«Nous étions venus dire: quelle sorte de pays est-ce que celui-ci, si fier de sa déclaration d’indépendance mais qui en exclut 12% de sa population? Il renversait le propos. En parlant de l’avenir, il convoquait les meilleurs anges de la Nation, montrait ce qu’elle avait le pouvoir d’être. Pas aujourd’hui, pas demain ni après-demain peut-être, mais un jour. «Je rêve qu’un jour, sur les collines rouges de Géorgie, les fils d’anciens esclaves et les fils d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de fraternité […]. Je rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés selon la couleur de leur peau mais selon leur caractère…»
C'est de Martin Luther King dont il est question là.
Mais quand on l'évoque ainsi, lui et son rêve, comment ne pas penser que Mandela pensait également ainsi ?
Michel Peyret
Lundi 26 août 2013
Le rêve de Martin Luther King
Mercredi, cela fera exactement un demi-siècle que Martin Luther King a prononcé, devant le Mémorial de Lincoln à Washington, son fameux discours: « I have a dream ». Avocat et conseiller du pasteur anti-ségrégationniste, Clarence B. Jones l’avait aidé à en rédiger le script. De passage à Genève, il a partagé ses souvenirs avec «Le Temps»
«Ce printemps-là, les gens avaient vu dans les journaux des choses qu’on n’avait plus vues depuis le temps de l’esclavage. A Birmingham, dans l’Alabama, la police avait chargé une manifestation pacifique et arrosé un groupe d’enfants avec des canons à eau si puissants qu’ils étaient projetés contre les voitures. Et puis, elle avait lâché des chiens.» Lorsque Clarence Jones, 82 ans, qui a lutté aux côtés de Martin Luther King entre 1960 et son assassinat en 1968, évoque la célèbre marche des défenseurs des droits civiques sur Washington du 28 août 1963, on sent passer le souffle de l’épopée.
Une épopée dont l’arrière-fond est constitué par un monde d’injustice et d’héroïsme où des jeunes gens bien entraînés vont s’exposer volontairement à la violence raciste du Sud pour faire effacer les interdictions qui balisent encore la vie des Noirs américains, leur barrant l’accès aux écoles, aux caisses de grands magasins, aux compartiments de train, aux fontaines publiques utilisées par les Blancs et pour les aider à surmonter les lois tatillonnes qui les empêchent souvent de voter. Une épopée dont chaque mot semble gravé dans sa mémoire sans qu’elle perde une once de son intensité.
«A la suite de ces événements il y a eu des milliers de manifestations un peu partout aux Etats-Unis. Il y avait une immense colère. C’est dans ce contexte qu’est née l’idée de la marche. De très nombreuses associations, syndicales, religieuses, estudiantines, etc., se sont associées à la Southern Christian Leadership Conference, dont Martin Luther King était le président, à l’Association pour l’avancement des gens de couleur (NAACP) et au Congrès pour l’égalité des races (CORE) pour l’organiser. Il fallait mobiliser la conscience du pays. Les Africains-Américains ne pouvaient plus tolérer qu’on leur dise d’être patients, que les choses s’amélioreraient petit à petit. Il fallait que ça change.»
Ce constat d’urgence constituait le cœur du script que Clarence Jones avait jeté sur le papier de concert avec Martin Luther King en prévision du discours à tenir ce jour-là. Le pasteur y avait ajouté quelques notes personnelles. Il en était à lire ces dernières, raconte Clarence Jones, quand la chanteuse Mahalia Jackson, qui avait interprété un gospel peu avant, lui a subitement lancé: Tell them about the dream, Martin, tell them about the dream (Parle-leur du rêve Martin, parle-leur du rêve!).
Quel rêve? Sans doute, avance Clarence Jones, avait-elle entendu le pasteur évoquer dans un autre contexte son rêve pour l’Amérique. Peut-être aussi trouvait-elle, en professionnelle du spectacle, que sa prestation n’était jusque-là pas exactement à la hauteur de l’événement. Toujours est-il que le message passe cinq sur cinq.
«Martin Luther King a écarté le papier qu’il lisait et il a empoigné le pupitre des deux mains. J’étais à cinquante pas derrière lui et j’ai dit à mon voisin: «Ces gens ne le savent pas mais ils sont sur le point d’entrer à l’église.» Jusque-là, King parlait comme un professeur; il venait de se transformer en prêcheur. Je l’avais vu faire de nombreux discours. Mais je n’avais jamais rien vu qui ressemble, même de loin, à ça. C’était comme si un pouvoir cosmique dévorant s’était emparé de son corps, comme si on avait réussi à capturer l’éclair et à l’enfermer dans une bouteille.»
