J"ai bien conscience que ce titre, véritable crime de lèse-Amérique, me fait encourir un exil en Equateur, au Vénézuela ou en Russie poutinienne... Mais j'assume, c'est vraiment l'expression qui a jailli dans mon esprit au fil des pages de notre roman du jour. Un livre unanimement salué à sa sortie en 2012 et qui vient de sortir en poche en ce début d'année. Un premier roman en forme de coup de maître par un auteur qui s'inscrit d'emblée dans la lignée des grands romanciers américains. Voici un roman sombre, violent, puissant, habité par des personnages en route vers un enfer, personnel ou universel... "Le diable, tout le temps", nous dit Donald Ray Pollock dès le titre. Et si un demi siècle nous sépare de l'action de ce roman (disponible au Livre de Poche), difficile de ne pas la mettre en parallèle avec l'Amérique actuelle...
Difficile de vous raconter de façon linéaire l'histoire de "Le diable, tout le temps". Car, il s'agit d'abord du destin de différents personnages, sur une période d'une vingtaine d'années, de 1945 à 1964, entre la Virginie Occidentale et l'Ohio, sans lien apparent au départ, qui vont ensuite entrer en collision (j'emploie le terme à dessein, cela rappelle, dans la construction, le remarquable film du même nom), se croiser, influer les uns sur les autres, s'entraider ou s'opposer... C'est donc, d'abord, une galerie de personnages que je vous propose...
Willard Russell est parti combattre en Asie, pendant la Deuxième Guerre Mondiale. A son retour, il est marqué par ce qu'il a vu mais aussi ce qu'il a été amené à faire pendant ce conflit. Sur le chemin du retour, lors d'un arrêt dans un "diner" pour manger un (mauvais) morceau, il a le coup de foudre pour la serveuse, à qui il ne demande même pas son nom...
Pourtant, à peine rentré chez sa mère, Emma, et son oncle, Earskell, il sait qu'il va vite repartir et déclarer sa flemme à la jeune femme. Quelques semaines plus tard, il rencontre Charlotte, eh oui, enfin, il connaît son nom, et va l'épouser. Elle donnera naissance à Arvin, dont nous allons reparler, car il est aussi un, si ce n'est le, personnage central du roman.
Willard a toujours été un homme pieux. Peut-être plus encore depuis son retour de la guerre. Une foi puissante, profonde, qu'il manifeste avec force dans une pratique quotidienne de la prière. Il y a initié son fils très jeune, espérant lui transmettre cette foi qui l'habite, le porte. Une foi que le destin va cruellement mettre à l'épreuve...
Arvin n'est encore un enfant quand sa mère, Charlotte, va ressentir les premières douleurs, symptômes d'une maladie terrible. Bien sûr, Willard met tout en oeuvre, malgré ses moyens financiers modestes, pour soigner Charlotte. Mais la maladie gagne irrémédiablement du terrain. Alors, fou de douleur et d'inquiétude, ou fou tout court, Willard va consacrer la plupart de son temps à la prière, qu'il va chercher à accroître de façon assez... déroutante...
Même pour son fils, pris entre une mère mourante et un père devenu fanatique, obsédé par la survie de la femme qu'il aime, faisant de sa foi l'outil d'une violence démesurée, incontrôlable, comme seul moyen de soulager la frustration de son échec à sauver Charlotte. Willard va tout sacrifier à sa foi, dans tous les sens du terme...
Emma, la mère de Willard, est elle aussi pieuse, mais de manière bien moins démonstrative. Un jour, son lieu de culte habituel reçoit la visite de deux hommes, Roy et Theodore. Roy est un prédicateur, comme on en voit beaucoup aux Etats-Unis, démonstratif, charismatique, prêchant avec ferveur et usant de spectaculaires manifestations pour renforcer la foi de ses ouailles. Theodore, qui n'a plus l'usage de ses jambes, l'accompagne en chantant et en jouant de la guitare.
Le truc de Roy, ce sont les araignées... Et ses démonstrations tiennent finalement plus du spectacle de cirque que de l'acte de foi. Pourtant, cela semble fonctionner, au-delà même de l'aspect religieux... C'est aussi une bonne façon de séduire des jeunes femmes naïves et crédules qui cèdent aisément au charme du prédicateur...
C'est le cas d'Helen, une demoiselle que Emma aurait bien vu épouser Willard... Mais l'adolescente va se laisser séduire par ce prédicateur peu scrupuleux... Au grand dam de Theodore, qui voit son influence sur Roy diminuer... Bientôt, le doute gagne un Roy qui est sans doute le premier à s'être fait prendre à son propre jeu...
