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Histoire gratuite: Grand Pouvoir Séculaire (GPS)

Par Eguillot

Grand Pouvoir Séculaire (GPS) est ma toute première nouvelle de type thriller. D'autres ont suivi dernièrement, qui devraient donner naissance au mois d'avril à un recueil de nouvelles de type thriller/polar en format papier et numérique. Pour le moment, vous pouvez retrouver GPS sur Amazon, Apple, La Fnac et Kobo. Comme d'habitude, la nouvelle restera gratuite une semaine sur ce blog avant de disparaître.

Histoire gratuite: Grand Pouvoir Séculaire (GPS)

Les sons de basse font vibrer l’air sur le passage de la 911 Carrera. Précédée par le faisceau de ses puissants phares, la Porsche file dans la nuit noire. Dans l’habitacle, le mètre quatre-vingt-quinze d’Hippolyte N’Djamiey oscille de manière synaptique à chaque battement sourd, agitant les dreadlocks qui encadrent son visage. Le voyant de ceinture de sécurité non attachée clignote mais son signal sonore est inaudible, recouvert par la musique.

« À six cents mètres, à l’embranchement, tournez à droite. » La musique s’est mise en sourdine le temps pour la voix préenregistrée de délivrer son message. Par réflexe, les yeux d’Hippolyte se posent sur l’écran du Grand Pouvoir Séculaire, suivant les contours de la flèche. Le grand gaillard se plaît à détourner la signification des multiples sigles et initiales du quotidien. Dans son bolide, l’ABS devient l’Abus de Biens Sociaux, le GPS le Grand Pouvoir Séculaire et le PSM le Premier Sportif du Monde.

Coup de frein. L’aiguille sur l’écran passe de cent soixante kilomètres-heure à quatre-vingts, puis à cinquante tandis qu’Hippolyte joue sèchement du levier de vitesse. Sans ceinture, sa grande carcasse se décolle du siège, attirée par le pare-brise.

Il ne s’en formalise pas. C’est dans ces moments de légères pertes de contrôle que les sensations sont les plus intenses. Il maîtrise.

Les pneus crissent et Hippolyte s’accroche à son volant en se penchant vers la droite pour contrer l’énergie cinétique. L’effigie suspendue au rétro, esprit de ses ancêtres zoulous, rejoint presque le plafond.

La Porsche vrombissante s’est engagée sur la départementale. Le décompte du GPS indique encore trois cent quarante kilomètres. Hippolyte songe au pack de bières qui l’attend dans le frigo. Pas grand-chose à fêter mais le liquide frais et mousseux sera agréable au palais.

La sonnerie du téléphone s’intercale aux beuglements des hauts-parleurs. Hippolyte presse le bouton du volant qui baisse le son, puis celui acceptant l’appel.

« Hé, salut racaille !

– Salut, minable, rétorque Hippolyte. T’as vu le match ?

– Sûr que j’l’ai vu. Trop chanmé ! Deux partout contre Chateaurepère sur Loire !

– Hé ouais. C’est qui qu’a perdu son pari ?

– Putain, cent millions d’euros d’budget, ça valait l’coup pour se sauver à la dernière journée. D’un point. Bravo, les gars !

– Je t’emmerde. On a fait le boulot.

– J’ai vu ça, j’ai vu ça. C’est même toi qui as égalisé.

– Hé ouais.

– Y t’as pas soufflé très fort dessus, le Gravillac, pour que tu tombes, non ? Rappelle-moi, tu pèses combien ? Quatre-vingt-cinq kilos ?

– Et alors, je l’ai mise au fond, non ? C’est ce qu’on appelle le métier.

– C’est clair. En ton honneur, y devraient même rebaptiser la surface de vérité. Surface des truqueurs, ça le f’rait mieux, non ?

– Hé, va t’faire foutre ! s’énerve Hippolyte. T’es le président des Fred Boyz, oui ou merde ? Ça devrait te réjouir qu’on se maintienne !

– Ouais, ouais. En tout cas, la GT2, c’est pas pour tout d’suite…

– Fais gaffe, si tu continues comme ça, moi et mes frères black on va débarquer chez toi. On va te pourrir, j’te dis !

– C’est ça… »

Le GPS vient de signaler un radar. Hippolyte raccroche tout en pressant la pédale de frein. Biceps et muscles des avant-bras se contractent comme il resserre sa prise sur le volant.

Pas de flash. Il esquisse un sourire – la prune a été évitée de justesse malgré cet abruti de Manuel qui l’a déconcentré.

