardonay roses. C'est un terroir "minute" : la fenêtre de tir allouée pour travailler le sol est minuscule. L'argile du lias devient dure comme du marbre quand l'heure H pour labourer est dépassée ! La vigne est plantée dans le sens d'une pente assez douce en direction d'Arbois et donne une sensation de "zénitude".

Tour de C depuis Mailloche
La tour de Curon au fond, vue depuis la Mailloche

Nous remontons en voiture, direction le clos de la Tour de Curon. Pour l'atteindre, nous traversons les vignes de poulsard, trousseau, chardonnay et savagnin. Les sols sont des éboulis calcaires qui recouvrent la roche mère du Bajocien. Cette petite parcelle de 72 ares sur le lieu-dit "les Corvées" se compose de 2 terrasses et d'un plateau. Elle a été replantée en haute densité (12000 pieds/hectares) lors de son rachat en 2002 par Stéphane Tissot, après plus de 40 années de friche.

Tour
La parcelle du Clos de la tour de Curon, plantée de chardonnay sur échalas 

La tour qui porte le même nom date de 1820 et servait de tour de garde pour empêcher les vols de raisin, très fréquents au 19è siècle ! Stéphane et son équipe ont restauré la toiture et les menuiseries. L'intérieur reste à réhabiliter, mais c'est sympa de pouvoir y faire un tour, d'autant plus que Stéphane possède toujours la clef sur lui :-).

volets

La vue depuis le Clos, qui domine très légèrement Arbois est à couper le souffle ! Il s'en dégage une énergie tonifiante. C'est magnifique !

vue Arbois
Arbois, village vigneron emblématique du Jura

Retour au domaine, pour déguster les millésimes à la vente et même un peu plus...

Nous commençons par les chardonnay ouillés. Arbois 2010, les Bruyères : l'objectif est de vendanger le chardonnay à maturité, sans jamais dépasser la limite puis d'élever sur lies fines. Le vin se présente avec un beau fumé et de beaux amers. Longue finale citronnée. Un vin tout en tension, caractéristique du millésime 2010, grand dans le coin. Côtes du Jura 2010, en Barberon : 2 hectares situés à 20 km d'Arbois sur des argiles du lias, similaires au terroir de Château-Chalon. Nez légèrement vernis, chèvrefeuille. Bouche grasse déjà complexe terminant sur des notes florales et d'anis. Arbois 2010, les Graviers : pas de doute, le vin est marqué par une certaine identité : fumé, pierre humide et un côté presque terpénique. Bouche soutenue par une belle trame acide, qui termine encore une fois par des notes florales. Côtes du Jura 2010, Sursis : 1,25 hectare de savagnin et 50 ares de chardonnay de  l'aire d'appellation Château-Châlon, d'où le nom "Sursis". Délicat, parfumé et élégant, il dévoile un corps fin avec une puissance contenue sur les agrumes et les épices. Arbois 2009, Clos de la Tour de Curon : 5 fûts et 2 ans d'élevage. Le vin s'impose en deux temps : délicat et fin, puis la finale citronnée impose une certaine forme de puissance. La finale est longue et savoureuse soutenue par de fins amers.

blles

Stéphane part quelques instants à la cave chercher une bouteille. Pas d'étiquette, on jouera donc à l'aveugle. La robe a changé de teinte, elle s'est "patinée". Moins brillante, elle signe d'un vin de quelques années qui se positionne à l'avant de la bouche, sur des saveurs de graines de sésame grillées et de fumé. Le vin est ciselé, précis, charnu et gagne en volume en finale. Superbe Mailloche 2006 ! La Mailloche, y a pas à dire, c'est quand même un pu... d'vin ! Un autre, afin de constater qu'il n'y a pas de petits vins : notes d'asperges, de truffes et rocailleux. Le vin se détend en final, mais reste largement buvable. C'est un Arbois 1994, Chardonnay Classique
Changement de couleur. Les rouges : le Poulsard "DD", Arbois 2012 (sans soufre) se boit facilement, lui qui mérite une attention particulière parce qu'il est égrappé avec les 10 doigts des deux mains. Groseille, épices, poivre. Un vin de fruit, pour consommateur pressé. Avec le Poulsard Vieilles Vignes 2011, on gagne en intensité et en densité. Il mérite d'être attendu un peu, faut pas pousser. En ce qui concerne le Trousseau Singulier, Arbois 2010, c'est la griotte et les fruits rouges acidulés qui s'en mêlent : cet autre cépage rouge autochtone du Jura est tardif : comme un ado, il a besoin de temps pour murir.

Mi-temps de cette dégustation plaisir. Stéphane Tissot nous expose une version un peu inattendue sur la création du clavelin. Vous savez, c'est cette fameuse bouteille de 62 cl qui contient les vins jaunes. Le Jura, comme les Flandres, ont appartenu au 17 ème siècle à l'Espagne. En Amérique du Sud, terres qui appartenaient également aux ibères à cette époque, la bière était mise en bouteille de 62 cl. Il s'en est fallu de peu, finalement, pour importer ce contenant...

