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Rêves de femmes. La Cité des dames par la Capella de Ministrers

Publié le 26 janvier 2014 par Jeanchristophepucek
Christine de Pizan La Cité des Dames Harley 4431 fol 323

La reine et ses suivantes entrant dans la Cité des dames,
miniature sur parchemin tirée d'un manuscrit de La Cité des dames
de Christine de Pizan (1365-c.1430), réalisé à Paris vers 1410-1414,
manuscrit Harley 4431, fol.323, Londres, British Library

La place de la femme dans la société médiévale est décidément un sujet inépuisable qui, du savant volume de l'Histoire des femmes dirigé par Christian Klapisch-Zuber au controversé et partial La femme au temps des cathédrales de Régine Pernoud, de Chambre des dames en Lit d'Aliénor,excite autant de réflexions que de rêveries. Les évocations musicales ne font pas exception, qu'il s'agisse des très beaux Ave Eva de Brigitte Lesne (Opus 111, 1995), Rose tres belle de Diabolus in Musica (Alpha, 2010), Insula Feminarum de La Reverdie (Arcana, 1997) ou, un peu à part, le très émouvant Lux Feminæ (Alia Vox, 2006) qui fut le dernier projet personnel enregistré par la tant regrettée Montserrat Figueras.

La Capella de Ministrers, ensemble fondé en 1987 autour du chef et gambiste Carles Magraner, n'est pas, à proprement parler et même s'il tend à s'y intéresser de plus en plus, spécialisé dans la musique médiévale, puisque son répertoire s'étend jusqu'aux zarzuelas de Martín y Soler, soit le dernier quart du XVIIIe siècle.

Christine de Pizan Harley 4431 fol 107
Ces musiciens nous proposent, en les regroupant sous la bannière de La Cité des dames, ouvrage allégorique visant à « démontrer par vive raison et exemple que Dieu n'a point eu et n'a pas en réprobation le sexe féminin » écrit par Christine de Pizan dans les premières années du XVe siècle, une galerie de portraits où l'on croise des visages plus ou moins connus et quelques pièces anonymes et traditionnelles. Ainsi retrouve-t-on, dans le premier disque consacré à des œuvres en latin d'inspiration religieuse et qui s'ouvre sur quelques tintements de cloches, deux abbesses musiciennes et érudites, la célèbre Hildegard von Bingen (1098-1189) et la plus obscure Herrad von Landsberg (c.1125-1195) qui rédigea au monastère de Hohenburg (sur l'actuel Mont Sainte-Odile en Alsace), dont elle assurait la direction, Hortus deliciarum, un ouvrage didactique dont le manuscrit, heureusement connu par des copies du XIXe siècle, devait être détruit dans l'incendie de la bibliothèque de Strasbourg en 1870, mais aussi l'emblématique Héloïse (1101-1164), devenue, avec le recul des siècles et quelques libertés prises avec les réalités du XIIe siècle, le symbole d'une femme médiévale « libérée » ; il n'est pas bien certain que le Rex in accubitum donné dans ce programme soit de la plume de cet esprit aussi brillant que sensuel, mais sa qualité justifie sa présence. Aux côtés d'un séduisant motet du Codex Las Huelgas ou d'une belle Visitatio Sepulchri pour l'abbaye de Fleury (aujourd'hui Saint-Benoît sur Loire) mettant en scène les trois Marie découvrant le tombeau vide au troisième jour, on découvrira avec beaucoup de curiosité un fragment de l'hymne Seigneur, la femme tombée dans de nombreux péchés composée au IXe siècle par Cassienne de Constantinople (c.805/10-c.867/90), et dont la légende veut qu'elle mette le point final à l'amour entre la mystique et l'empereur Théophile.

La seconde partie de cette galerie des dames explore le versant profane de leur inspiration, et il y est naturellement beaucoup question d'amour. On y est en bonne compagnie, de Blanche de Castille (1188-1252), peut-être auteur du chant marial Amours u trop tard tout pétri de lyrique courtoise, à Anne Boleyn (c.1507-1536) dont on dit que