Or, la foi, c'est le gagne-pain des deux hommes. S'il ne prêche plus, plus de quêtes, plus d'argent... Ce doute vient nuire au couple formé par Roy et Helen, il n'est plus le même... Jusqu'à ce qu'une révélation frappe le prédicateur... Les araignées, c'est terminé, Dieu lui a montré en songe quelle serait sa nouvelle mission...
Une mission qui va tourner à la catastrophe, obligeant Roy et Theodore à fuir précipitamment la région, laissant derrière eux Helen et la petite Lenore, la fille de Roy... Jamais ils ne reviendront dans ce coin d'Amérique, ils laisseront tomber la religion pour se lancer dans une vie de vagabondage et d'errance aux allures de purgatoire...
Arvin a grandi depuis qu'on l'a découvert, enfant. Le voilà jeune homme, toujours proche de sa grand-mère et de son grand-oncle. Il n'a pas hérité de la foi paternelle, mais il a retenu un des enseignements fondamentaux de Willard : ne jamais se laisser marcher sur les pieds. Par personne. Arvin est donc devenu un brave et gentil garçon, mais aussi un bagarreur.
Il n'hésite jamais, à poings nus, à régler ses comptes avec ceux qui se sont mal conduits envers lui ou ses proches. Et, parmi les proches, il y a Lenore, qui a grandi, elle aussi. Et qui ressemble à sa mère. En tous points. Elle lui ressemble beaucoup. Trop, sans doute. Arvin la considère comme sa petite soeur et lui vient en aide dès qu'elle en a besoin.
Arvin a tout pour se construire une vie tranquille, sans souci particulier. Il a un boulot dans le bâtiment, il est doué et travailleur, son patron le voit déjà faire une belle carrière. Mais son bon coeur et son côté impulsif vont faire mauvais ménage. Et quand la colère va s'emparer de lui, n'écoutant que sa soif de vengeance, qu'il confond avec l'idée de justice, il va faire basculer son existence...
Sandy est une jeune femme qui a toujours été introvertie, un peu paumée. Serveuse dans un "diner", elle a pourtant fait une rencontre qui a changé sa vie. Oh, n'imaginez pas un conte de fée, non, ce serait même plutôt l'exact inverse... L'homme de sa vie s'appelle Cal et elle l'a épousé peu de temps après leur rencontre, fascinée par cet homme, qui ne semble pourtant pas payer de mine, de prime abord...
Cal, sa passion, c'est la photographie. Il se rêverait prenant des clichés de stars de cinéma sous des lumières éclatantes... Sauf que c'est un bon à rien, qui vit aux crochets de Sandy... Et comme son petit salaire ne suffit pas toujours, il la pousse à se prostituer pour arrondir leurs fins de mois. Mais que ne ferait-on pas, par amour ?
Pas le pire, apparemment... Car Sandy et Cal ont une autre activité encore moins avouable, mais qui permet à Cal d'assouvir à la fois sa passion et la perversité qui l'habite... Dès que les beaux jours reviennent, Sandy prend ses congés et le couple part sur les routes d'Amérique, sans autre but que de prendre en stop de jeunes et beaux auto-stoppeurs...
Preston Teagardin est pasteur. A l'invitation de son oncle, il a quitté le Tennessee pour la Virginie Occidentale. L'oncle était le pasteur d'Emma. Un homme bon, à la foi pure, née d'un destin hors du commun. Mais l'oncle est malade, gravement. Ne pouvant plus assurer son ministère, il a demandé à son neveu de le remplacer...
Mais, voilà, de pasteur, Teagardin n'a que l'habit. Et l'habit ne fait pas le pasteur... Preston est un enfant gâté et un sale garnement. Il a accepté la mission pour faire plaisir à sa maman et redorer un blason déjà bien terni par quelques frasques... Il débarque en Virigine Occidentale avec une épouse qui semble bien jeune, et, pour tout dire, pas très dégourdie...
Quand à la vocation de cet homme, elle transparaît dans chacun de ses regards : séduire les femmes. Et plus elles son jeunes, mieux c'est... Pas vraiment le genre de pasteur qui pousse ses ouailles sur les routes menant au paradis... Sa vie est discrète mais totalement hypocrite, plus dissolue que la plupart de ses fidèles... Et en plus, Preston Tiegardin ne brille pas par son courage... Disons-le tout net, c'est une belle ordure !
Enfin, il y a Lee Bodecker. Un jeune homme ambitieux qui, dès la fin de son service militaire, a eu l'ambition de devenir shérif dans son bled de l'Ohio. Et depuis qu'il a chassé son prédécesseur, il occupe le poste sans partage... Mais, à y regarder de plus près, Bodecker a une vision de la loi, disons, sélective...
