Jacques A. Bertrand
« J’aime pas les autres »
Pourquoi dit-il ne pas aimer les autres ? Au contraire, je crois qu’il les aime bien. On dit que le titre bien sûr est une litote : il souhaite faire entendre le plus... avec le moins. Chimène aurait avoué à Rodrigue qu’elle l’aime toujours en lui disant qu’elle « ne le hait point ». Donc va que je t’aime ; mais l’aime-t-elle vraiment ? C’est le problème de dire le contraire de ce que l’on veut dire, en ne voulant pas le dire, mais le disant. Peut-on croire que c’est très bon quand je dis que « ce n’est pas mauvais ».
Voilà, assez digressé... ce tout petit livre de Bertrand me plaît à partir de la page 39 quand il cite Alphonse Allais : « Impossible de vous dire mon âge, il change tout le temps. » Ce n’est pas ce qu’il cite, mais cette citation, empruntée aussi à Allais, me plaît.
« Il étouffe ici, disait Allais », rapporte Bertrand introduisant un très court paragraphe théorique...
« Tout discours critique sur l’autobiographie, l’autofiction, le narcissisme et le nombrilisme, opposés au prétendu vrai roman, relève de la plus haute fantaisie. L’imagination des plus grands créateurs... est très limitée. Elle consiste essentiellement à réunir deux ou trois éléments qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer pour créer une idée, une image, une molécule, une sentence nouvelle. On peut tirer quelque chose de distrayant et d’instructif en juxtaposant deux mots qui, séparément, sont à peine crédibles dans les dictionnaires. Mais l’essentiel est ceci : tout roman est nécessairement biographique, fondé sur des éléments d’expérience et d’observation transposés. Inversement, l’écriture n’étant jamais qu’une forme de transposition, toute biographie est un roman. Et l’autobiographie est vraisemblablement la forme de littérature la plus romanesque ».
Pourquoi introduit-il ce paragraphe à la page 39, et pourquoi dit-il qu’il étouffe, sinon pour nous dire que de parler de lui, ainsi cette biographie, J’aime pas les autres, le met à l’aise ou à malaise (peut-on juxtaposer ainsi ces deux mots ?) Bref, on voudra croire que cette biographie est aussi une fiction et qu’il aime bien le rappeler.
Mais j’en suis encore là : pourquoi dit-il « il étouffe ici » ?
Mais, je viens de lire cette autre idée, sous la plume de Charles Pépin, dans Philosophie Magazine no 66, qui, à la question de Madeleine Richoux, 53 ans, « Se tourner vers le passé, quel intérêt » ? répond qu’il faut « savoir entendre combien notre passé est là, en nous, tout entier, que nous le voulions ou non – combien nous sommes pris dans une histoire. Notre présent est plein de ce passé qui ne passe pas : nos affects en sont chargés, nos visions du monde en sont affectés... Le passé vit en nous comme nous vivons en lui. Il s’agit moins de se tourner vers lui que d’accueillir – ou pas – ce qui est déjà là ».
Il y a beaucoup d’histoires dans nos vies, dont « la grande histoire » depuis les abîmes, les abysses, bref, depuis l’amibe.
Ça fait beaucoup de citations, je sais, mais je crois bien que j’aime conforter ce que je dis en écoutant et lisant, ce que disent et écrivent les autres.
À propos de ce passé qui ne passe pas, je pense toujours à ce livre lu un jour :
Bien sûr, je sais, la question est d’un autre ordre, mais de Vichy, qu’est-ce qui ne passe toujours pas chez les Français ?
Mais si je reviens à mon sujet. Qu’essai-je de dire ? Sinon ceci : ce sont mes démons, tous ceux-là que j'essaie d'exorciser, que je traque à travers toutes ces lectures auxquelles je me livre ; elles font sourdre en moi certaines choses occultées, sans doute, mais que je veux comprendre. Une « certaine clarté rétrospective » est nécessaire, un certain détachement aussi, un certain éloignement (toujours ce passé) est nécessaire si on veut bien comprendre où l’on s’en va. Alexandre Lacroix le recommande (toujours dans le même PM)
Je sais, tout cela n’est pas si objectif, le temps dure mais ne meurt pas, il revient à la surface avec certaines oblitérations, notre subjectivité est en cause, mais c’est mon histoire que je mets ainsi sur la table, que je m’en accommode ou pas. Il y a certainement toujours des choses qui ne passent pas, d’autres si.
