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Et alors?

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Mon ex-directrice de thèse (qui est d'ailleurs en train de faire son propre abécédaire de la recherche en littérature jeunesse, on se demande à qui elle a chipé l'idée, hein) dit toujours à ses jeunes padawans qu'ils doivent constamment se demander 'Et alors?' quand ils écrivent quelque chose.
Par exemple, tu finis ton article sur la représentation des poulpes géants dans les histoires de pirates destinées aux garçons (1870-1912), et tu te demandes, 'Et alors?'. Si la réponse est, 'Euh, ben... Les poulpes, quoi!', ton article sert à rien, tu aurais tout aussi bien fait de te peindre le pourtour des trous de nez avec un stylo à paillettes.
L'idée, évidemment, c'est qu'en se demandant honnêtement 'Et alors?' à chaque fois qu'on écrit quelque chose, on peut s'assurer que ce qu'on a produit n'est pas un énième article de description, anecdotique et auto-centré, mais un article qui pourrait avoir un impact plus large, par exemple sur l'étude de la littérature jeunesse en général.
C'est la différence entre la critique pour la critique (pas bien!) et la critique pour la théorie (bien!).
Cependant, cette question n'a jamais été un problème pour ma petite personne, car étant dotée d'une passion pour la théorie seulement égalée par la taille de mes chevilles, mon auto-questionnement s'est toujours déroulé de cette manière: 
Q. Chapitre fini. Et alors?
R. Et alors, la réponse à toutes les questions de l'existence.
Q. Encore un chapitre fini. Et alors?
R. Et alors, le sens de la vie.
Q. Encore un. Et alors?
R. Alors, tout sur tout et encore plus que tout.

Toutefois, à ma soutenance de thèse, j'ai eu droit à l'interrogatoire suivant:
Examinatrice: Quand vous dites, ici, 'l'existence', vous ne voulez pas plutôt dire 'un petit aspect de l'existence qui concerne parfois certaines personnes mais parfois non'?
Moi: Non non, je veux dire l'existence en général et pour tout le monde.
Examinatrice: Vous êtes sûre? 
Moi: Qu'est-ce qui se passe si je dis que je suis sûre?
Examinatrice: Vous ratez votre doctorat.
Moi: Ah bon alors je suis pas très sûre. En fait il est possible que je veuille dire, en effet, un minuscule petit aspect de l'existence qui concerne parfois certaines personnes et parfois non.
Examinatrice: Et quand vous dites, là, 'ceci explique tous les mystères de la littérature jeunesse et d'ailleurs aussi tous les mystères de tout ce qui a trait à l'enfance depuis le début de l'univers et sous toutes les latitudes', vous ne voulez pas plutôt dire, 'ceci explique un petit aspect de certains livres pour enfants'?
Moi: Non, non, je...
Examinatrice: Réfléchissez à ce qu'on vient de dire.
Moi: Ah oui c'est vrai. Alors oui, oui, je veux dire que ça explique juste quelques trucs par-ci par-là.
Examinatrice: Très bien. Vous promettez de ne pas recommencer à vous la péter comme ça dans le livre tiré de la thèse?
Moi: Hggnn.
Examinatrice: Jurez-le sur la tête de J.K. Rowling.
Moi: GGggnhh.
Ce n'était pas tout à fait la première fois que ça arrivait, puisqu'à chaque fois qu'une revue universitaire me rejette un article, ce qui arrive très régulièrement, je reçois des commentaires qui disent plus ou moins tous la même chose: 'Ceci est l'oeuvre d'une personne mégalomane et despotique dont les élucubrations théoriques à partir d'une analyse de deux lignes d'un texte d'album m'ont fait mourir de rire.'
Donc maintenant que je bosse sur le monographe tiré de la thèse, je passe mon temps à le relire en me demandant si mes réponses à la question 'Et alors?' ne sont pas toujours complètement délirantes, sauf qu'étant donné que ce n'est pas souvent la modestie qui m'étouffe, le démon de la gigantesque théorisation arbitraire est bien plus fort que cet abruti d'ange du petit argument sans envergure. 
The angel of petty description and the demon of grand theorisation
L'ange bien naze

Le truc c'est que je sais que j'ai raison je crois vraiment à ces grandes théories que j'élabore. Je ne les ai pas mises là juste pour faire joli ou pour inventer une réponse toute faite à la question 'Et alors?'. Je pense honnêtement que j'ai des bonnes raisons de faire ces grandiloquentes affirmations, et si ces raisons n'apparaissent pas clairement au lecteur, c'est que j'ai échoué à les expliquer correctement.
Je corrige donc mes explications au lieu de corriger mes conclusions et j'espère ainsi faire taire ce gros nul d'ange sans ambitions. C'est comme ça, j'adore les grands systèmes, les grandes théories, les hypothèses monumentales et hallucinantes, et je n'ai aucune patience pour les petites descriptions microscopiques de petits machins qui n'apparaissent que dans certains textes dans certaines périodes. Au moins les grandes théories, quand elles échouent, le font de manière spectaculaire, alors que les mini-investigations de micro-trucs ne peuvent qu'avoir un succès miniature.
Ce 'Et alors?' me suit, et il ne concerne pas seulement ma recherche en tant que telle. Je me demande aussi 'Et alors?' quant à l'impact de cette recherche sur ma vie à moi. Et alors? Pourquoi est-ce que je m'intéresserais à ça? quel est l'intérêt? Est-ce que mon existence s'en trouve transformée? La réponse est oui, depuis trois ou quatre ans, et tant mieux, parce que sinon j'arrêterais.
'Et alors?' n'est pas, pour le chercheur, simplement une question professionnelle. Ce n'est pas seulement une manière de s'assurer que sa recherche peut avoir un impact sur le reste de sa discipline. C'est aussi une question intime et privée, une question qui a de l'importance pour tout un projet de vie. Ce qu'on recherche n'est pas entièrement séparable de ce que l'on est ni de ce que l'on devient. S'il y a une frontière entre ce sur quoi on travaille et ce que l'on est... alors, quel intérêt?
Ca y est, ce billet de blog est fini. Et alors? 
Alors, l'existence, le sens de la vie, la beauté, la vie, tout ça, en général, quoi. CQFD.

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