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Marc Ferro, le double foyer de la Révolution d'Octobre

Publié le 19 janvier 2014 par Alaindependant

Pour Marc Ferro, « le succès de la révolution d’Octobre ne vient pas seulement d’en haut en effet. J’en ai découvert le double foyer : celui des organisations, des partis, des syndicats ou des comités d’usine, sorte de contre-pouvoirs virtuels face au gouvernement, et celui, par en bas, des soviets (ou comités), qui s’étaient créés un peu partout et qui se sont eux-mêmes solidifiés et bureaucratisés, très tôt, dès avril 1917. Dans chaque quartier, il y avait un comité de quarante à cent personnes, vers lequel les gens convergeaient pour demander un logement ou le paiement d’une pension. Au bout d’un certain temps, certains membres du comité, mieux informés, connaisseurs des dossiers, sont devenus permanents, se sont bureaucratisés. Le jour où Lénine organise l’insurrection, il lui faut des relais : ce seront ces responsables des comités de quartier. Ils ne sont pas forcément bolcheviks mais ont tout à perdre si la révolution échoue... »

Ainsi se dessine, au moins pour Marc Ferro, le moment révolutionnaire.

Cela résume-t-il la situation et l'état de la Russie à l'époque ? Ce ne peut être l'objet d'un seul entretien. Mais peut-être cela peut-il donner l'envie d'en savoir davantage.

Michel Peyret

2004, Entretien avec Marc Ferro sur la Révolution d’Octobre

1917 : la révolution d’Octobre

L’Humanité, 30.4.2004

Le moment révolutionnaire est l’événement par excellence, celui qui change le cours de l’histoire. Mais comment ? La portée de la révolution russe d’octobre 1917 rend l’enquête d’autant plus complexe pour l’historien. Contre ceux qui l’ont envisagée comme une nécessité inscrite dans les lois intangibles de l’histoire, d’autres ont voulu y voir l’effet d’un obscur "complot" bolchevik. Comment l’abordez-vous ?

Marc Ferro. Cette vieille thèse du complot, tout comme l’idée que 1789 ou la Révolution de février serait le fait des francs-maçons, n’a pas de sens. Avant les journées d’Octobre, les bolcheviks avaient la majorité au congrès des soviets. Cela suffisait pour détenir le pouvoir, car le gouvernement provisoire du modéré Kerenski n’avait plus d’autorité. Or, Lénine pressent qu’en se contentant d’un pouvoir fondé sur une majorité dans les soviets, il sera obligé de composer avec des non-bolcheviks, par exemple avec des mencheviks de gauche, avec des socialistes révolutionnaires (SR) et des anarchistes. Il lui faut donc ajouter une mise supplémentaire, ce sera l’insurrection armée qui conférera une légitimité par la violence. Mais Lénine était sorti du bois dès le premier congrès des soviets en juin où, avec derrière lui cent cinq bolcheviks sur mille élus, il avait affirmé : " Nous sommes prêts à prendre le pouvoir. " Cette assertion avait suscité des éclats de rire, car les révolutionnaires, quels qu’ils fussent, étaient démocrates, et n’imaginaient pas qu’un seul parti minoritaire puisse prendre le pouvoir. Même les bolcheviks Zinoviev et Kamenev étaient scandalisés.

Coup de poker ou provocation de la part de Lénine ?

Marc Ferro. Ni coup de poker, ni provocation, mais confiance dans la scientificité de l’analyse bolchevik. Lénine part d’une conviction : le pouvoir doit appartenir à ceux qui incarnent la classe ouvrière, agent de l’histoire, donc des marxistes, et parmi eux ceux dont l’analyse a révélé leur science du déroulement historique. Cette scientificité est à mes yeux la clé de tout. Ensuite il faut savoir manoeuvrer. L’insurrection d’octobre est un petit coup d’État, opéré essentiellement par des soldats devenus bolcheviks, mais elle n’est pas à proprement parler un coup d’État militaire comme le prétendait mencheviks et SR. D’autant qu’à l’intérieur de ce coup d’État, s’en trouve un deuxième, minuscule : le soviet de Petrograd, au cour du congrès des soviets, était depuis septembre présidé par Trotski. Celui-ci aurait donc dû mener l’insurrection.