Mais je reviens à Bertrand.
C’est Lavoisier, non ? qui disait, je m’écarte encore, « Rien ne se perd, rien ne se crée ». C’est notre prof de chimie qui un jour introduisit son cours ainsi. Et ça m’est resté. Je suis comme je suis, et je ne change pas, sinon que je mets quelques anecdotes passées ensemble et j’en tire à chaque fois des conclusions différentes, dépendamment comment ma conscience, ou mes affects, ou ma tête, vont rappeler, et reproduire, mon « histoire passée ». Je sais bien que je ne perds rien, ni que je ne crée rien, sinon ce que l’esprit du moment me suggère.
Bref, comme Bertrand, j’aime, ou j’abhorre ce passé qui s’est construit avec d’autres :
- ainsi avec ma mère, cette musicienne, pianiste oui, mais dont la carrière s’est arrêtée à 24 ans quand mon père a refusé d’acheter un piano et qui est devenue « femme au foyer », nous chouchoutant alors tant, nous ses enfants ;
- ainsi avec mes copains de pensionnat, là où j’ai commencé à vivre « librement », me construisant une vie nouvelle bien meilleure ; oui paradoxalement c’est là où j’ai pu me libérer de différents carcans, * dont celui de ces prêtres qui me poursuivaient, non, me harcelaient moralement pour que je devienne prêtre, * dont celui d’un père autoritaire et puritain ;
- ainsi avec cette première compagne dans ma vie, j’avais 16 ans, elle 12, qui est restée dans ma mémoire comme la muse de mes premiers pas comme « homme » ;
- ainsi avec mes collègues universitaires dont je garde si peu de souvenirs, c’est drôle ou blessant de l’écrire, puisque ce monde, j’ai cette impression, il m’a ennuyé ;
- ainsi avec mes étudiants à qui je dois beaucoup. J’ai appris avec eux, ils ne s’en doutent pas. J’ai aimé faire de la recherche parce que je comprenais un peu plus au terme de chaque projet; j’ai aimé leur transmettre ce que je croyais avoir compris, appris. C’est étonnant, c’est le souvenir le plus fort qui me reste, avoir appris et faire apprendre. Même si cela n’a pas toujours été évident pour eux.
- ainsi avec mes employés, - et oui, j’ai été patron de 25 employés parce qu’un jour j’ai eu une entreprise commerciale - avec qui j’ai connu « les plus belles heures de travail vrai » de toute ma vie, avec une complicité difficilement imaginable et que j’aime me rappeler avec beaucoup d’émotion (eux et moi, nous ne nous laisserons jamais vraiment même si nous nous voyons peu) ;
- ainsi avec ces gens d’entreprise que j’ai côtoyés lors de mes projets de recherche, des gens de terrain, tous ancrés des deux pieds et de la tête, dans la boue et la sueur de la « vie vraie » et que je garde en mémoire comme mes véritables maîtres quand il s’agit de parler des enseignements qui m’ont été donnés par eux, et qui m’ont marqué (les livres, j’aime, mais la vie, j’aime plus) et qui ont fait de moi le prof que j’étais. Même si je ne fus pas un grand professeur, il m’a semblé parfois que j’ai enseigné de grandes choses qui m’avaient été enseignées par ces gens.
- ainsi avec les compagnes de ma vie et les copains de ma vie, j’entre ici dans du « trop personnel » et j’hésite...
Bref Bertrand me fait me rappeler tout cela. Pourquoi ? Mais parce qu’il parle de lui, de sa vie.
