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Hannah Arendt – critique

Par Tedsifflera3fois

Hannah Arendt, et derrière elle la cinéaste allemande Margarethe Von Trotta, réfléchissent à l’histoire de leur pays et à la fameuse « banalité du mal ». Contre l’indifférence et la soumission à l’autorité, le film suit le combat d’une femme brillante et indépendante, et se fait le témoin d’une pensée qui se forme, qui s’affirme, qui jamais ne se ferme.

Synopsis : 1961. La philosophe juive allemande Hannah Arendt va à Jérusalem pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, responsable de la déportation de millions de juifs.

Hannah Arendt - critique
En ne racontant que les quelques mois autour du procès Eichmann (quelques flashbacks mis à part), Margarethe Von Trotta décide de se concentrer sur un point très précis de la philosophie d’Hannah Arendt, celui qui reste sans doute le plus largement connu, « la banalité du mal ».

Le film commence alors que la philosophe jouit déjà d’une grande renommée, notamment pour son étude du totalitarisme. Il ne s’agit donc pas, comme dans un biopic classique, de savoir comment cette femme est entrée dans l’histoire, mais plutôt de saisir une idée qui naît, une réflexion qui se structure, une pensée qui se défend.

La réalisatrice allemande épouse le point de vue de son personnage, soulignant son intelligence et son indépendance d’esprit, sans pour autant masquer sa nécessaire arrogance (comment sinon accepter d’avoir raison contre tout le monde?) et sans passer à côté des dilemmes éthiques auxquels elle se confronte.

Peut-on étudier un génocide à froid comme on étudierait n’importe quel phénomène scientifique? Le déroulé d’une pensée théorique, aussi rigoureuse soit-elle, peut-il vraiment rendre compte d’une situation qui dépasse l’entendement? Peut-on réellement donner une part de responsabilité aux (responsables) juifs, dans une situation désespérée et déshumanisante où les juifs devaient se battre comme des animaux pour leur survie? Certes, la corruption a existé comme partout, mais est-ce vraiment là qu’il faut chercher l’une des causes de l’horreur de la Shoah? Le régime hitlérien et son aboutissement ultime, les camps de concentration, visaient à priver les victimes de toute dignité, de tout ce qui faisait d’eux des êtres humains.

Il est d’autant plus effrayant que les responsables de la Shoah soient non pas des assassins, des tortionnaires ou des grands méchants, mais des « nobodies », des êtres insignifiants, des bureaucrates, des bons citoyens qui respectent la loi et leur pays (la réalisatrice allemande décide d’ailleurs de ne montrer Eichmann que par des images d’archive : choix important, car la banalité d’un tel homme ne peut pas être « jouée » sans perdre de son essence). Hannah Arendt a fait là l’une des découvertes les plus essentielles du XXème siècle : les hommes « normaux » qui ont été responsables de ces horreurs n’en sont pas moins coupables, mais chaque homme doit être vigilant, car le mal est banal, il est là en chacun de nous si nous baissons notre garde.

Hannah Arendt démontre qu’Eichmann n’était pas forcément cruel ou même antisémite : il a accompli froidement son travail, comme il aurait fait n’importe quelle autre tâche. Il s’est simplement révélé incapable de penser. En ne pensant pas, il s’est montré dépourvu de ce qui fait l’essence même d’un être humain, et il s’est rendu coupable des pires atrocités.

Le film de Margarethe Von Trotta parle exactement de cela : de la pensée qui résiste à tout contrôle, qui passe par dessus les a priori, qui lutte en dépit de l’adversité, au nom de ce qui lui apparaît être la vérité. Il est souvent très difficile de faire sortir sa pensée du cadre dans lequel elle évolue, créé par l’éducation, la société, l’histoire, les conventions, les bonnes manières, ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, l’idée qui nous est inculquée depuis toujours de ce qui est bien et de ce qui est mal, de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas.

Le film s’intéresse à la démarche d’une philosophe qui choisit de réfléchir (et de vivre) en dehors des carcans imposés, comme le montre d’ailleurs la liberté dans laquelle évolue son couple. Hannah Arendt était une femme qui vivait sans se soucier de l’opinion des autres, sans se soucier non plus des modèles sociaux dominants. Une femme de pensée, non pas au service du confort des autres, mais au service de la vérité, aussi difficile soit-elle à entendre.

On sait gré au film de s’emparer d’un sujet délicat et peu évident, non pas simplement celui de la banalité du mal, mais celui plus large de la pensée philosophique. De nous plonger au cœur d’un débat passionnant, sans concession pour l’action ou pour le romanesque. Il ne s’agit pas ici de raconter les péripéties, les aventures ou les sentiments d’une femme, mais de surtout livrer à l’image un combat d’idées, de faire le portrait d’une femme en dessinant ses convictions plutôt que son quotidien.

Hannah Arendt réussit à être très stimulant intellectuellement. On pourra toujours reprocher au film d’être très classique dans sa forme (parfois jusqu’à la caricature, comme dans ces flashbacks avec Heidegger, plutôt ratés) et d’être loin de révolutionner le cinéma. Mais après Un spécialiste, portrait d’un criminel ordinaire, documentaire d’Eyal Sivan composé d’images d’archives du procès Eichmann, Margarethe Von Trotta s’empare du sujet dans une fiction qui le rend à la fois plus ludique et plus vivant. On sort du film convaincus que rien n’est plus enthousiasmant (et fondamentalement important) que la pensée à l’œuvre.

Note : 7/10

Hannah Arendt
Un film de Margarethe Von Trotta avec Barbara Sukowa et Axel Milberg
Drame, Biopic – Allemagne, France – 1h53 – Sorti le 24 avril 2013


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