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[note de lecture] Olivier Barbarant, Élégies étranglées, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé


On reconnaît la transparence à ce qu'elle fut inaperçue

[note de lecture] Olivier Barbarant, Élégies étranglées, par Isabelle LévesqueJusqu'à la lie - plus.
Quelle note étranglée meurt à l'assaut des trois coups ? La nuit se lève, le jour déçoit-il la vie ?
Sur le vide, le livre s'ouvre inconsolé. Là ne vivent que des ombres :
" Pièces vides
Fauteuils où dorment des fantômes
Où ne s'asseyent plus que des souvenirs "
Constat corsé d'absence. Pièces où les choses se dérobent quand elles s'alignent, constantes, inébranlables.
Manque.

L'écriture se fonde sur ce constat : les objets debout ne changent pas la mort, ils l'évitent, l'ignorent ou l'entérinent. Comment se dresser dès lors ? Le mouvement a cessé : celui des vivants, pâles figures effacées sur les sièges ou perçues dans l'alignement des brocs sur une table. Le pronom " vous " (remède ?) s'avère incapable de ranimer quelque tremblement perdu qui signifierait que demeure une chaleur, un geste. De l'interpellation ne subsiste qu'une réponse informulée. Présence creuse marquant les fauteuils vides. La ligne de vie interrompue a figé les choses en même temps qu'elle a rompu le présent du vivant. Ce n'est plus l'horloge mais le mouvement régulier des écluses ou celui de la circulation des voitures qui le dit, voix basse, sans scandale, ou dans un silence : régularité périlleuse car s'y absentent les " fantômes " rendus aux souvenirs éteints. Sonne en contraste cette vie fourmillante des boutiques, des rues, des coiffeurs et de l'oubli en ces objets toujoursidentiques, à perdre toute direction :
" À croire que seule demeure
De notre déchirure une géographie devenue insensée ".
Ces mouvements façonnent le visage de l'absence.
Or le texte porte la vie réelle et grouillante des villes. En ce chœur inépuisable s'enracine le manque (le trou).
C'est aussi par un geste de vie qu'apparaît le père du narrateur dans un récit décousu et vibrant, troué par les poèmes aux vers réguliers. Le genre est protéiforme ; tour à tour on entend la petite voix du souvenir, en prose, égrenant de menues notes comme surviennent en vie les images quotidiennes et désordonnées puis celles scandées des vers où la forme mesurée ordonne un thrène intime et douloureux. Toujours ce deuil en mode mineur creusant dans le paysage, invisiblement, l'absence des deuils successifs.
Plaisir du restaurant qui seul subsiste puisque le récit par analepse revient sur la fin du père. La perte s'inscrit dans ses manquements : perception visuelle limitée au seul champ droit, divisant le monde (et son assiette) en deux portions égales, celle qu'il voit / celle qui lui échappe. Père dont on doit tourner l'assiette pour que son contenu apparaisse de nouveau. Dérisoire tour de passe-passe, légèreté grave d'un pauvre sourire faisant de ce geste le jeu d'enfance terrible : l'enfant devenu magicien remonte le temps, comme il le remontera pour sa mère. Passion à l'envers, le fils souffre la mort de sa mère. Commencer par la fin quand au lieu de mourir le fils devient sujet d'une impossible consolation où se succèdent les deuils. Ou quand le monde du père, pauvre magicien,se réduit : réalité s'effaçant déjà dans cette limite obligeant à des stratégies de géomètre pour qu'apparaisse " l'autre moitié ", comme si le monde déjà fuyait par le regard cerclé. La cécité gagne, le temps l'enregistre lorsqu' " [à] l'automne ", c'est tout ce qui est " disposé juste devant lui " que le père ne voit plus jusqu'à confondre son assiette et celle de son fils dans laquelle il plonge.

