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Inside Llewyn Davis, de Joel et Ethan Coen

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur
© StudioCanal
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Le purgatoire est une odyssée

Note : 4,5/5

Le seizième long-métrage des frères Coen nous prouve encore une fois que le cinéaste à deux têtes est plein de ressources et excelle toujours dans le portrait métaphysique du dépressif errant. Les deux frères concluent ainsi avec brio une trilogie entamée avec Barton Fink et A Serious Man.

Llewyn Davis, musicien folk désabusé, chante avec toute sa peine devant un public attentif mais froid, comme l’hiver qui sévit à l’extérieur. Nous sommes à New-York, au début des années 1960, à l’aube d’une nouvelle ère musicale emmenée par Bob Dylan. Llewyn, comme le reste de ses pairs, tente de percer dans un monde de compétition où les scènes enfumées du Village dissimulent tant bien que mal cette profusion de chansons interchangeables et assez anodines. Mais voilà, c’est sur lui que Joel et Ethan Coen s’attardent. Pourquoi ? Llewyn Davis est, au premier abord, comme les autres. Sa guitare, sa voix, ses compositions, ses galères… Il va de canapés en lits, chez ceux qui voudront bien l’héberger, le nourrir. Il va de l’Upper East Side au Lower West Side en voyant défiler les stations de métro, épuisé, lessivé, frigorifié. Llewyn va mal et il nous suffit du premier plan du film, où il chante de toute son âme brûlée une chanson déchirante, pour nous en rendre compte. Une âme brûlée, c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce film.

Si Inside Llewyn Davis est si intéressant, c’est précisément pour le « inside » du titre. Il m’aura fallu deux visions pour bien assimiler toutes les occurrences faites à ce sujet. C’est avant tout l’atmosphère brumeuse et décolorée de l’image qui frappe. La lumière magnifique que crée le chef opérateur Bruno Delbonnel est âpre, glaciale, inhospitalière. L’univers dans lequel évolue le personnage ressemble étrangement à son intérieur dépressif et torturé, le rappelant sans cesse à sa misère comme ce vent violent qui le frappe au visage à chaque fois qu’il met un pied dehors. Llewyn est dans un entre-deux hivernal infernal, et l’on sait déjà qu’il va y rester jusqu’à la fin. Où qu’il aille, que ce soit au coeur de Manhattan ou sur le bord d’une autoroute de Chicago, Llewyn Davis est toujours confronté à un monde qui ne veut pas de lui. Et c’est exactement ça qui le rapproche des personnages de Barton Fink, le dramaturge angoissé de Broadway qui part à Hollywood pour écrire un scénario de commande, tout comme l’antihéros absolu de A Serious Man, qui de par son raisonnement cartésien de physicien tente de comprendre une vie qui n’a pas de sens. Ces trois personnages n’en sont en fait qu’un. Celui du juif errant, figure symbolique de la diaspora d’un peuple qui n’a jamais eu de place ni d’endroit défini dans le réel, obligé de s’en inventer un dans les livres qui constituent sa mythologie. Certes, si ces protagonistes ont une tendance symptomatique à s’apitoyer sur leur sort, ils sont aussi les seuls à y voir plus clair que les autres.
Un trait de caractère commun aux trois est qu’ils sont profondément intègres. Il arrive un moment, dans l’histoire de chacun, où l’intégrité est remise en cause (Barton Fink accepte d’être asservi par un producteur de major, Larry Gopnik guette une enveloppe remplie de billets qui ne demande qu’un changement de note envers un élève crapuleux, et Llewyn Davis trahit sa philosophie de vie en accompagnant à la guitare des camarades pour un morceau d’une ringardise monstrueuse). L’attrait de l’argent est leur motivation à tous, pas forcément pour l’argent lui-même mais plus pour se rapprocher des silhouettes qui tournent autour d’eux. L’argent signifie le confort et la fin d’un trouble existentiel qui les ronge. Nous sommes ici dans un concept faustien qui, comme dans le récit originel, va se retourner contre eux. Leur âme ne leur appartient plus et vogue désormais sur le Styx. Llewyn Davis, plus que les deux autres, est un navigateur, un marin. Son passé dans la marine marchande est évoqué à maintes reprises. Mais sur quelle étrange mer est son navire ?