Christine de Pizan Harley 4431 fol 153
O Deathe, rock me asleepe serait le chant du cygne échappé de la sinistre Tour de Londres, en passant par le Triste suis attribué à l'inconsolable Marguerite d'Autriche (1480-1530) et le Ez yeu am tal que's bo e belh (« J'aime ce qui est bel et bon ») de Constance d'Aragon (1313-1346), où la reine de Majorque qu'elle était se languit du retour de son mari absent. Parmi les autres pièces remarquables à cueillir dans ce Verger, citons, entre autres, le bien connu A chantar de la comtesse de Die (c.1140-après 1175), la poignante chanson composée par Gilles Binchois (c.1400-1460) sur le poème Dueil angoisseus de Christine de Pizan et celle, plus enlevée, de la dame trouvère Maroie de Dregnau de Lille (XIIIe siècle) qui décrète, dans Mout m'abellist, que l'hiver peut aussi être la saison des amours. Ce parcours s'achève tout en douceur sur une berceuse traditionnelle d'Alicante, Mareta, qui résume dans le visage de la mère la femme qui prie et celle qui aime.

Présentée avec beaucoup de soin en un livre-disque joliment illustré (le texte d'accompagnement est en anglais et en espagnol uniquement), cette Cité des dames laisse néanmoins une impression mitigée, qui dépend largement de ce que l'on attend de ce type de projet. Le choix des pièces est intelligent, proposant suffisamment d'ambiances différentes pour que jamais la moindre trace d'ennui ne s'installe, et il faut également souligner les qualités plastiques de la réalisation : les voix sont belles et justes, les interventions instrumentales toujours maîtrisées, le tout étant parfaitement mis en valeur par une prise de son aussi chaleureuse que l'approche des musiques, misant sur une sensualité et une harmonie qui ne manqueront pas de lui rallier bien des suffrages.

Capella de Ministrers
Il y a hélas des points nettement moins convaincants, du moins quand on se place dans une perspective plus historique. Je doute, ainsi, que les œuvres de Hildegard von Bingen aient beaucoup à gagner à une lecture orientalisante avec oud ajouté qui me semble, somme toute, assez peu défendable, comme j'estime que l'interprétation d'un certain nombre de pièces aurait pu chercher à s'affranchir de cette mode qui tend à ne voir une large partie de la musique médiévale qu'au travers d'un prisme méditerranéen, jugé plus immédiatement séduisant mais qui est loin d'être pertinent pour l'ensemble du répertoire de cette vaste période — cette option fonctionne, en revanche, très bien dans la pièce de Cassienne de Constantinople qui y gagne un pouvoir d'évocation assez hypnotique. Le volet linguistique aurait, en outre, pu être plus soigné et il est vraiment dommage que les quelques pièces en français soient, faute d'un travail réel sur la prononciation, aussi difficilement compréhensibles, l'exemple le plus frappant étant sans doute Dueil angoisseus dont l'atmosphère est pourtant, par ailleurs, rendue avec une finesse et un raffinement très appréciables.

La Cité des dames n'en demeure pas moins un bon disque, qui s'écoute avec beaucoup de plaisir et apportera, je crois, beaucoup de satisfactions à ceux qui apprécient les enregistrements de musique médiévale de Jordi Savall, dont les propositions de la Capella de Ministrers se rapprochent beaucoup, tant au niveau des couleurs vocales et instrumentales que de la primauté accordée à l'esthétisme sur un plus strict souci de vraisemblance historique. Si ce parti-pris ne représente pas un frein pour vous, il ne fait alors guère de doute que vous reviendrez souvent rêver en compagnie de ces femmes d'autrefois au visage incertain mais à la poésie toujours touchante.

La Cité des Dames Capella de Ministrers Carles Magraner
La Cité des dames, femmes et musique au Moyen Âge

Capella de Ministrers
Carles Magraner, vièle, viole, rabel & direction

2 CD [50'39" et 52'49"] Licanus 1333. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Cassienne de Constantinople (c.805/10-c.867/90) : Seigneur, la femme tombée dans de nombreux péchés

2. Traditionnel, Alicante : Mareta (« Petite mère »)

Illustrations complémentaires :

Diane présidant à une assemblée de lectrices, miniature sur parchemin tirée d'un manuscrit de L'Epistre Othea de Christine de Pizan (1365-c.1430) réalisé à Paris vers 1410-1414, manuscrit Harley 4431, fol.107, Londres, British Library

Une femme en litière, miniature sur parchemin tirée d'un manuscrit de Le Livre du duc des vrais amans de Christine de Pizan (1365-c.1430) réalisé à Paris vers 1410-1414, manuscrit Harley 4431, fol.153, Londres, British Library


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