«C’était une journée superbe. Aussi loin qu’on regarde, on ne voyait que des gens et encore des gens, 250 000 personnes. La plus grande manifestation jamais réunie dans ce lieu solennel, le Mémorial de Lincoln. Et dans cette foule innombrable venue pour les droits des Noirs, il y avait 20 à 25% de Blancs. Tout cela a dû avoir un effet profond sur King.»
«Nous étions venus dire: quelle sorte de pays est-ce que celui-ci, si fier de sa déclaration d’indépendance mais qui en exclut 12% de sa population? Il renversait le propos. En parlant de l’avenir, il convoquait les meilleurs anges de la Nation, montrait ce qu’elle avait le pouvoir d’être. Pas aujourd’hui, pas demain ni après-demain peut-être, mais un jour. «Je rêve qu’un jour, sur les collines rouges de Géorgie, les fils d’anciens esclaves et les fils d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de fraternité […]. Je rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés selon la couleur de leur peau mais selon leur caractère…»
Pour un proche comme Clarence Jones, l’événement est bouleversant. Pour une majorité d’Américains, c’est tout simplement une découverte. «Martin Luther King était peu connu en dehors du mouvement pour les droits civiques. Le lendemain, il était sur tous les écrans de télévision, à la une de tous les journaux, même de la Pravda.»
Il faudra attendre un an pour que Lyndon B. Johnson fasse adopter par le Congrès la loi sur les droits civiques, qui met toute forme de ségrégation hors la loi et jette les bases de la discrimination positive. La marche, estime Clarence Jones, a accéléré les choses. Ça et l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963. «Lyndon Johnson, qui a été un de nos politiciens les plus habiles, a présenté ce vote comme un hommage à la mémoire de Kennedy, qui avait transmis la loi sur les droits civiques au Congrès. Dans ces conditions, il était difficile de refuser son scrutin…»
Et aujourd’hui? Le rêve reste, hélas, en bonne partie à réaliser. On ne voit plus d’écriteaux «réservé aux Blancs», et, même si c’est la moindre des choses, c’est déjà beaucoup au regard des luttes passées. Mais la marche, rappelle Clarence Jones, avait été organisée «pour les emplois et la liberté». Si la liberté de mouvement et de vote est désormais acquise aux Noirs comme aux Blancs, la discrimination économique reste massive. La situation s’est même aggravée avec l’agrandissement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres. Il reste donc beaucoup à faire.
«Il faut des emplois. Et cela, les Africains-Américains peuvent le demander à l’Etat. Il y a des quartiers complètement délabrés qu’on pourrait restaurer, par exemple, cela donnerait du travail. Il faut aussi que tous aient accès à la formation, d’autant plus que presque tous les emplois demandent désormais un minimum de connaissances. Mais il y a aussi des choses que seuls les Africains-Américains peuvent faire. Ils doivent lutter contre la violence. Un grand nombre de jeunes hommes noirs sont tués dans des bagarres ou des affrontements stupides. La National Rifle Association, le lobby des armes, assure que les armes servent à se défendre. Mais le plus souvent, on les utilise pour régler des comptes qui, sans armes, se régleraient plus pacifiquement. Et il y a aux Etats-Unis plus d’armes que d’humains.»
Quelque chose pourtant s’est produit, que ni Martin Luther King ni Clarence Jones n’avaient imaginé. «Le 4 novembre 2008, j’étais à Stanford, où j’enseigne, avec une quarantaine d’autres personnes lorsque nous avons appris que Barack Obama avait gagné suffisamment de grands électeurs pour devenir le futur président des Etats-Unis. Plusieurs personnes dans la salle se sont mises à pleurer. Dont moi. Mais je ne pleurais pas pour Barack Obama. Je pleurais pour les soldats inconnus des mois d’hiver, pour toutes ces personnes que j’ai côtoyées personnellement et dont le combat a rendu ce jour possible. Tout au long de l’histoire depuis l’époque de l’esclavage, de la guerre civile et la proclamation d’émancipation jusqu’aux innombrables décisions de la Cour suprême qui ont balisé la lutte pour les droits civiques, jamais les Américains n’avaient eu la possibilité de se prononcer collectivement sur la question raciale. Ils venaient de le faire.»
«Dans les sondages de sortie des urnes, de nombreuses personnes ont expliqué qu’elles avaient voté avec fierté, parce qu’elles pensaient que c’était la chose juste à faire. Que c’était ça que l’Amérique devait être. C’était une extension du rêve de Martin Luther King.»