Son sourire s’évanouit quand Hippolyte repense à la Porsche GT2 qu’il convoitait. Jusqu’à la cinquième journée de championnat, il avait espéré signer à Everton. Le transfert, juteux à souhait, aurait couvert ce qu’il appelait ses « petits frais annexes. » Hélas, la défaite 5-0 contre Bordeaux avait refroidi les Anglais. Par la suite, les choses n’avaient cessé d’empirer. La 911 GT2 et ses cinq cent trente chevaux, capable de passer du zéro à cent kilomètres heures en moins de quatre secondes s’étaient éloignée définitivement.

Le téléphone sonne de nouveau. Hippolyte prend une grande inspiration et décroche.

« Ouais ? gueule-t-il.

– Mister N’Djamiey ?

Ah… euh… Monsieur Hatkins ?

– Lui-même, sir.

– Où en sont nos affaires ?

– Le pétrole continue de baisser. Vous avez bien fait de vendre la majorité de vos actions quand les cours étaient au plus haut, la trésorerie s’en porte on ne peut mieux.

– Et la Johnson Bank ?

– Au bord de la liquidation. Intoxiquée par les subprimes. C’est un achat que je vous déconseille formellement, sir.

– Mmm... Pas vraiment surprenant par les temps qui courent. Pour tout dire, j’avais envisagé cette hypothèse et réfléchi à autre chose.

– Yes, sir ?

– Vous allez me monter le dossier des dix entreprises au potentiel le plus juteux et dont le cours s’est effondré suite à la crise. Puisque la trésorerie se porte bien, nous allons en profiter pour... »

Éclairée par le faisceau lumineux des phares, la silhouette gracile de ce qui ressemble à un daim vient d’apparaître en plein milieu de la route. La jambe d’Hippolyte se détend comme un ressort et les puissants freins de la Porsche se mettent en action. Sous la pression, Hippolyte embrasse presque le pare-brise cette fois.

La Porsche s’immobilise moteur arrêté. Dans sa poitrine, le cœur d’Hippolyte bat à tout rompre.

« Merci à toi, murmure-t-il, Abus de Biens Sociaux. Tu m’as sauvé la mise. » Il tremble tant qu’il lui faut s’y reprendre à deux reprises pour éteindre le téléphone, puis la radio. Il ouvre la portière, se glisse dehors et déplie sa carcasse.

Une épaisse forêt se presse en bordure de la route. L’animal n’est plus visible, mais les empreintes de ses sabots se dessinent dans les graviers du fossé, éclairées par les phares. Malgré des jambes encore cotonneuses, Hippolyte s’élance dans la direction où il a disparu.

« Espèce d’enfoiré ! beugle-t-il. On t’a jamais appris à regarder avant de traverser ? La prochaine fois que j’te vois, tu finis dans mon assiette ! Je te cuisinerai au ketchup et à la harissa ! »

Il n’y a que le signal d’alerte des phares laissés allumés pour lui répondre. Les yeux d’Hippolyte s’accoutument à l’obscurité tandis que sa respiration recouvre un rythme normal. Les ombres des bois profonds sont indistinctes, nul mouvement n’est perceptible.

Hippolyte s’en retourne en marmonnant et secouant la tête. « Putain d’merde… »

À peine a-t-il repris pied sur l’asphalte qu’il se fige sur place. Un vieil homme se tient près de la Porsche. Il porte une tunique de cuir d’un autre âge, a le nez recourbé et les cheveux grisonnants.

« Hé, qu’est-ce vous faites là ! Dégagez de ma bagnole ! »

L’inconnu le transperce du regard. Ses pupilles brillent d’un éclat extraordinairement vif.

« Ce n’est guère prudent de laisser votre portière ouverte sur cette route. 

– De quoi j’me mêle ? gronde Hippolyte.

– Il n’est pas non plus recommandé d’insulter les animaux de cette forêt. Pas quand Veglith revêt cet éclat particulier. »

Abasourdi, Hippolyte ouvre la bouche sans répondre. Presque contre son gré, il suit la direction du regard de l’inconnu. Là-haut dans le ciel entre les nuages, une étoile unique, cyclopéenne, perfore la nuit d’un étrange feu écarlate altéré de jaune.

Hippolyte fronce les sourcils et baisse la tête. « D’où vous sortez, d’abord ? »

Il écarquille les yeux. Seul le silence de la nuit a accueilli ses paroles. L’insolite individu a dû se fondre dans le décor, mais Hippolyte ne perçoit pas même le bruit de ses pas. En vain fait-il le tour complet de la voiture.

