Déambulations urbaines
De Calvi & de Bonifacio
Evidemment la Corse, c’est la beauté au naturel. Le grandiose des falaises, la diversité des paysages, la mer à perte de vue, l’écume qui scintille devant les ports et les calanches magnifiques. Mais comme l’écrivait Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde : « On voyage pour que les choses surviennent et changent ; sans quoi on resterait chez soi ».
C’est effectivement par ce désir gourmand que l’on bloque le smartphone sur le mode photographie. On avance dans les villes, on regarde, on s’attache autant aux détails qu’au chat qui traverse la rue et se précipite entre les rochers en bordure de plage. Et comme souvent dans cette zone, c’est la littérature qui capte l’œil et rend fécond ce qui le traverse ensuite.
Le Street art,
un activisme social et poétique ?
Tout a commencé à Calvi. A l’angle d’une rue, sans s’y attendre : tout est devenu dada avec une phrase peinte au pochoir, sans doute dans l’urgence.
L’acte interpelle, autant que le terme et le mouvement artistique et littéraire en passe d’être oublié par le grand public. L’artiste inconnu réactive peut-être malgré lui la poétique de ces précurseurs du début du 20ème siècle. On ne saura pas si
son intention est de rendre compte de l’absurdité du monde ou de revendiquer que tout peut être création.
On s'interroge également quelques pas plus loin à la rencontre de cette représentation de l’enfant
soldat découverte sur une façade jaune aux corrections blanchâtres. On peut y voir l’innocence dévoyée, l’humain devenu objet, devenu arme, la nécessité de survie…
A l’angle d’une ruelle, il est signé Mona Lisa, mais est-ce bien une signature ? Et de quelle main est cette encre rouge ? Est-ce la même qui
a dessiné l’enfant et qui fait malignement rimer une « vie dure », avec le mot « ordures » du panneau signalétique ? Deux presqu’alexandrins…un presque tag qui nous rappelle que l’art urbain est avant tout une expression
libre, spontanée et pulsionnelle, quitte à plonger dans l’inconvenant. A superposer les couches de peinture – et de sens. A méditer.
Du côté de Bonifacio, la déambulation se poursuit, toujours à ciel ouvert.
En montant vers la citadelle, on scrute les façades. Et sur le flan du bastion de l’étendard (bâti au 13ème siècle par les Génois qui
gouvernaient l’île) s’élèvent les deux regards officiels qui surplombent la ville : celui de la femme et celui de l’enfant.
L’œil maquillé de ce dernier fera écho plus tard à celui qui cache sa figure entre ses jambes et qu l'on découvrira tout à fait par chance de l’autre côté de la ville Haute…
On en reconnaît la technique. Mais, est-ce une tristesse ou une peur qui est représentée sur les marches devant la porte de l’espoir encore close ? Est-ce l’esseulement ou plutôt l’affirmation de l’art, d’un art en tant qu’art ? Est-ce l’expression d’une démarche artistique qui attend patiemment d’entrer, peut-être enfin, dans le patrimoine de la ville si bien protégée ?
Ou est-ce l’inverse : l’auto-dérision d’un art éphémère qui appartient à la rue et qui s’ennuie à l’idée de faire « art » en étant exposé à la vue de tous comme un vulgaire objet mercantile dans la vitrine gigantesque d’un centre commerciale ? Centre commerciale pour touristes où l’on consomme le patrimoine jusqu’à en ébranler l’authenticité au profit, à priori, de l’exploiter et de le valoriser ? …la question demeure, à l’œil de recevoir ce qu’il désire.
« Tout commence avec le graffiti »
On ne s’attarde pas. On avance en direction du vieux cimetière marin au bord de la falaise. On passe, pour cela, devant les escaliers du roi d’Aragon et leurs 187 marches qui auraient été
construites en une seule nuit. On évite de payer deux euros cinquante pour les descendre et les remonter….mauvais touriste !
C’est à un autre escalier, plus court, moins entretenu que l’on grimpe….et l’on se souvient de cette phrase flambeau du street
art : « Tout commence avec le graffiti ».
Nous sommes à deux pas d’un collège et sur les murs jaunes sont gravés des centaines de lettres, des prénoms sûrement, des témoignages d’un émoi, d’une revendication et peut-être des injures…difficile de distinguer, juste savoir : il y a messages. Autant d’expressions creusées dans le mur, des paroles, des images….restées résistantes à travers le temps et les tempêtes.
Par contre, celles qui n’ont pas résisté, ou qui résistent encore mais à peine, sont désormais juste en face de nous.
Des anciennes bâtisses occupées par la légion étrangère forment une vaste zone désaffectée, une sorte de no man’s land, où les casernements sont laissés sans vie. Sans vie, ou presque, puisque d’un côté un panneau indique encore sur le portail et le grillage qui les encercle des horaires d’ouverture, faisant un pied de nez au signalement « Zone dangereuse », glissé un peu loin.
Reza,
un témoin humaniste
Au grand hasard de ces déambulations, on découvre sur la façade de l’un des bâtiments une
sélection de clichés du reporter journaliste et photographe Reza Deghati. « Fenêtres de l’âme », il s’agit d’une exposition de portraits divisée en trois actes, entre Bastia, Corté et
Bonifacio.
D’origine iranienne, Reza est de ces militants majeurs, reconnus autant pour leur implication politique que pour leur action humanitaire. Il a traversé les conflits, s’est battu contre le Shah en Afghanistan, emprisonné à 22 ans et torturé. En exil ensuite, il témoigne par ses photographies du fracas du monde en guerre, et de ses ravages. Il a reçu de nombreuses et prestigieuses récompenses pour l’ensemble de son oeuvre dont le Lucie Award. Mais chut ! on oublie.
Nul besoin de connaître ces éléments biographiques pour observer tous les visages accrochés aux fenêtres de cette longue façade grise et décrépie. Ces visages portent en eux-mêmes le poids de
leur histoire. Mais face à l’objectif, c’est le plaisir de l’instant qui apparaît avec l’énigme de leur présence sur ce mur. Leurs regards s’illuminent de sourires étranges…timides, discrets…
Joyeux et légers pour certains, insondables et troublants pour d’autres. Ils sont de tous les âges. Comme autant de symboles de la persistance de ce
qui est notre humanité, malgré les conflits, la violence, le chao et la misère. Constance et espérance se conjuguent dans ces regards qui nous regardent aussi un peu. Leur force est sans
nul doute décuplée par ce lieu en plein air, loin des espaces habituels et clos des expositions qui peuvent impressionner le spectateur non accoutumé. Une certaine familiarité se dessine, avec
l’humilité distillée mais sans équivoque du photographe.
Pour plus d’information, on ira sur le site internet www.rezaphoto.org.
Et pour conclure, cette phrase d’une artiste new yorkaise trouve tout son sens :
« Dans l’acte de regarder, il entre beaucoup de dévouement, d’amour, d’humilité et de patience. » Svvoon.
Du Nord à la pointe Sud de l’île, les rues auront été le théâtre matriciel d’une multitude de démarches créatrices. Plus ou moins officielles, plus ou moins entendues comme étant des oeuvres artistiques.
L’œil de la technophile aura, quoi qu’il en soit, été éveillé par la vigueur de chacun de ces actes de communication. Chacun, vu comme un acte esthétique et revendicateur d’une existence, d’une manifestation de l’homme dans le monde. Sur ces murs, il y a eu la volonté de les dépasser. La volonté de faire passer un message, par dessus, et de rendre possible sa réception. Et ceci mieux qu’une bouteille à la mer, de toute évidence. VC