Bien sûr, il gère l'intérêt des citoyens, enfin, de ceux qui le réélisent, mais cet alcoolique repenti qui s'est soigné aux sucreries, n'oublie pas son propre intérêt... Eh oui, Bodecker est un shérif corrompu, en mèche avec quelque caïd local, dont il est devenu la marionnette... Ca ne l'empêche pas de garder un sens de l'honneur, un côté cowboy et justicier qui n'attend qu'une juste occasion de s'exprimer...
Désolé pour ce catalogue qui peut sembler fastidieux mais qui plante le décor de ce roman. Car tout tourne ensuite sur les liens entre eux... Soyez sûrs qu'il manque dans ce résumé plein d'éléments, de liens évidents que je ne vous ai pas donnés, que j'ai volontairement occulté des événements clés de l'histoire et bien sûr, je n'ai pas évoqué le dénouement...
Tous ces personnages ont pour point commun d'évoluer dans une Amérique profonde, dans les années qui vont suivre la seconde guerre mondiale. Et pourtant, ils semblent complètement coupés du monde : on ne parle pas guerre froide, nucléaire, grandes agglomérations, espace, progrès... Bref, on n'est jamais dans la modernité.
Ici, ce n'est que famille, boulots simples et ingrats, sans ambition que de (sur)vivre, sans envie de quitter les lieux, en tous cas volontairement, ceux qui partent sont des vagabonds, des hobos, des errants. Le quotidien, c'est la religion, le sexe, l'alcool et surtout une lutte acharnée et permanente entre le bien et le mal...
"Le diable, tout le temps", c'est une vitrine des sept péchés capitaux, auxquels il faut ajouter le meurtre, le mensonge, la perversion, la vengeance... Dans ce monde glauque et sombre, sans joie ou si peu, les îlots de bonté et de bienveillance sont peu nombreux et rapidement submergés par la haine et la colère.
Affreux, sales et méchants, a-t-on envie de dire, en détournant le titre d'un film d'Ettore Scola... Misère morale et bien souvent éducative prédomine. Et le Diable tire les ficelles. C'est Sodome et Gomorrhe et le recherche désespérée d'un seul juste. Même ceux qui cherchent à le combattre finissent par tomber dans ses rets, parce qu'on ne peut le combattre qu'avec ses armes... La loi, les valeurs, l'éducation, tout cela trépasse dans cet enfer sur terre.
On retrouve un univers qui relie Donald Ray Pollock à de glorieux anciens, comme Steinbeck ou Faulkner, pour la peinture de l'Amérique profonde, dans des aspects différents, évidemment. Jim Thompson ou Cormac McCarthy pour l'aspect roman noir, cette sombre lumière qui éclaire d'un bout à l'autre ce livre poisseux et envoûtant.
Mais, c'est aussi, à mes yeux, un roman qu'on peut rajouter de l'Amérique actuelle, déphasée, coupée du monde tel qu'il va, enlisé dans cette vision dépassée de la Nation, l'Amérique des campagnes, des rednecks, l'Amérique des prédicateurs sortis de nulle part et qui prêchent un enseignement pas toujours très orthodoxe...
Une Amérique intolérante et en voie de dégénérescence, une Amérique qu'on croyait morte mais qui est là, survivance d'un passé peu glorieux... Celui des pionniers fuyant la loi, la Constitution et ce qu'elle impose pour fonder un pays à soi, avec ses propres lois, celle du plus fort en tête... Une Amérique qui sent le renfermé, la poudre et la mort... Une Terre Promise sans Dieu, mais se vendant au Diable pour des pacotilles...
Ce que je viens de faire, c'est justement ce que ne fait pas Pollock, simple observateur de son récit. On ne juge personne, on les laisse se débrouiller dans la fange, où certains se prélassent et où d'autres essayent de ne pas tomber... Mais la fange, ça éclabousse, ça tache... Alors, au lieu de juger sur le plan moral, il faut se placer différemment...
"C'est difficile de bien agir. On dirait que le diable n'abandonne jamais", dit un des personnages. Et c'est justement là qu'est l'éternel débat : peut-on faire le bien par un acte moralement répréhensible ? Dans le lot, parmi ces personnages présentés plus haut, il y en a un paquet dont il n'y a rien à tirer... Mais, il y en a aussi qui agissent en pensant agir... bien.
C'est sombre, c'est violent, c'est dense, c'est puissant, mais c'est aussi profondément désespéré... A moins que ce ne soit une formidable démonstration que le meilleur moyen de s'en sortir quand on a eu la malchance de naître dans ces coins perdus, c'est d'en partir et de ne plus jamais y remettre les pieds...
En attendant, on tient là un écrivain à suivre impérativement. Car "le diable, tout le temps" est le premier roman de Donald Ray Pollock et il ébranle le lecteur, le prend aux tripes sans jamais le lâcher. Et, si le livre est paru dans, en VO comme en VF, dans des collections de littérature blanche, il ne faut aucun doute qu'un maître du roman noir est né.