Or, c’est un comité révolutionnaire provisoire, créé pour l’occasion, qui est chargé d’opérer au nom du soviet de Petrograd. Trotski n’en est donc plus le meneur. Cela est un peu manipulé par Lénine qui, dans ses ordres de mission des premiers jours, signe " président du comité révolutionnaire provisoire ", ce qu’il n’a jamais été. Cette signature dessaisit le soviet de Petrograd, donc Trotski, du rôle d’agent principal de l’insurrection. Le tout ressemble à des poupées russes : en gros, il y a les soviets qui de toute façon devaient avoir le pouvoir ; à l’intérieur le soviet de Petrograd qui devait être l’agent d’une prise du pouvoir par la force, puis le comité révolutionnaire provisoire de Petrograd qui se substitue au soviet de Petrograd pour dessaisir le gouvernement Kerenski. Ma formule serait la suivante : il y avait un gouvernement de Kerenski qui n’avait plus d’État, et en face un État, composé des soviets, qui n’avait pas de gouvernement. Ce gouvernement sera le parti bolchevik.

Un des enjeux de votre travail a été, dans la tradition de l’École des Annales, d’envisager la révolution d’Octobre en quittant l’optique purement " événementielle ". 1917 n’est pas une " année zéro ", et même à travers octobre se manifeste des continuités, celles de mécanismes de fond qui travaillent la société.

Marc Ferro. Le succès de la révolution d’Octobre ne vient pas seulement d’en haut en effet. J’en ai découvert le double foyer : celui des organisations, des partis, des syndicats ou des comités d’usine, sorte de contre-pouvoirs virtuels face au gouvernement, et celui, par en bas, des soviets (ou comités), qui s’étaient créés un peu partout et qui se sont eux-mêmes solidifiés et bureaucratisés, très tôt, dès avril 1917. Dans chaque quartier, il y avait un comité de quarante à cent personnes, vers lequel les gens convergeaient pour demander un logement ou le paiement d’une pension. Au bout d’un certain temps, certains membres du comité, mieux informés, connaisseurs des dossiers, sont devenus permanents, se sont bureaucratisés. Le jour où Lénine organise l’insurrection, il lui faut des relais : ce seront ces responsables des comités de quartier. Ils ne sont pas forcément bolcheviks mais ont tout à perdre si la révolution échoue. La révolution d’Octobre est le résultat d’une bureaucratisation par le haut, lorsque le parti va éliminer les autres partis, contrôler les syndicats et le mouvement coopératif, et d’une bureaucratisation par en bas, où toute cette poudrière de petits comités va se rallier à l’insurrection pour ne pas perdre la légitimité acquise dans l’action. Cette rencontre donne naissance aux apparatchiks, ces gens d’en bas, ouvriers ou paysans – dès 1930, on dénombre 40 % de paysans dans la direction des soviets – qui vont monter dans l’appareil d’État. C’est ce que j’ai appelé la " plébéianisation du pouvoir ".

Cette " plébéianisation " pose deux questions, celle de la " bureaucratisation " que vous étudiez dans Des soviets au communisme bureaucratique (2) et qui apparaît comme un mouvement commençant avant Staline ; et d’autre part la question de l’implication populaire, autour notamment du programme " la paix, la terre aux paysans, tout le pouvoir aux soviets ". Peut-on la mesurer ?

Marc Ferro. La plébéianisation du pouvoir s’amorce dès février et mars 1917. Dans tel soviet, déjà trois ouvriers, un pope et un syndicaliste décident d’attribuer tel appartement vide à une famille d’orphelin de guerre. En octobre, le parti bolchevik reconnaît ces comités comme son antenne, c’est alors que la greffe s’opère entre les bureaucraties par le haut et le bas. Plus tard, le régime soviétique n’a pas offert à la classe ouvrière un destin par lequel l’ouvrier serait devenu patron ou aurait été bien payé, mais lui a permis de monter dans l’échelle sociale et de peupler l’appareil d’État. C’est par là que s’est réalisée l’identification entre le parti et la classe ouvrière. Quant à l’adhésion des masses à la révolution, on peut parfaitement la mesurer, en donnant le nombre de Soviets de la capitale et de la région qui ont participé à l’insurrection, soit plusieurs centaines, ce qui est vraiment massif. Pour la terre les paysans s’étaient servis tout seuls, sans connaître les programmes des SR ou des bolcheviks, mais Lénine assume leurs actes. Avant octobre, les fraternisations dans l’armée pour mettre fin à la guerre, les grèves dans les usines pour de meilleurs salaires, tout cela colle aux besoins des classes populaires. Cette adéquation rend compte de la popularité de Lénine et des bolcheviks.

