Et puis j'ai découvert Perle de Lait
L'enfant est-il naturellement bon ou naturellement mauvais? Faut-il rajouter du sucre ou préserver ses caractéristiques 'naturelles'? Question centrale dans l'histoire et la philosophie de l'enfance, et qui se retrouve partout en littérature jeunesse.Petit rappel des faits façon 'allô mémoire? aboule les cours de philo de terminale steuplé.' En gros: on a une vision de la nature humaine typiquement rousseauiste, et on a une vision de la nature humaine typiquement hobbesienne.
J'en entends qui disent 'Quoi? Hein?'. Onfray même pas un petit effort? Allez: Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIe: 'L'homme est naturellement bon et la société le rend mauvais.' Et Thomas Hobbes, au XVIIe: 'L'homme est naturellement mauvais et la société doit le forcer à réprimer sa méchanceté'. L'un nous donne Emile et le Contrat Social, l'autre le Léviathan.
Ce sont des conceptions de l'enfance qui correspondent aussi à une division idéologique au coeur de la Chrétienté, entre la notion de l'enfant innocent à protéger et celle de l'enfant pécheur à corriger; entre l'enfant qui nous apprend à nous rapprocher de la nature, et celui dont on cherche à tout prix à l'en éloigner.
Le débat fait donc rage même jusqu'au début du XXe siècle: l'enfant dans toute sa 'nature' humaine, il est bon ou mauvais? Je propose une alternative: Beauvais. C'est pas mal Beauvais. Bon, revenons à nos moutons.
Ou plutôt à nos agneaux.
on a besoin de moi?
Voici un célèbre poème de William Blake, figure de proue du romantisme anglais, dans ses Songs of Innocence & Experience (1789):Little lamb, who made thee?
Dost thou know who made thee,
Gave thee life, and bade thee feed
By the stream and o’er the mead;
Gave thee clothing of delight,
Softest clothing, wooly, bright;
Gave thee such a tender voice,
Making all the vales rejoice?
Little lamb, who made thee?
Dost thou know who made thee?Little lamb, I’ll tell thee;
Little lamb, I’ll tell thee:
He is called by thy name,
For He calls Himself a lamb,
He is meek, and He is mild,
He became a little child;
I a child, and thee a Lamb,
We are called by His Name.
Little lamb, God bless thee!
Little lamb, God bless thee!
J'en entends qui se plaignent qu'ils ne comprennent rien! où sont passés vos cours d'anglais renforcé? si ça continue je vais écrire des mots sur les carnets! Bon allez, petite traduction des douze derniers vers:
Petit agneau, qui t'a créé? Sais-tu qui t'a créé?Petit agneau, je vais te le dire;Petit agneau, je vais te le dire:On l'appelle par ton nom,Car Il se nomme Lui-même agneau;Il est humble et il est doux,Il s'est fait petit enfant;Moi enfant, et toi Agneau,On nous appelle de Son Nom(/ Son Nom nous appelle)Petit agneau, Dieu te bénisse!Petit agneau, Dieu te bénisse!
Oui d'accord, il y a un côté 'Jésus Jésus Jé-ésus Revient', mais ce poème magistral de Blake est un hommage superbe au mélange, dans les visions romantiques de l'enfance, entre l'enfant rousseauiste naturellement bon et proche de la nature et l'enfant-créature de Dieu qui, comme l'agneau, est un être pur et innocent qui bénéficie d'un lien spécial avec Jésus; lien qui se perd et se délite quand l'enfant devient un ado qui se douche rarement, va sur YouPorn tous les soirs, et oublie de parler religion avec le bétail des environs.
Donc on récapitule: enfant = Nature = bon = Dieu.
L'autre versant, évidemment, c'est celui-ci:
Ceci est la meilleure couverture au monde
À sa grande surprise, Charles obéit, les yeux baissés, l’air soumis. Quand il fut à sa portée, elle le saisit par l’oreille ; Charles ne lutta pas ; enhardie par sa soumission, elle prit une baguette et lui en donna un coup fortement appliqué, puis deux, puis trois, sans que Charles fît mine de résister ; elle profita de cette docilité si nouvelle pour abuser dé sa force et de son autorité ; elle le jeta par terre et lui donna le fouet en règle, au point d’endommager sa culotte, déjà en mauvais état. Charles supporta cette rude correction sans proférer une plainte.
« Va-t’en, mauvais sujet, s’écria-t-elle quand elle se sentit le bras fatigué de frapper ; va-t’en, que je ne te voie pas ! »
Ici, Enfant = Nature = mauvais = diable.
De Madame Mac'Miche à Madame Fichini, la Comtesse de Ségur n'a de cesse de dénoncer les adultes - des femmes, d'ailleurs, souvent - qui ne pensent à l'enfant que comme à une mauvaise graine, un pécheur naturel, qu'il faut littéralement corriger et rectifier pour qu'il pousse droit.
Celle-là, par contre, wtf.
Ce vocabulaire que j'emploie, ce champ lexical de la nature dans le sens d'environnement naturel, n'est pas anodin. Il y a corrélation entre le 'bon' enfant et la nature amène, et au contraire entre le 'mauvais' enfant et la nature hostile. Ces assimilations se trouvent répercutées dans le discours didactique. La petite Heidi qui vit en adéquation avec la nature, qui en parle le langage, est d'abord dénaturée par sa rencontre avec la culture; tandis que Mary Lennox du Jardin Secret de Frances Hodgson Burnett, en apprenant patiemment à faire pousser, entretenir et apprécier le jardin, apprend à maîtriser sa propre insolence et son indiscipline.Le motif du jardin, si courant en littérature jeunesse, est l'espace naturel sain, sûr, cultivé, domesticable à merci, comme l'enfant qui y évolue - pas comme les forêts profondes et les îles désertes qui, comme dans Sa Majesté des Mouches de William Golding, font retourner les garçons qui y sont échoués à un état de nature tout à fait hobbesien, incontrôlable et violent.
Et de nos jours? L'enfant en littérature jeunesse est toujours et encore perçu comme proche de la nature, particulièrement réceptif à son environnement, et rétif à la culture. C'est lui qui, souvent, peut 'sauver' les adultes en leur rappelant leurs liens avec la nature - c'est un élément récurrent des livres pour enfants écolo, par exemple, comme Tobie Lolness de Timothée de Fombelle. Et de la même manière, la figure de l'enfant se fait le décanteur de présuppositions quant à la nature humaine, et avec elle, les possibilités ou non de changements futurs.
Et qu'en est-il des livres où il n'y a justement pas de nature? L'espace urbain... non, ça serait trop long, on en reparlera dans quelques lettres! Sur ce, je vous laisse pour le weekend, et lundi on enchaîne, c'est le cas de le dire, avec un O comme Oppression...