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La révolution de l'être plus que de l'avoir

Par Lukasstella

La révolution de l'être plus que de l'avoir 

Entretien entre Raoul Vaneigem et Guy Duplat, janvier 2013

Que retenez-vous de 2012 ?
2012 a établi pour tous une évidence, que confirmera 2013 : la faillite d’un système de gestion économique et social qui, au nom du profit, paupérise les populations, ruine la vie, dévaste la terre, empoisonne le corps et pollue la conscience.

On voit la désespérance gagner du terrain, en Grèce, Espagne, Italie, chez nous ?
En choisissant d’investir dans les spéculations boursières plutôt que dans la production de biens de première nécessité, le capitalisme financier accroît la précarité. Il mise sur le désespoir et sur la peur pour répandre la résignation et pour propager l’idée que “mieux vaut se contenter d’aujourd’hui car demain sera pire”. Or ce fatalisme, que relaient servilement les médias, est démenti quotidiennement par des luttes dont l’information, à la botte des lobbies bancaires et multinationaux, se garde bien de parler – comme les occupations d’usine en Grèce, la création de coopératives agricoles, les esquisses d’autogestion, les tentatives de démocratie directe où la solidarité s’organise et combat cette stratégie du bouc émissaire à laquelle les mafias bancaires et leurs alliés recourent pour dévoyer la colère que leurs escroqueries suscitent et la diriger cyniquement contre les étrangers, les immigrés, les sans-papiers, les homosexuels, les “en-dehors.” L’ironie, c’est que la conspiration du silence est brisée par une communication qui ne passe ni par la radio, ni par la télévision, ni par les journaux mais se fraie un chemin sur Internet, en clopinant dans le chaos du réseau informatique.

Les révolutions arabes ont créé un moment d’espoir, mais aujourd’hui elles semblent créer un trouble, on craint l’arrivée d’un fondamentalisme religieux à la place des dictatures ?
A peine la Révolution française de 1789 avait-elle mis fin à l’Ancien Régime et à la monarchie de droit divin, qu’une vague réactionnaire rétablissait la monarchie et le pouvoir du christianisme, mais c’était une monarchie bancale et le catholicisme avait du plomb dans l’aile. En dehors des pays où la vieille structure agraire et patriarcale garantit autoritairement le pouvoir de l’islam et des Etats à prétention théocratique, que reste-t-il aujourd’hui du pouvoir aristocratique et de l’autorité religieuse ? C’est précisément cette structure archaïque que le “printemps arabe” a ébranlée dangereusement. Il y a toujours des régressions, il n’y a jamais de retour définitif en arrière. Où la liberté a frappé, la tyrannie succombe tôt ou tard. Ne sous-estimons pas, en l’occurrence, la combativité et le courage des femmes résolues à s’émanciper de toutes les tutelles.

On ne voit pas se dégager une alternative au consumérisme, à la société du spectacle, à l’aliénation dans le travail, au règne total de l’argent? Pourquoi cette incapacité à se rêver une alternative ?
Le propre du spectacle est précisément d’empêcher de voir ce qui se trame contre lui. Les alternatives naissent par la force des choses. La paupérisation galopante, la dévaluation de l’argent et le krach bancaire qui se profile, la désertification de la terre et des océans, la nourriture corrompue par les mafias de l’industrie alimentaire, la mise à sac du bien public, des écoles, des hôpitaux, des transports, de la métallurgie et des secteurs prioritaires mettent les individus et les collectivités en demeure de trouver des solutions où ils détermineront leur avenir en révoquant l’emprise du marché, l’escroquerie de la dette dite publique, les magouilles bancaires et les Etats qui les entretiennent complaisamment. Tout est quadrillé par l’empire de la marchandise mais la résistance est là, qui crée des zones de gratuité et de solidarité où le pouvoir de l’argent et de la prédation a cessé de polluer les comportements, des zones où l’être l’emporte sur l’avoir.

Pourtant on sent poindre chez les jeunes, un désir d’autre chose qui s’appuie sur vos textes : le Raoul Collectif et son si beau “signal du promeneur”, Nicolas Kozakis fait un film avec vous, Assayas dans “Après mai” montre un jeune lisant le manifeste situationniste. Y a-t-il un espoir via ces jeunes, via l’art ? Quel peut être le rôle de l’art : ouvrir une brèche dans le ciel plombé et entrevoir l’utopie comme possible ?

De nouvelles générations d’artistes sont entrées en lutte contre le marché de l’art au nom d’une œuvre qu’ils veulent en relation directe avec les problèmes de leur vie quotidienne. Beaucoup pressentent que l’art est une des formes d’expression de cet art de vivre qui est notre vraie richesse, une richesse de l’être qui revêt d’autant plus d’importance que la richesse de l’avoir et du consumérisme est rongée par la montée de la pauvreté. A mesure que la survie est menacée par la faillite de l’économie, comment ne pas se tourner vers la vie et son extraordinaire potentiel de créativité, comment ne pas inventer de nouvelles énergies, de nouvelles relations sociales, de nouvelles pratiques en rupture avec nos vieilles habitudes de prédateur ?

Un nouveau mai 68 est-il souhaitable ? Possible ? Quel peut être encore le message du situationnisme aujourd’hui ? Apprendre à vivre plus qu’à survivre ?
Il n’y a pas de retour en arrière. En revanche, la radicalité de Mai 68 commence à peine à se manifester aujourd’hui. Les situationnistes ne lançaient pas un défi mais un pari, en affirmant que le Mouvement des occupations de Mai 1968 avait sonné le glas d’une civilisation fondée sur l’exploitation de l’homme et de la nature. Le situationnisme a toujours été dénoncé par les situationnistes comme une idéologie, autrement dit “un ensemble d’idées séparées de la vie et falsifiant son authenticité”. Ce n’est pas le situationnisme mais la pensée radicale des situationnistes qui a proclamé la fin du travail (destiné à être supplanté par la création), la fin de l’échange, de l’appropriation prédatrice, de la séparation d’avec soi, du sacrifice, de la culpabilité, du renoncement au bonheur, du fétichisme de l’argent, du pouvoir et de l’autorité hiérarchique, du despotisme militaire et policier, des religions et des idéologies, du mépris et de la peur de la femme, de la subordination de l’enfant, du refoulement et ses défoulements mortifères. La table sacro-sainte des valeurs patriarcales et marchandes a été brisée définitivement. Rien ne la restaurera. Il faudra bien qu’un style de vie inaugure tôt ou tard une civilisation nouvelle sur les ruines de la civilisation où tant de générations ont été réduites à survivre comme des bêtes aux abois.

Gardez-vous l’espoir dans une humanité qui semble foncer sur un mur comme le dit même le prix Nobel Christian de Duve ?
Celui qui s’engouffre dans une impasse, ce n’est pas l’être humain, c’est l’homme qui, en produisant la marchandise, s’est produit lui-même comme objet marchand et a choisi le cours d’une histoire dont la barbarie illustre assez la part d’inhumanité qui domine en lui. Nous sommes dans une mutation où la civilisation marchande s’effondre et où s’esquisse, avec les douleurs de l’enfantement, une civilisation humaine. Ce qui a sauvegardé l’énergie vitale de ces hommes, en proie aux pires atrocités, c’est qu’ils n’ont jamais cessé d’aspirer à devenir des êtres humains à part entière. L’homme prédateur, cet hybride d’angélisme et de bestialité a fait son temps. Nous allons renouer avec un devenir humain que l’apparition de la civilisation agraire et marchande a dévoyé en exploitant cupidement la nature terrestre et la nature de l’homme. Quel que soit le temps que cela prendra.


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