Magazine Culture

Lars Sund, écrivain, transforme « une simple plume en une basse-cour complète et prépare une soupe dramatique à partir de quelques malheureux ingrédients »

Publié le 03 février 2014 par Donquichotte

Lars Sund

« Une petite île heureuse »

 

une petite ile heureuse

Roman un peu curieux. Un mélange insolite de faits, d’images, de descriptions, de narrateurs... et une thèse, « il n’y a pas de place sur notre île heureuse pour les étrangers, entendons ces gens du Continent ».

Est-ce surprenant, est-ce raciste ?

Non, ni surprenant, la vie heureuse accepte mal les dérangements, les événements obscurs qui brouillent l’atmosphère brumeuse de l’île, ni raciste, la vie d’un îlot fermé n’a jamais vu d’étrangers, elle n’en connaît pas, et ceux qu’elle connaît, ce sont des touristes assez inoffensifs.

Sund invente une histoire qui n’a aucun sens, il nous plonge dans une aventure qui ironise sur des réalités pourtant réelles des insulaires heureux, habitant une île heureuse,  avant l’arrivée du romancier.

Pourquoi le dis-je comme cela ? C’est simple, « au commencement, l’écran de l’ordinateur était vide et les doigts de l’écrivain reposaient sur le clavier », et il n’avait rien à écrire.

Puis il a fallu que cela arrive, je veux dire, le romancier Sund se mit à penser, à imaginer, à réfléchir... à sa table de travail, devant son écran vide de mots... mais rien ne se passait, rien n’émergeait du clavier de l’ordinateur... jusqu’à ce qu’il se décide à mettre des « mots » sur une page blanche d’un écran blanc. Le mot « ciel », puis le mot « air », puis d’autres mots...

Et c’est à ce moment que les mots alignés, de façon dissolue, obtenus de façon aléatoire, sans rien qui n’indique rien... se mirent à créer une « île heureuse »... une île réelle, une île qui avait des habitants, une île qui avait un nom, un nom même que le romancier ne connaissait même pas avant de l’écrire, ce nom, « Fagerö », des mots qui allaient changer de façon cruelle la vie des gens de cette île. Parce que ces gens existaient bel et bien, ils étaient de vraies gens, avec des noms, Kangarn, K-D Mattsson, Judith, Karl-Gunnar Blomster... et tant d’autres. Et l’écrivain faisait comme s’il l’ignorait... mais non, il les avait créés, tous ces personnages du roman, tous ces habitants de l’île heureuse.

Mais l’écrivain ne se mordit même pas la lèvre, quand il le comprit vraiment, et surtout, quand il jeta un premier cadavre sur les rives de l’île. Le mal était déjà fait. Le mal était là. Et, tel un metteur en scène autoritaire, presque cruel, du moins sans scrupule, il se mit à bâtir une intrigue folle au milieu de la vie tranquille des gens de l’île heureuse ... et tel un inquisiteur, il se mit à inventer des enquêtes sur des morts suspectes, imaginées en crimes possibles, sans même qu’il y ait eu ni plainte, ni dénonciation, ni poursuite... ni même identification des cadavres qui se mirent à se multiplier... c’était au mieux, de la rumeur. Mais c’en était fait de la vie tranquille-heureuse de la petite île heureuse.

Pourquoi avait-il inventé cet îlot perdu au bout de la mer de Finlande, perdue au fin fonds de l’archipel qui compte plus de 60,000 îles ? Et pourquoi, ou plutôt, comment se fait-il que cette île existait réellement ? Coïncidence ? Cela a peu d’importance. C’est la suite qui compte.

Et nous le comprenons rapidement quand nous abordons avec un plaisir qui n’est pas dénué d’intérêt (l’intrigue des corps sans vie qui viennent s’échouer sur les rives de l’île - d’abord, un, puis dix, puis cinquante, puis cent -, nous captive, nous égare, nous mystifie un peu quand on suppute déjà quelle peut être la raison de cet hécatombe) ni de saveur et de chaleur et une certaine complicité, quand nous suivons le romancier (qui nous interpelle sans arrêt et qui nous invite à le suivre dans sa recherche d’explications, dans une sorte d’enquête mystérieuse, car les règles de l’enquête sont occultées, et n’appartiennent pas qu’au commissaire) sur les traces d’une intrigue qu’il a inventé exprès pour ces gens.

La vie de ces gens bascule quand les morts s’accumulent. On ne sait rien de ces morts, et on ne le saura jamais : fin de l’intrigue ; mais ça, on ne le sait pas quand on aborde la lecture de ce roman.