1/ Ainsi : « Ça marque, la pension. (- Je sors de pension... – Vous avez pris combien ? – Sept ans !) Des décennies plus tard, on a un pincement au cœur en repassant devant son vieux lycée, toujours peur de prendre un dimanche. Pour des vétilles. Tous les vieux pensionnaires connaissent ça ».
Voilà comme je suis différent : les plus belles années de ma vie se situent entre 15 ans (date de mon entrée au pensionnat) et 24 ans (date de mon entrée dans le « mariage »). Quand je repense à ces vétilles, celles-là, ces petits accrochements avec la discipline du pensionnat qui me faisaient perdre (punition) tous mes week-ends de sortie, j’en garde un souvenir émouvant, puisque ce sont ces punitions qui ont permis que je sois confiné au pensionnat, et... j’aimais ça, j’aimais être là, être avec les copains, m’amuser, jouer, faire des coups,... la vie quoi. Ce furent, ces vétilles, des occasions de me trouver, de me comprendre, de savoir ce que je voulais vraiment, d’affirmer des choses, de regarder la vie différemment, sortir de l’autoritarisme paternel, de devenir « anarchiste » dans l’âme. Quel gros mot ! Mais quel mot !
2/ Ainsi : « Les filles, ça finissait par devenir un problème... J’avais reçu une lettre anonyme en provenance du lycée de filles. Du type : « Tu sais que tu es mignon, toi ? Tu dois avoir une grosse bitte »! Je vous jure. Signé : « Des amies qui te veulent du bien ». J’avais failli m’évanouir. D’abord, je n’avais pas du tout une grosse bitte. Et le seul mot me faisait horreur. J’étais terriblement pudique, et partisan fanatique de l’Amour courtois ».
Voilà comme je suis pareil : j’étais terriblement pudique, éducation religieuse et familiale oblige, j’ai appris avec ma première compagne les jeux de l’amour ; mais je suis toujours resté si gêné avec les filles, si peu confiant, dans le doute toujours – on me disait snob, lointain, parce que je parlais peu - pauvres filles, si elles avaient su à quel point je recherchais, dans mes rêves, leur compagnie... j’aurais adoré recevoir une lettre comme ça.
3/ Ainsi : « Quand je suis arrivé à faire l’amour, complètement je veux dire, c’était avec une prostituée. Gentille. La plupart des autres vous raconteront qu’ils ont été dépucelés gratuitement par une bourgeoise, une amie de leur mère, une super nana de quarante ans, très bien conservée, avec une poitrine formidable... »
Voilà comme je suis différent, je veux dire, comme j’ai été plus choyé. J’ai découvert et fait l’amour avec ma première compagne, le « pied » comme on dit en France. Mais ce fut beaucoup plus que ça, ce fut mon « nirvana », pas celui de Julien Clerc, pas celui de Limonov, non le mien, le seul vrai qui existe, celui qui vous transporte au plus haut, haut comme vous ne pouvez l’imaginer, dans l’intergalactique, là où il n’y a que vous deux qui puissiez y arriver. Vous êtes seuls au monde.
4/ Ainsi : « J’ai fini par me faire virer du lycée. À cause des autres ».
Voilà comme je suis pareil, j’ai aussi été viré du lycée, deux fois même, dans deux lycées différents, mais je suis aussi différent, ce ne fut pas à cause des autres. Ce fut de ma faute. J’avais, avec un copain, volé du whisky et bien d’autres bouteilles dans la réserve privée des Frères des Écoles Chrétiennes (responsables du pensionnat) et nous avions organisé une de ces parties avec les copains (fête de fin d’année en classe de Rhétorique, au cours classique) qui avait duré deux jours. Quel pied encore.
5/ Ainsi : « Elle a été violé par son père... elle aimerait pouvoir parler avec toi... Nous marchions. D’abord un silence pesant, puis elle se mit à tout me raconter. L’horreur. – Ça me fait du bien, tu sais. Tu n’es pas comme les autres. – J’aime pas les autres ».