Cette odyssée à laquelle nous sommes conviés a évidemment un écho homérique. C’est d’autant plus flagrant que la musique folk est une musique de marins, elle est une réponse aux nombreux méandres qu’ils endurent, à la tristesse et la nostalgie qui les poursuivent, les harcèlent même, à la mélancolie embuée de sel et d’écume, au tournis que leur provoque le souffle oxydé de l’air. L’incroyable audace des Coen est de faire fonctionner trois mythologies propres en un seul personnage. Les Celtes, les Grecs et les Juifs partagent pourtant un point important, essentiel : la colère de leur(s) dieu(x). Llewyn s’attire les foudres des mortels sans non plus avoir la reconnaissance de l’au-delà. Son amie Jean, enceinte de lui, le traite de tous les noms, le compagnon de cette dernière l’aide sans trop y croire, le conducteur qui le prend en auto-stop est une personnification de la froideur du marbre, tandis que le vieux de la banquette arrière (John Goodman, merveilleux !) lui montre à quelle point sa vie est ridicule. Tous ces personnages secondaires (personne ne réussit aussi bien les seconds couteaux que les frères Coen) sont en fait des parties de Llewyn lui-même. Chacun a sa propre opinion sur le héros, et chacun a sa propre raison de le mépriser. Lorsqu’on comprend que son partenaire de scène et ami s’est jeté d’un pont quelques temps auparavant, on est en droit de se demander s’il ne s’agit pas réellement de lui. Le cercle vicieux de la dépression l’aurait emmené jusqu’au suicide, et dans la mort, au purgatoire où cette vie morte serait son nouveau quotidien. Un chemin à parcourir, épreuve après épreuve, déception après déception, qui se conclurait justement par une boucle bouclée. Ce début et cette fin qui sont les mêmes. Un éternel recommencement, l’ultime châtiment d’une vie misérable et dénuée de direction.

Si le génie des Coen n’est pas à remettre en cause, il faut aussi signifier la prestation tout aussi géniale de leur acteur, Oscar Isaac, qui s’était fait remarquer dans des seconds rôles dans Drive et Agora les années passées. La pureté et la subtilité de son jeu dans Inside Llewyn Davis sont deux arguments si intimement liés à la réussite du film qu’ils en font, par moments, oublier l’incroyable et omniprésente maîtrise des cinéastes. Si on peut parler de révélation, l’acteur est déjà extrêmement mature pour le rôle qu’il joue, et la composition qu’il en fait est aussi bouleversante que les chansons qu’il chante. Oscar Isaac est un acteur de la nuance, qui communique principalement par son regard, capable, d’un simple mouvement oculaire, de nous faire comprendre et ressentir la moindre émotion. Un grand, très grand acteur donc, cela n’était pas arrivé depuis Mads Mikkelsen (Pusher, en 1996).

On ne pourra s’empêcher de remarquer un autre joli rôle, celui du chat sans nom. Ce félin roux qui accompagne Llewyn Davis est la seule trace de vie qui lui reste. On le sent d’ailleurs lorsque le héros le regarde intensément avant de lui fermer la portière de la voiture au nez, en plein milieu de l’autoroute. S’il s’agit d’un autre chat que celui qu’il perd au début du film, celui-ci n’en reste pas moins une figure du voyage et de l’aventure. Vers la fin, on apprendra en même temps que le personnage le nom du chat, Ulysse. Y a-t-il des coïncidences au cinéma ? Les frères Coen nous prouvent que non, encore faut-il les voir pour se rendre compte qu’elles n’existent pas.

Larry Gopnik.

Inside Llewyn Davis de Ethan et Joel Coen

Actuellement en salles.


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