Les rituels (" Tôt, vers sept heures, nous descendions. ") sont destitués : mesure caduque du manque. Ne...plus. Restituer ce qui fut par contagion du temps, à chaque minute son rite façonnant la duréede petites habitudes immuables. À se les remémorer, recomposer la teneur du vivant : " l'ancienne porte à battant qui ne manquait jamais de se rabattre ". Écart, la perte logée dans ce trajet entre le passé et le présent où se meut le souvenir. Chant étranglé dans la prose : bien avant les vers, de petites structures musicales enchâssées nous captent et nous comptons les heures ou les syllabes, l'élégie se meut dans un espace de douleur également parcouru par la mesure du mètre. Le premier texte ( Chant de la Porte Saint-Martin) est en vers, de même la première phrase du premier texte en prose, un octosyllabe:
" Son seul plaisir était de table. ".
Ce temps compté, mesuré à sa répétition ou à ses manquements, le narrateur en remonte le cours, faisant surgir les moments décousus que sa mémoire affective restitue comme on retiendrait l'essence d'un parfum pour en mieux laisser les notes secondes et vibrantes pénétrer l'espace. Incomplet, ce temps criblé se disperse jusqu'à devenir poème seul vivant de ces bribes cousues au manque, enracinées dans les lieux précisément nommés, inscrits (café Aux deux garçons, Aix-en-Provence, où le narrateur se trouve " il y a quinze ans peut-être " comme bien plus tôt, avant encore, avec son père). Car le texte impose des retours (des chutes) : le terme chaque fois ressurgi dans un souvenir, en une forme (prose ?) ou une autre (étranglement octosyllabique). Il importe de lire ces strates, hybrides d'un temps remonté où la chronologie s'inverse ou même mêle des épisodes que dix ans séparent.
Dans le présent de l'écriture, du livre, les passés se retrouvent et se mêlent. La chronologie n'est pas linéaire. Ainsi, les indicateurs de temps se multiplient, disant ces allers et retours :
- p.19-20 : " comme il y a quinze ans ", " maintenant ", " jadis ", " " Voilà c'est à n'y pas croire plus d'un quart de siècle déjà ", " désormais ", " À cette époque ", " ce jour "
- p.37-39 :" il y a quelques mois de cela ", " en ce début de printemps ", " voilà vingt ans ", " jadis ", " de mon temps ", " à cette heure tardive ", " bientôt ", " quelques heures plus tôt "
Le poète relie (coud) les moments, les temps entre eux : trouver un sens, combler des failles, fermer des plaies, interroger des vies, rendre présent, retenir ce qui s'efface, choisir ce qui doit rester ( Oublieuse mémoire, disait Supervielle)...
" Quoi que je fasse le présent grouille dont vous n'êtes plus. "
Certains lieux identiques sont traversés de souvenirs distincts qui composent ensemble une mélopée singulière, mélancolique escale au quai des douleurs que le vent ne retient pas mais que la forme poétique garde en son cœur. L'intensité préside à la restitution de ces images. Icônes, on pourrait le penser en relevant les connotations religieuses du titre de section " L'Annonciation ". Inversion d'un temps que l'on ne remonte pas régulièrement, repères perturbés, clos sur une perception entravée.
L'élégie recoud l'invisible absence au texte : " L'élégie aux origines, disais-je, ou à peu près. Je suis né en même temps que l' Élégie à Pablo Neruda. " C'est le livre que le poète a trouvé dans la bibliothèque de ses parents, avec l'achevé d'imprimer du 22 février 1966. Or Olivier Barbarant est né quelques jours après, le 5 mars.
À l'origine du poète : ses parents et le livre d'Aragon confondus en une même unité symbolique. Olivier Barbarant l'explique dans son livre précédent, Je ne suis pas Victor Hugo (Champ Vallon, 2007) :
" Je naquis en même temps que la plus belle protestation jamais écrite contre les " implacables pouces du temps aux cartilages de ma gorge ", en même temps que la clameur contre la " trembleuse et trouble terre ", la " tressaillante terre ", qui " brille et trisse comme un oiseau dans les joncs du marais ". [...)]
L'élégie aux origines, disais-je, ou à peu près. Je suis né en même temps que l' Élégie à Pablo Neruda. "
Ce livre " jumeau " écrit Olivier Barbarant, devenu frère - à la place peut-être de celui qui faillit ne pas naître, qui aurait pu naître sans parents (sous X) - substitut de ce frère différent, autre à jamais.
Nous pouvons songer à Aragon qui, dans son élégie, s'adresse à Pablo Neruda à la suite de la destruction partielle de sa maison (qu'il avait lui-même dessinée, qui était donc son œuvre) par un tremblement de terre. Or l'un des textes de Je ne suis pas Victor Hugo s'intitule Les séismes superposés. De même, dans Élégies étranglées se superposent deux séismes personnels, familiaux, les morts successives des parents. Et Olivier Barbarant y ajoute un séisme collectif, la situation de la Grèce, pays que la mère du poète chérissait. Gigognes : deuils enchâssés, personnels ou collectifs, le poème chante ces ombres en déployant des vers de seize syllabes (doubles octosyllabes) :
" Tous ces murs faits pour le soleil tachés de pluie se font sinistres " .
Ces mètres, ainsi que les octosyllabes, sont fréquents dans Élégies étranglées. Olivier Barbarant, à propos de l' Élégie à Pablo Neruda, parlait dans Je ne suis pas Victor Hugo du " vers fendu, décousu, sur des mots à la fois fragiles et tranchants ", d' " un mélange de lumière et de souffrance, comme en peuvent seuls tracer les éclairs sans doute ", du " piège savant du long vers, unitaire et cependant perceptible - comme à son tour fendu - en deux unités d'octosyllabes. "