Ce qu’on apprendra par contre, c’est comment la vie de ces gens, pas si heureuse après tout, se découvre peu à peu. Quand, de l’intérieur, l’écrivain nous confie ce qu’il apprend (ou invente) de ces gens. Chacun a son histoire que chacun ignore. Et là le romancier est habile qui s’immisce dans la vie de ces gens, et d’une façon inattendue.

Le romancier présente ses personnages. Ainsi, à titre d’exemple, ce commissaire Von Haartman, « s’il ne commençait pas, jour après jour, par fermer la chemise invisible de la volonté jusqu’au dernier bouton et par serrer la ceinture du devoir autant qu’il le pouvait autour de sa taille, il ne tarderait pas à éclater comme un cadavre de phoque en décomposition et tout s’écroulerait hors de son corps : la noirceur, la honte, la puanteur. Oui, Riggert von Haartman était mal joint et pourri de l’intérieur ».

L’astuce : l’écrivain est un personnage.

Puis, tout à coup, l’écrivain s’adresse au lecteur : « C’est avec une certaine hésitation que l’écrivain a emmené le malheureux lecteur ici, à l’Amerikan Bar, car l’endroit a une réputation quelque peu douteuse ».

Puis, l’écrivain, dans le texte, s’identifie, il est le « nous » du texte qui va suivre, et il intervient, ainsi « Bouche bée de stupéfaction, nous assistons à la violation systématique du secret de la correspondance... » Alors là, c’est fort, j’ai cru que le narrateur « nous », une sorte de personnage du roman (ce qu’il devient de toute façon, tellement il est lié, de l’intérieur au récit) existait vraiment.

Puis le « nous » dialogue avec ses personnages. Ainsi, quand le facteur (celui qui viole la loi quand il ouvre les lettres du courrier qui lui passe entre les mains chaque jour) lui répond et l’interpelle « Sur le continent... Enfin vous savez mieux que moi comment c’est », on voit apparaître les premiers éléments des sentiments de rejet de l’étranger, de ces hommes et femmes du Continent. L’écrivain déjà  est assimilé à l’étranger ; non seulement il leur a créé une intrigue mal odorante, mais en plus, il est comme d’autres qui viennent dans l’île au moment des vacances, il est un étranger, il est de l’extérieur, il ne peut pas comprendre la vie des gens de l’île.

Le plus drôle, c’est quand l’écrivain commence à nous raconter qu’il ne peut pas tout nous dire, sous prétexte, par exemple, qu’il assiste à une scène qui se déroule loin de lui, ainsi « Nous ne distinguons malheureusement que les répliques de l’officier. En plus d’écouter ses paroles, nous observons attentivement les expressions de son visage et ses gestes pour nous efforcer de deviner ce que lui dit son interlocuteur ». Ah ! C’est fort ! L’écrivain essaie de deviner ce que ses personnages vont nous dire, ou nous cacher. Là, le livre donne une perspective assez inusitée. L’écrivain dialogue avec ses personnages, et il nous prend à témoin. Il aurait pu inventer ce que cet homme disait, par exemple, mais l’astuce littéraire donne un peu plus de mystère... et l’intrigue, amorcée dès la découverte du premier cadavre, se poursuit inexorablement.

Plus loin lors d’une émission de radio ou l’animateur s’adresse à un témoin des histoires qui se déroulent sur l’île, l’écrivain nous interpelle ainsi : « Le texte ci-dessous doit être lu à voix haute pour créer l’illusion d’une émission radiophonique ». Et manifestement, l’effet recherché est réel, on se lit le texte à voix haute, et on a cette impression d’écouter l’émission de radio.

Et quand il se demande ce que pense l’inspecteur, lorsqu’il le voit, inquiet, lui semble-t-il, et « la tête légèrement penchée sur le côté », il se dit que, s’il obtient l’aide d’équipement électroniques... « nous pouvons intercepter ses messages sur le réseau interne de la police et les lire bien qu’un tel comportement constitue une infraction à la loi et que l’auteur (l’écrivain lui-même) risque une condamnation pour vol de données ». Voilà, l’écrivain risque une peine s’il essaie de découvrir par une astuce illégale, ce que ses personnages disent.