Il se glisse dans l’habitacle en serrant les dents. Du moins la clé est-elle toujours sur le tableau de bord. Le contact mis, Hippolyte lâche un nouveau juron. « C’est quoi ce putain de bug ? Y’a qu’à moi qu’ça arrive ! » L’écran du Grand Pouvoir Séculaire a pris une teinte verdâtre digne des préhistoriques ordinateurs monochromes. À l’endroit où devrait être affiché le nombre de satellites visibles figure un unique mot : Veglith. Plus aucune mention des kilomètres restant à parcourir ni de la route sur laquelle il se trouve. Juste ce mot.

Incrédule, Hippolyte joue de la molette de contrôle de l’ordinateur de navigation. Son poing ne tarde pas à s’abattre sur le volant. Non seulement il ne parvient pas à trouver la commande “dernières destinations”, mais il lui est également impossible d’en saisir une nouvelle. Le seul répertoire général est disponible. Hippolyte fait défiler les noms sans en reconnaître aucun. Des destinations telles Samarkand ou Gwe’lich ne lui disent rien qui vaille. En désespoir, de cause, il presse le bouton “escape”. Il continue à marmonner en passant la seconde. « Même pas sûr que ça soit couvert par l’assurance… »

Malgré la teinte verdâtre, on distingue encore les directions sur le GPS et bientôt, la voix féminine familière lui indique de prendre sur la gauche. Peut-être le programme initial n’a-t-il pas été modifié en fin de compte. Il faut l’espérer, car fidèle à ses habitudes, Hippolyte ne s’est pas muni de carte pour ce déplacement. Une brume naissante se densifie peu à peu, si bien que quelques kilomètres plus loin, il se voit contraint d’allumer les antibrouillards.

Hippolyte émet un grondement de contrariété en ralentissant. « Putain, on n’y voit que dalle. » Plus puissants que des halogènes, les antibrouillards peinent malgré tout à transpercer la brume épaisse comme de la poix. 

« Et c’est quoi ça ? Y taillent pas les arbres, ici ? »

En effet, les contours de branchages se penchent à présent au-dessus de la route, comme autant de doigts avides et décharnés, qui ne demanderaient qu’à agripper la Porsche. Hippolyte aimerait être ailleurs, mais n’ose accélérer. Le brouillard est vraiment trop épais et si d’autres animaux surgissent…

Un bruit sourd retentit soudain à la verticale. Hippolyte coule un regard oblique sur le plafond tout en étreignant son volant. Le toit s’est déformé sous le choc.

Le coup de frein est magistral. Une chose poilue roule sur le pare-brise, s’écrase sur le capot puis sur le bitume où elle finit par s’immobiliser. Pétrifié, Hippolyte n’ose ni sortir ni se remettre en route. Il contemple l’animal, cherchant fébrilement à quelle espèce il peut bien appartenir.

Il vient de se résoudre à passer la marche arrière quand la créature redresse sa carcasse de cauchemar. Les poils lui recouvrant le torse sont brun fauve, tandis que son crâne étiré vers l’arrière, parcouru de replis et tubulures s’avère entièrement dégarni. Ses yeux sont d’onyx.

Clic !

La portière passager s’est ouverte. Hippolyte voit au ralenti une main griffue se poser sur le plancher – à l’instar des singes, il semble bien que ces créatures soient quadrumanes – et le second intrus planter sur le siège à son côté un unique croc noir et suppurant d’un liquide verdâtre, relié à un organe préhensile.

Une fraction de seconde seulement s’est écoulée. Les doigts d’Hippolyte se posent de leur propre initiative sur la poignée de sa portière et il se détend en arrière au moment où son regard est sur le point de s’abîmer dans le puits sans fond des yeux inhumains. Il s’appuie de la main sur le bitume, pivote. Ses pieds trouvent des appuis et il s’élance, il court droit devant, vers la forêt. Ses jambes puissantes ont tôt fait de le propulser sous le couvert des arbres. Dans l’obscurité totale, il se heurte à une première branche.

Une masse s’abat sur lui. Hippolyte perçoit confusément l’odeur animale des poils juste avant qu’une terrible douleur ne lui laboure le dos. La créature vient de le sabrer à l’aide de son croc de boucher.

L’habitude éprouvée des duels visant à conquérir le ballon de la tête en s’aidant des avant-bras sauve peut-être Hippolyte, car c’est d’un violent coup de coude qu’il écarte l’agresseur. La douleur irradie alentour tandis qu’il se dégage comme un forcené des branchages. Se mordant la lèvre inférieure il se remet à courir, plus vite que jamais. Comment fait-il pour éviter les obstacles malgré l’obscurité ? Il l’ignore. Peut-être ses sens, tout à coup plus aiguisés, l’en préservent-ils. À mesure qu’il s’enfonce dans la forêt, la décharge d’adrénaline se dissipe peu à peu. Une sensation plus qu’inquiétante se superpose à la douleur lancinante dans son dos.

Ses membres ont tendance à se raidir. Hippolyte comprend que le poison diffusé par le croc est en train d’agir, que la paralysie le gagne. Il sait qu’il devrait rester en mouvement, mais il doit reprendre haleine. Il s’appuie sur une souche, son souffle rauque s’échappant de sa poitrine. Ses ennemis sont en nombre, il les entend au loin battre les fourrés. Aucun ne semble s’approcher, ce qui est déjà une bonne chose.

Waaaaaah ! Waaaah !

Le sang d’Hippolyte se fige dans ses veines. Les braillements – ceux d’un nouveau-né à l’évidence – sont tout proches. Ils ne peuvent manquer d’attirer sur lui les quadrumanes.

Dans son crâne, les pensées se bousculent. Et si c’était là son salut ? Il lui suffit de déguerpir au plus vite, les monstres vont s’occuper du petit brailleur et il pourra les contourner. Faire le détour pour rejoindre sa caisse. Le merdeux n’avait rien à foutre là de toute façon.

Sauf que… Pourra-t-il jamais regarder en face Ibrahim après ça ? Ibrahim, son fils de cinq ans qui avec ses grands yeux noirs emplis d’innocence, prend son père pour un héros…

« Et merde… » Hippolyte a de la peine à remuer les membres. Le fourré d’où émanent les cris n’est pas bien loin. Le brailleur a les joues potelées et la peau très douce. Il le prend sous les aisselles et s’emploie à faire fonctionner ses jambes. À coup sûr, il vient de signer leur arrêt de mort à tous deux – c’était plus fort que lui.

Blotti contre sa poitrine, le bébé cesse enfin ses cris. De toutes parts, les craquements se sont rapprochés. Hippolyte n’a d’autre choix que de s’enfoncer plus avant dans les bois. Plus d’une fois, il va donner de l’épaule contre une branche ou un tronc, il lui arrive aussi de buter sur un caillou ou une racine, mais il continue. Complètement perdu, il ne se guide qu’en fonction du son de ceux qui le poursuivent.

Ils gagnent sur lui. Des ronces lui lacèrent les mollets sans presque réveiller ses jambes engourdies. Là-bas, il y a une lueur. Il va s’en approcher le plus possible, le plus possible avant de cesser tout mouvement. Encore quelques pas… Le halètement des créatures se rapproche. Aiguillonné par la terreur, Hippolyte se découvre des ressources inconnues. Il accélère. Du moins dans l’obscurité ne pourra-t-il voir leurs cruels yeux d’onyx lorsqu’ils le déchiquetteront. L’air vibre de chuintements et frottements tandis qu’éclairées par la lueur soudain plus vive, branches, lianes et plantes se resserrent autour d’Hippolyte. Quelques pas plus loin il s’écroule sur les genoux et regarde en arrière, incrédule. Emprisonnés dans le fouillis végétal qui tout à coup a pris vie, ses poursuivants se débattent frénétiquement. La lueur orangée grandit encore, illuminant leur physique répugnant et projetant des ombres alentour.

« Merci d’avoir sauvé ma fille. »

L’homme qui a parlé ainsi lui enlève le nourrisson d’un geste vif. La lueur provient de l’extrémité d’un bâton qu’il tient dans la main droite. Hippolyte peut à présent distinguer les boucles rousses du bébé. Il voudrait se relever, mais c’est impossible. Le poison a fait son œuvre. C’est la fin de la route.

Le type le dévisage en fronçant les sourcils. C’est un homme de plus petite taille que lui mais bien bâti, au nez rectiligne. Il passe derrière lui sans un mot, puis réapparaît. « Les crocs des slugaths » constate-t-il. Derrière lui Hippolyte perçoit le gémissement du bois qui peine à retenir les monstres.

L’inconnu dépose le nourrisson sur l’herbe et sort un flacon d’une poche de sa tunique sans se préoccuper de sa nouvelle crise de larmes – ni de quoi que ce soit d’autre.

« Buvez cet élixir. »

Hippolyte aimerait lui dire que de toute façon il n’a pas le choix, mais réussit à peine à entrouvrir la bouche. Le liquide aromatique s’écoule dans son palais, puis vers son estomac. À son contact, son corps semble se réveiller.