Autre séisme présent : celui du coup d'état de Pinochet en 1973, de la mort de Salvador Allende et de beaucoup de Chiliens assassinés. Le livre s'ouvre sur une épigraphe du poète et romancier chilien Roberto Bolaño (donnée en espagnol, mais que voici dans la traduction de Robert Amutio - Christian Bourgois Éditeur) :
" malgré la peur, je me suis abandonné, j'ai collé ma joue
à la joue de la mort "
Dans Essais de voix malgré le vent (2004), Olivier Barbarant raconte avoir tenté jadis d'écrire une Élégie pour Allende.
Dans Élégies étranglées :
" J'ai vu Santiago 73 seul dans ma rangée de fauteuils au cinéma Le Champollion / [...] C'était le type de film que je choisissais et que nous pouvions voir ensemble / Comme elle avait aimé Calle Santa Fe il y a quelques mois de cela "
Les destins se répondent dans la superposition des séismes et dans la confrontation des deuils.
La culture des parents (de la mère en particulier ici) transmise et partagée leur permet de rester. Leur singularité s'inscrit dans la transmission : fils désormais détenteur des fils non coupés, ils vivront dans le livre.
" J'ai mis mes pas dans son absence "
Le fils va voir une exposition de toiles de Chagall (" La récolte bleue de Chagall " p.87) sans sa mère. Il y serait allé avec elle. Il se rend également au cinéma voir Santiago 73, qu'il serait allé voir avec elle puis à l'Opéra et s'assoit dans son fauteuil :
" En m'asseyant à l'opéra
Dans le fauteuil qui fut pour elle
C'est à sa place que je vois
Les dieux de plâtre et leurs querelles "
Les disparus devenus cendre et rendus à la terre existent en ceux qui n'oublient pas. Le livre les garde, ou tente de les garder. Notes multiples, image-mosaïque de ce qui fut ôté : des parcelles demeurent, dans le livre, à la lueur de l'histoire et des tragédies collectives. Celle des deuils personnels, coup sur coup (coup après coup). Le vers tremble encore de ses rythmes alternés qui chacun renoue un fil au destin ou à la vie. Le poète contre la mort (sa joue) reste debout pour chanter. Nous l'écoutons. Même dans l'étranglement :
" De temps en temps, j'ai ainsi le sentiment d'avoir construit des formules justes, pertinentes, qui me disent, rendent partageable ma façon d'avoir aimé, souffert, etc. L'écriture est un travail, dans la langue, contre le Code : la plupart du temps la langue est cette chose aberrante, collective, figée, où je ne me reconnais pas. Écrire, c'est, avec combien d'efforts, trouver une manière d'insérer dans le plus collectif (la langue, ses règles, ses habitudes, son époque même) le plus singulier. " ( Temps morts, Journal imprécis - 1986-1998)
L'identité ainsi cousue ramasse les souvenirs et les regrets (terme présent dans ce poème de la deuxième section où dominent les vers de seize syllabes). Un chant naît dans " l'étranglement et l'élégie ". Les objets demeurent dans leur alignement inébranlable quand la mémoire ne fixe que des éclairs, images vives qui percent le texte. Contagion paradoxale des signes de la mort : le narrateur, avec sa mère, rend visite à son père dans un hospice, croisant la route où Camus s'est tué. Contagion devenue conspiration d'annonces silencieuses, toutes vers l'issue. Père démuni dont la main changée révèle la faille, comme les " deux yeux inégaux, contradictoires ". Asymétrique disposition, part perdue :
" Quand le temps s'est effondré
Un vers au ras du malheur
Palpitant et disloqué
Feint de faire entendre un cœur "
Glisse l'alliance :
" Marié au rien désormais "
infimes lignes de vie, raccourcies. Le narrateur observe et livre, inconvenants, ces détails.
Mal aimé du sort, palpitation dérisoire au regard du manque, balancement des distiques en peine où chaque vers demeure. Quel étranglement fait balbutier le vers ? Mètre impair et sombre, claquement incertain des syllabes prises dans la peine, " jours abstraits ". L'étranglement se joue dans la désorchestration musicale de syllabes perdues - la présence vivante laisse sa transparence mais ne transmet plus qu'un alignement insensé. L'heptasyllabe au balancement irrégulier murmure aussitôt qu'il cesse le manque ou l'ordre rompu des vivants.
Or se double la mort. D'une autre. Père et mère. Coup sur coup, trois coups, l'octosyllabe souligne le mécanisme :
" Huit mois après la même nuit ".
Le théâtre, ses formes habituelles, mêle ici la répétition cocasse devenue enchaînement tragique. Ni cause, ni effet. L'un puis l'autre et le narrateur au milieu, spectateur au seul penchant d'écrire. S'emparant des formes, soulevant le vers de cette chronologie enchaînée, sans cocasserie, le trouble né de la concomitance inscrite dans les vers :
" Dans cet automne inattendu
La mort redoublait d'invention
Qui l'eût pensé capable du
Comique de répétition "
Groupe nominal coupé pour un enjambement qui sonne l'issue fatale. Au cœur des vers et de l'écriture, un creuset, la langue poétique, peut-être, en se formulant (en s'inventant) assimile cette succession terrible et la partage. Sort commun des luttes et des deuils en un chœur où la note étranglée devient chant.
[Isabelle Lévesque]

Olivier Barbarant, Élégies étranglées, éditions Champ Vallon, 12,50 €, 128 pages


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