À un moment, l’écrivain « nous » se cache dans un coin – il devient détective, il épie un de ses personnages -, et nous admoneste, nous contraint à le suivre : « Depuis notre position accroupie contre le mur – retiens ton souffle, lecteur, pas un bruit ! – nous voyons sa main, dont le petit doigt est orné d’une chevalière, se tendre vers la poignée ».

Plus loin il ajoute qu’il ne sait rien de son personnage qu’il vient de créer, au plus, peut-il nous dire : « Nous ne pouvons que décrire son apparence extérieure. Nous pouvons par exemple dire : il a des cernes sombres. Ses paupières sont gonflées. Sa bouche relâchée... ».

L’écrivain ironise parfois quand il nous confie que « la plupart de ces informations ont été inventée par l’auteur ». Il va plus loin dans la dérision quand il nous explique, que, « consternés (il est accompagné), nous filons pour en apprendre davantage et, nous lui rendons visite à son domicile ». Et, quand il ne peut assister à une rencontre, il dit que « nous allons devoir nous tourner vers des sources indirectes, recouper des entretiens avec ceux qui étaient présents, des ouï-dire, des reconstructions ».

Et, plus loin encore, comble de facétie, il doit s’adresser au facteur, afin qu’il ouvre en cachette, et illégalement, une lettre, afin de l’aider à mieux comprendre un de ses personnages. La magie de cette posture de l’écrivain continue de jouer et le lecteur savoure. Le facteur ira même jusqu’à le faire chanter en lui demandant, en retour de son aide, de lui fournir une femme... « Le destin a voulu que je n’aie encore jamais couché avec une femme... Je me demandais si par hasard vous ne pourriez pas m’en fournir une... Vous qui êtes écrivain et tout ».

L’écrivain se permet un intermède quand il réfléchit, en s’inspirant de l’épitre de Jacques en 1,22-25, sur la langue qui porte le Verbe sur son dos : « De même, la langue est un petit membre et se vante de grands effets. Oui, la langue est un feu et nous savons qu’un petit feu peut flamber une vaste forêt ». Qui est ce « nous » ici ? Jacques ou l’écrivain ? En tous les cas, l’écrivain manie finement son texte, sa langue, quand la plume du romancier garde le cap jusqu’à la fin. Ainsi, l’écrivain, tout au long de son roman, transforme « une simple plume en une basse-cour complète et prépare une soupe dramatique à partir de quelques malheureux ingrédients ».

J’ai parlé peu des situations de chacun au cours de cette grande aventure que les habitants de l’île heureuse ont vécue, et j’ai peu insisté sur le « rejet » des étrangers par ses habitants. Brièvement, nous apprenons en toute fin que ces 100 cadavres - c’est pure spéculation -, sont sans aucun doute des étrangers, des SDF, chômeurs, toxicomanes, malades... originaires du Sud, qui ont sans doute été jetés par dessus bord d’un bateau qui les exilaient, des « gens inutiles », dit l’un lors d’une rencontre, des gens qu’il convient de se débarrasser, dit un autre, et qui sont un fardeau pour la société et pour lesquels on n’a plus à leur verser des allocations sociales... Bref, une thèse raciste... ! L’un d’eux rappelle que les Américains, aidés des Anglais, ont expulsé de leur île de Diego Marcia tous ses habitants afin d’établir dans l’île une base militaire. Un autre rappelle que « ce n’est pas un secret que les commerçants des villes du tiers-monde rétribuent des patrouilles de la mort pour éliminer les enfants des rues qui traînent sur les trottoirs devant leurs boutiques ».

Ainsi, ces cadavres qui se sont échoués dans l’île heureuse, qui sont-ils ? Qui sont ces échoués, hommes, femmes, enfants, dont on ignore même l’identité ? Des échoués du monde, sans plus ! Des échoués que l’on a volontairement échoués ? La thèse est faible. Mais il était difficile de soutenir une « explication valable » pour tous ces cadavres. L’intrigue a été bien menée qui nous menaient à hue et à dia tout au long de ses 36 chapitres, le ton est presque enjoué malgré l’intrigue, la langue presque érudite en certains moments quand il s’agit de parler de la flore et de la faune, des levers et couchers de soleil, du bruit du vent dans les arbres... et de tous les effluves que l’on hume dans les îles.

Le texte valait sa lecture : bien écrit, à rebondissements, perméable à tous les secrets des gens des îles, petits et grands secrets, pas tous avouables... l’écrivain avait le choix de les dire, ou de les inventer. Il a fait les deux, et il s’est même fait aider par ses personnages espions. Drôle !

 *****


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Donquichotte 1 partage Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine