WANG Bing, 2013 (Hong Kong, France, Japon)
SI C’EST (ENCORE) UN HOMME ?
Un documentaire perturbant qui fait état d’une réflexion quasi anthropologique menée aux confins de l’humanité. De janvier à avril 2013, Wang Bing a filmé le quotidien d’un hôpital psychiatrique de la province du Yunnan. Sa caméra, résolument muette, a accompagné les malades enfermés dans leur démence et relégués dans des conditions extrêmes d’insalubrité et d’abandon.
UN REGARD DE COMPASSION
L’absence de tous commentaires susceptibles de s’attacher à l’image abandonne le spectateur à son propre jugement. Cependant les choix filmiques induisent un système de pensée réflexif assumé : les « détenus », très vite, apparaissent comme les victimes d’une société ignorante et ségrégative, tout aussi aliénée.
L’habileté de la réalisation réside dans les choix de cadrage et le caractère brut et authentique de la forme documentée. La vision offerte est d’abord celle du malade et son exclusif point de vue s’accorde parfaitement avec la longueur des séquences laquelle renvoie à la propre lenteur de l’esprit des résidents de ces lieux. La succession de plans s’attardant sur ces visages salis par le manque de soin, toutes ces vues d’un sol souillé d’urine et de glaires, toutes ces images s’attachant aux souliers crottés des malades, qui se confrontent paradoxalement à celles des draps immaculés des lits, l’ensemble génère un évident malaise voire un sentiment de dégoût. Pourtant, l’empathie ressentie face à ces images naît du caractère d’indéniable humanité qui se dégage de ces déments qui chantent, pleurent et tendent à se créer un autre soi, une vie sociale dans un environnement où les limites du respect de l’individu ont été franchies. Et la salle s’attache peu à peu aux patients, pris entre l’attendrissement et la compassion que les scènes suscitent. Wang Bing oriente sa caméra vers un groupe social unique, sa nef des fous amenant les spectateurs à développer la même haine que les malades ont envers l’institution et ses acteurs. Les professionnels médicaux ne sont visibles que lors de l’administration des médicaments ou des techniques de contention administrées aux internés. L’approche cinématographique du réalisateur rappelle celle de Régis Sauder dans son film Être là (2012) qui, lui, concentrait son regard exclusif sur la catégorie des psychiatres et infirmières de la maison d’arrêt des Baumettes à Marseille.
LES CAMPS DU XXIème SIÈCLE !
On songe alors à l’opérette de Germaine Tillion, Verfügbar aux Enfers, et à Primo Levi lorsqu’il narre son expérience des camps d’extermination (Si c’est un homme, autobiographie rédigée entre 1945 et 1947). Til madness do us part relate les règles de la survie humaine. L’hôpital psychiatrique est le siège d’un système totalitaire enfermant en son sein les désorientés en tous genres ainsi que les prisonniers politiques condamnés à une sentence plus aliénante que le pénitencier classique. Au-delà même du propos, l’idée de claustration s’impose visuellement par l’image constante des barreaux aux fenêtres, aux portes, aux lits et par le biais de ces ombres qui se déposent sur « les gueules » des reclus durant les jours d’ensoleillement.
Wang bing parvient à créer l’intolérable : en confrontant le caractère d’animalité des internés qui perdent le sens de la pudeur et de l’hygiène corporelle, justifiant de l’insalubrité dans laquelle ils évoluent, et ce reste d’humanité qui les animent encore au travers de leurs pratiques de prières, de la tendresse mutuelle qu’il peuvent encore se vouer, des chansons qu’ils fredonnent et des histoires qu’ils partagent. Dans l’absence d’activités et de stimulants psychologiques, la régression et la perte de discernement opèrent. Voilà la leçon de choses universelles qu’instruit ce documentaire qui heurte d’autant plus le public occidental actuel au regard des images-clichés véhiculées à propos des pratiques d’hygiène et de protection du citoyen de la culture asiatique.
Marie Beaudoin, pour Preview,
dans le cadre de la 35e édition du Festival des 3 Continents