Vous le savez peut-être, mais Stéphane Tissot est un infatigable vinificateur. Il s'amuse à vinifier des cuvées qu'il estime identitaires. Certain lui reprochent d'en faire trop et ne plus s'y retrouver. C'est vrai, nous ne sommes pas chez Macle (encore que) avec seulement 2 cuvées de vins tranquilles (à la vente pour l'acheteur lambda). Si vous examinez bien le tarif en cours, ce ne sont pas moins de 24 cuvées différentes que l'on peut acheter.
On comprend aisément qu'il faut un peu de dextérité à celui qui ne connait pas les vins du domaine pour tomber dans le mille en ce qui concerne les goûts. Si vous êtes de passage dans la région et plus particulièrement à Arbois (gros bourg de 3500 habitants), le caveau de dégustation situé sur la place centrale pourra vous aider. C'est l'antre de Bénédicte, la femme de Stéphane qui, même si elle aide son vigneron de mari à prendre les décisions en ce qui concerne les vinifications et les nouvelles cuvées, se dirige plus naturellement vers l'accueil du public et la vente. "Elle joue un rôle primordial, car bien souvent, c'est elle que l'on voit quand on pousse les portes du caveau. De plus pendant la période des vendanges, c'est elle qui mène seule l'équipe de 55 vendangeurs" explique Stéphane.

Tenez, en matière de vinification, voici ce à quoi Stéphane s'essaye en ce moment. Il existe une cuvée de savagnin vinifiée en amphore (macération préfermentaire en amphore). Et bien il va jusqu'à différencier les amphores qui contiennent du savagnin égrappé à la machine de celles qui contiennent du savagnin égrappé à la main !

jaunes

Le Savagnin Arbois 2008 possède un joli corps, supporté par une grande acidité. Encore un peu autoritaire, il vient de passer 30 mois en fût sous voile et sans ouillage, ses notes de rancio et de noix devraient s'affiner avec le temps. La savagnin il faut le savoir, est un cépage doté d'une acidité importante. "Les Bruyères", Arbois Vin Jaune 2005 (exposition sud), est une bonne entrée en matière pour aborder le "jaune" comme on dit ici. L'objectif de son géniteur est d'en faire un vin onctueux et élégant. Rien ne dépasse : il impose d'emblée classe et longueur. "En Spois" Vin Jaune 2005 (terroir du Trias exposé Est) affirme par contre une certaine puissance. Fumé voir tourbé, la longueur est aussi là ! Enfin,  "La Vasée" elle aussi un jaune 2005 (terroir du Trias situé au nord de l'appellation Arbois) est une invitation à la méditation : profond, un peu moins tourbé que son prédécesseur, il n'a pas encore tout à fait digéré un boisé qui l'emmène pour l'instant sur des notes de Whisky. Amateur de vins Jaunes réjouis-toi : la Mailloche, que tu vénères peut-être pour son expression aromatique si particulière, devrait voir le jour en version... jaune ! Il faudra être patient et attendre 2017 pour enfin acheter le millésime 2010. C'est pas une bonne nouvelle ça ?
Tiens, au rayon des nouveautés : un Savagnin 2005 Dévoilé. Kézako cette chose ? 12 pièces de bois étaient destinées à faire un cuvée de vin oxydatif (millésime 2005). Allez savoir pourquoi, seules 6 pièces ont pris le voile ; les 6 autres le refusant. Du coup, on a la puissance d'un vin jaune, sans les notes de noix ou de curry. Finale sur le caramel au beurre salé. Intéressant !

Nous terminons cette séance de dégustation par les vins liquoreux : le premier à faire remonter le taux de glycémie en cette fin de matinée est la Spirale 2007. Stéphane récolte le raisin passerillé, le fait sécher sur un lit de paille et presse le savagnin (60 %), le poulsard (20) et le chardonnay (20) ensemble. Résultat : 300 grammes de sucre résiduel au litre, qui passent comme une lettre à la poste. Cela reste digeste et on sent bien l'acidité agrémentée de notes de raisin de Corinthe et de thé. Mais cette Spirale joue petit bras à côté du PMG 2007 : un moût de raisin partiellement fermenté "Pour Ma Gueule" à près de 400 grammes de sucre.  Affirmer qu'après ça on ne peut plus rien boire, c'est se mettre le doigt dans l’œil : il en reste un ! Le Macvin rouge vient remettre les compteurs à zéro : 2/3 de Pinot Noir macéré, muté avec 1/3 de marc du domaine. Nous terminons cette séance dégustation par une surprenante fraîcheur, Corinthe, sucre Candy et une finesse incroyable pour un Macvin.

groupe
La troupe du jour. Manque David, derrière l'appareil photo pour le coup !

4 heures viennent de passer à la vitesse de l'éclair ! Nous avons découvert un personnage d'une sympathie incroyable, pas avare d'histoires, d’anecdotes et d'une gentillesse ultime. On sent l'homme passionné, engagé, à la recherche constante d'innovations. A maintenant 42 ans, Stéphane est considéré comme quelqu'un de dynamique et de talentueux. Quand on lui demande ce qu'il a encore à prouver ou quels sont ses objectifs à moyen terme, il répond simplement : "je cherche d'une part à mettre en place de nouvelles vinifications, avec en ce moment une cuvée de Trousseau élevée en amphore. Côté vignes, je recherche la mise en avant du terroir. Tiens, l'année prochaine nous allons défricher un hectare au-dessus de la Tour de Curon. On plantera ensuite 50 ares de Savagnin cette année et 50 autres ares l'année suivante. Le Jura est une région qui sait allier tradition et innovation. Je ne suis pas le seul à être dynamique, il suffit de regarder les vignerons de la région. Ca bouge ici ! ". Avec près de 35 cuvées qui sont élaborées chaque année, n'est-ce pas un peu trop ? Pour l'amateur à la recherche de sensations, non. Pour celui qui apprécie le vin sans en faire une religion non plus : il trouvera à coup sur une cuvée qui correspondra à son goût.

Immense merci à Stéphane Tissot pour ces moments de bonheur. Après tout ça "La vie est forcément belle".


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Maigremont 849 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines