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Vampyr

Par Kinopitheque12

Carl Theodor Dreyer, 1932 (France)

Vampyr

Entre le royaume créé par Friedrich W. Murnau dans lequel les ombres rampent menaçantes (Nosferatu, 1922) et le petit théâtre gothique de Tod Browning (Dracula, 1931), le Danois Carl T. Dreyer, aidé de son acteur mécène Nicolas de Gunzburg, saisit sur pellicule un lointain vaporeux où vampires et esprits se meuvent en silence.

A la frontière du muet et du parlant, le métrage ne fait pas l’économie d’intertitres utiles pour fournir des détails sur les situations ou transcrire certains passages d’un livre important pour le récit. Le premier panneau présente le héros : Allan Gray (Julian West pseudonyme de Nicolas de Gunzburg) est un jeune homme devenu rêveur en raison de ses lectures et de son intérêt pour les démons et les vampires (« his studies of devil worship and vampire terror of earlier centuries »). Son errance (« aimless ») le mène jusqu’au village de Courtempierre. Il cherche refuge et, au moment même où il pénètre dans l’auberge du village, un plan se fixe sur la silhouette d’un homme près d’une rivière. Il est de dos, porte une faux et fait sonner une cloche pour appeler le bac. La simultanéité entre le seuil franchi par Allan Gray et le tintement de la cloche semble une introduction au fantastique qui suit. La silhouette de l’homme à la faux est une possible incarnation de la mort, cependant Dreyer laisse l’interprétation libre. Au contraire, les incarnations de la mort dans Le septième sceau (Ingmar Bergman, 1957) ou dans Le baron de Münchausen (Terry Gilliam, 1989) par exemple, très différentes l’une de l’autre, ne laissent pas de doute. Carl T. Dreyer s’attacherait ainsi à préserver le « fantastique littéraire » qui l’inspire puisque c’est Joseph Sheridan Le Fanu, avec les nouvelles Carmilla et L’auberge du dragon volant, qui lui fournit la matière de son scénario. L’intrusion du surnaturel dans la réalité serait de cette manière laissée à la discrétion de chacun.

Vampyr, le titre danois, est resté en dépit de toutes les propositions faites à l’époque de sa sortie (L’étrange aventure de David Gray, Adventures of David Gray, Not against the flesh, Der Traum des Allan Grey). Le film est sorti dans trois langues (française, allemande, anglaise), a été remonté et n’a pas la même durée selon les versions (1h12, 1h23…). Comme dans un rêve, les noms et le rôle des personnages changent selon ces versions (Allan s’appelle David, Léone n’est plus la fille du châtelain mais sa femme). De même, la photographie de Vampyr, si particulière et obtenue tout à fait accidentellement (la pellicule surexposée a baigné l’image d’une lumière grise et spectrale que l’on pourrait croire d’influence impressionniste) nous laisse partager la vision presque onirique d’Allan Gray. Couché dans un lit, assoupi sur un banc, l’esprit en pérégrination loin du corps sont quelques-uns des motifs qui permettent d’interpréter l’aventure comme un rêve.

Pas de baiser, pas de dents longues… N’était-il pas question de vampire ? Une vieille femme, Marguerite Chopin (Henriette Gérard), rode aux alentours de l’auberge et du château. C’est elle qui blesse au cou Gisèle, la seconde fille du châtelain (incarnée par Rena Mandel). La seule référence explicite faite au vampirisme est l’ouvrage offert à Allan Gray par le châtelain, The history of vampires de Paul Bonnard. Il explique ce qu’est un vampire et comment le détruire. Il est la seule source qui précise l’histoire de Marguerite Chopin (« Many years ago there was a foul epidemic in the village of Courtempierre [...] People believed this vampire was one Marguerite Chopin, buried in the village churchyard »). Seul un pieu de métal enfoncé dans son corps permet de se débarrasser de cette créature maléfique.

Vampyr ne paraît pas s’accorder avec l’approche mystique autour de laquelle Carl T. Dreyer a réalisé quelques-uns de ses films (Pages arrachées au livre de Satan, 1921, ou La passion de Jeanne d’Arc, 1928), en revanche le thème religieux n’en est pas absent pour autant. En effet, selon l’histoire racontée, le vampire est définitivement une créature diabolique puisque, après avoir lié sa victime à lui, il la pousse au suicide ; et selon l’Eglise, le paradis ne peut être accordé à ceux qui se sont volontairement donné la mort (« The vampire, who had obtained complete power over its victim, tries in every possible way to drive it to suicide; for the one who takes his own life is lost for all eternity. For him, the golden gates of Heaven are closed »)… L’enseigne de l’auberge placée en insert à différents moments du récit représente un ange (tutélaire) tenant d’une main une couronne (la victoire ?) et de l’autre un rameau (l’espoir ?). Il semble faire le lien de ses pieds entre le Ciel (le feu divin ?) et la Terre. En outre, la mort est omniprésente dans Vampyr. Elle est sur une gravure dans la chambre de Gray, elle est symbolisée par la faux et par les crânes rencontrés, elle est rêvée lorsque Gray est couché dans son propre cercueil (la séquence vertigineuse adopte le point de vue du mort), elle est réelle lorsque le châtelain est assassiné… Esprits et difformités (jambe de bois, fœtus exposé sur une étagère et gueule cassée) complètent un tableau fantastique que la réalisation anime avec inventivité (trucages qui, aussi simples qu’ils paraissent, n’en sont pas moins efficaces, panoramiques variés…). Le film emprunte également plusieurs idées au Dracula de Bram Stoker. Certains lieux, objets et personnages renvoient à ceux du roman : l’auberge et le château, le livre et le fiacre, le héros voyageur, les deux sœurs rappellant le couple Mina/Lucy, le médecin équivalant maléfique de Van Helsing (il inspire d’ailleurs Roman Polanski pour le professeur Abronsius dans Le bal des vampires, 1968).

Les personnages sont bons ou mauvais mais le monde qu’ils parcourent est un entre-deux (rêve et réalité, ombre et lumière, formes imprécises…). Carl T. Dreyer laisse une œuvre magnifique, hors du temps comme les créatures qui l’inspirent et capable de laisser le spectateur traverser les rêveries d’Allan Gray.




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