Voilà comme je suis pareil. On s’est confié quelques fois à moi. Pourquoi ? Je ne sais pas. Celle-ci qui était enceinte, et dont le copain ne voulait rien savoir et qui lui a dit de se faire avorter et de jeter ça à la poubelle. Ils avaient 18 ans. L’horreur, quoi ! Alors, je l’ai accompagnée, pour l’avortement – criminel à l’époque (1968) – et l’ai suivie dans l’après. Ou cet autre, lors d’un projet de recherche où, en début d’entretien, je lui demandais de me dire un événement qui l’avait beaucoup perturbé (un des objectifs du projet était d’essayer de comprendre comment une personne réagit dans l’adversité, et surtout, quelles ressources elle va « mobiliser » pour y faire face) et qui me raconte les viols répétés dont elle a été la victime. L’horreur. Je me suis tu d’abord, j’ai arrêté le magnétophone, puis, j’ai parlé avec elle...
6/ Ainsi : « J’ai également beaucoup réfléchi à ceci : l’incroyance est une forme de croyance. Je n’ai jamais supporté aucune forme d’intégrisme, y compris l’intégrisme athée. L’intégrisme est le syndrome d’une maladie grave – une vie intérieure déficitaire – qui pousse l’individu atteint à se précipiter sur n’importe quelle affirmation, généralement infondée, à lui consacrer son existence, espérant combler ainsi son propre néant ».
Voilà comme je ne suis pas tout à fait pareil. Je suis intégralement athée, c’est à dire complètement, totalement athée (bref, simple, je ne crois pas en dieu ; mais je n’en fais pas une religion); pas athée intégriste. Mais y a-t-il une thèse fondamentaliste sur l’athéisme ?
7/ Ainsi : « C’est alors que s’imposa peu à peu dans ma vie une jeune fille réputée pour ses engagements et sa rigueur... qui entreprit de croire en moi. Elle était une espèce de Beauvoir et me prenait pour une espèce de Sartre. Je n’ai jamais été une espèce de Sartre, dieu merci (en dépit du respect que je lui porte). Je n’étais qu’un apprenti clown-poète à croissance lente. Sans nul doute appelé à devenir un grand philosophe. J’appelle grands philosophes les gens qui s’efforcent de penser par eux-mêmes... Rien à voir avec les autres, ceux qui pensent en référence ?
Voilà comme je suis... pareil, pas pareil... J’essaie de penser par moi-même, mais à 67 ans, il faut bien que je me l’avoue, je pense aussi, fortement et très souvent, en référence. Toutes ces références, ce sont mes démons. Celui qui dit mieux que moi ce que je m’apprête à dire a toute mon admiration et je lui emprunte allègrement ses idées, comme en ce cas-ci, s’agissant du texte de Bertrand. En ce qui concerne la femme... je crois bien que je vis aujourd’hui avec une espèce de Beauvoir, tout dans la tête, préoccupée de mon avenir, mais « dites-moi, vous ne songeriez pas par hasard à me voir prendre soin de votre ménage » ?
8/ Ainsi : « Vous allez rire, mais je viens d’avoir soixante ans. Nul. C’est l’âge bête. Vous croyez pouvoir vous vanter d’avoir accumulé de l’expérience, ça ne sert à rien. La vôtre ne peut servir à personne, elle ne vous sert même pas à vous ».
Voilà comme je suis presque pareil. Je viens d’avoir 67 ans. Ce qui n’est pas bête, ou, ça l’est, c’est que je me demande encore à quoi pourrait bien me servir mon expérience. Preuve que j’en ai, non ?
9/ Ainsi : « Bon (dernière page du livre). Je pense que si vous êtes encore là, vous avez choisi votre camp... À vous qui êtes restés, je peux le dire : tout est roman. Et puis j’ai aimé des gens, énormément. Pas énormément de gens, des gens énormément ».
Voilà comme je suis pareil ? J’aime énormément beaucoup de gens. Et puis, j’aime croire que je suis aimé aussi. « Ce n’est pas la peine de le répéter ».