Vous décrivez comment la révolution d’Octobre s’infiltre jusque dans le quotidien : des étudiants dictent au professeur le programme d’histoire, des ouvriers inculquent le nouveau droit du travail à leurs patrons, des enfants demandent à l’école à apprendre la boxe, tout cela déborde des plans et des lois de l’histoire.

Marc Ferro. Lénine juge qu’il faut laisser aller le flot de la révolution, véritable retournement, comme dans un carnaval où les pauvres prennent la place des riches. Mais comme les ouvriers, un peu, et surtout les paysans et les soldats ont un ressentiment terrible à l’encontre des classes dirigeantes, se produisent des massacres contre les possédants, en particulier les propriétaires terriens, les officiers et ceux qui sont opposés à la radicalisation de la révolution. Zinoviev est épouvanté. Or, Lénine lui répond en 1918 qu’il serait lâche d’arrêter un mouvement après l’avoir encouragé.

Pour certains auteurs, octobre 17 est le moment du basculement révolutionnaire dans la violence. Le lien est alors établi avec une terreur stalinienne, telle qu’elle apparaît dans le Livre noir du communisme, qui serait ici en germe. Est-ce exact de votre point de vue ?

Marc Ferro. Il y a de la violence dès février. Puis la violence monte de plusieurs crans, pour autant que se manifeste une résistance aux progrès de la révolution. À partir du moment où les propriétaires terriens font traîner la réforme agraire, que l’on attend interminablement l’arrêt de la guerre, ou que les patrons disent ne pas avoir d’argent et que les augmentations n’arrivent pas, quand de surcroît on réprime ceux qui protestent contre ces lenteurs, alors la violence se développe, mais elle n’est pas purement bolchevik. Ce qui est purement bolchevik, c’est de ne rien faire pour la freiner, alors que les partis politiques traditionnellement la canalisent. À propos de terreur, il ne faudrait tout de même pas oublier la terreur blanche, celle de la contre-révolution, contemporaine d’une violence rouge qui est venue d’en bas. Par en haut, il y eut en outre une terreur particulière, celle menée contre les autres partis politiques. Mais ce n’est que lorsque Staline va l’exercer à l’intérieur même du parti bolchevik que l’on va véritablement prendre conscience de l’extension de la terreur.

Tout ce qu’écrit Nicolas Werth sur le goulag est juste, mais si on identifie le régime soviétique au goulag, comme tend à le faire Stéphane Courtois, comment rendre compte de la défense héroïque pendant la Seconde Guerre mondiale ? Hormis un certain nombre de nationalités, la masse des Russes s’est battue. Est-ce tabou de dire cela ? On comprend mieux les raisons de cette adhésion si l’on considère la réalité comme j’essaie de le faire : pour un paysan qui est condamné au goulag, ce n’est pas Staline qui l’envoie, c’est un autre paysan qui l’a dénoncé dans le soviet local, les soviets étant à 50 % paysans. Des gens ont été dénoncés et chassés de leur village par d’autres parce qu’ils avaient trois vaches et qu’eux n’en avaient qu’une. Pour cette raison les victimes du goulag n’attribuent pas le goulag seulement à Staline. Un parallèle peut être fait avec la France de 1907, quand sur ordre de Clemenceau l’armée fusille des paysans du Languedoc insurgés. Cela ne les a pas empêchés de faire la guerre en 1914. Car ceux qui leur tiraient dessus étaient leurs frères, leurs cousins ou leurs voisins qui étaient entrés dans l’armée parce que ruinés par quelque réforme agraire ou mauvaise récolte. En Russie, c’est cela en grand. Ces victimes ne sont pas seulement victimes du régime mais victime de la société, qui fonctionnait largement sur la dénonciation. De même François Furet dans le Passé d’une illusion traite du régime, mais il n’est question nulle part de la société. On retombe ainsi dans cette autre illusion que l’histoire est entièrement menée par les leaders politiques.

Notes

(1) La Révolution de 1917, Albin Michel, réédition 1997.

(2) Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, coll. " Archives ", Gallimard, Paris, 1980.[cf. la note de lecture du livre dans les Annales Vol. N°4, 1985]

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