L’homme murmure une formule en pointant son bâton sur le dos meurtri. Une douce chaleur se répand, fait refluer la douleur, l’accule dans ses dernières extrémités. Abasourdi, Hippolyte s’aperçoit qu’il reprend peu à peu le contrôle sur son corps. Il se lève.

« Fuyons, dit l’homme en reprenant son enfant qui se calme aussitôt. Le sortilège d’Entrave ne les retiendra plus longtemps. »

La lueur qui émane du bâton est rassurante. Sur le passage de son possesseur, la végétation s’écarte, de sorte que les fourrés les plus inextricables cessent d’être un obstacle. Branches et feuillages se referment derrière eux. Hippolyte se laisse guider jusqu’à se sentir plus en sécurité. Ses forces lui sont revenues comme par miracle.

« Il faut que je retourne à ma bagnole » dit-il en tirant l’homme par la manche.

Ce dernier le fixe sans comprendre.

« La route ! Il faut aller vers la route ! 

– Nous risquons de croiser d’autres slugath.

– Sans moi tu pouvais dire adieu à ta fille, rétorque Hippolyte. Tu me dois bien ça.

– Inutile de le rappeler. »

Son guide oblique alors. Hippolyte l’examine en marchant à ses côtés. L’homme se déplace avec majesté, sans paraître se soucier du poids de sa fille qu’il tient d’une main contre son épaule.

« Qu’est-ce qu’elle faisait en plein milieu de la forêt ? s’enquiert Hippolyte en la désignant.

– Le Grand Esprit Abashan m’a commandé de la déposer à l’endroit où vous l’avez trouvée.

– Et t’as obéi ? T’es complètement chtarbé !

– Abashan savait que vous passeriez et sauveriez Olana. Je dois au Grand Esprit tous mes pouvoirs.

– C’est bien ce que j’disais. Complètement chtarbé. »

L’homme le regarde d’un air irrité et Hippolyte hausse les épaules. Il se conforme toutefois sans discuter aux injonctions de son guide, s’immobilisant ou se plaquant contre les arbres qu’il lui indique. Par deux fois, ce dernier pointe son bâton vers l’une des créatures qu’il nomme slugath. Enserrés par la végétation qui prend vie autour d’eux, les monstres sont réduits à l’impuissance.

Hippolyte se sent submergé de soulagement lorsqu’enfin apparaît le bon vieux bitume, si familier et si normal. La Porsche est là-bas, au loin sur la droite. Dans quel état ? Difficile à dire, bien que le brouillard se soit en partie levé. Hippolyte se tourne vers son sauveur, qui lui fait signe que la voie est libre. Les phares se sont affaiblis, il se presse. Pas question de rester coincé ici.

C’est à peine s’il prête attention aux sièges, lacérés mais non éventrés. Ses mains sont moites tandis qu’il remet le contact.

Le son du moteur est un véritable hymne à la joie. Pour la première fois depuis le début de sa mésaventure, Hippolyte est capable de penser à autre chose qu’à sa survie immédiate. Sous le regard de l’homme demeuré avec sa fille sur le bord de la route, il échafaude l’histoire qu’il va servir à l’assurance. Un puma ? Oui, mais y en a-t-il en France ? Un touriste pourrait l’avoir apporté.

Non, trop tiré par les cheveux. Un lynx, peut-être. Échappé d’un zoo...

Ses yeux tombent alors sur le GPS. Maintenant qu’il y repense, Hippolyte est certain de ne pas avoir longé d’arbres se penchant de la sorte à l’aller. Le Grand Pouvoir est sûrement déréglé.

Son guide est toujours là, attendant visiblement son départ. Hippolyte laisse le moteur tourner et ressort.

« On est où ici ? interroge-t-il.

– Dans la Forêt Oubliée.

– Connaît pas. Tu sais lire ? »

L’homme acquiesce, et Hippolyte désigne l’intérieur de la voiture. « Je voudrais te faire voir quelque chose. Allons, viens par ici. Pose tes fesses là. Là ! »

Non sans réticence, l’intéressé s’installe sur le siège passager.

« Je cherche à rentrer chez moi, dit Hippolyte. J’habite dans la banlieue proche de Paris.

– Paris ?

– Tu connais pas ? Me dis pas que tu connais pas ? »

L’homme hoche la tête négativement.

« Attends, c’est quoi, ça ? On est vraiment dans le trou du c… » Hippolyte retient de justesse les mots qui lui viennent. Ce n’est pas en insultant l’inconnu qu’il obtiendra des résultats. Ses narines se dilatent comme il gonfle d’air ses poumons.

« Voyons. Tu ne sais pas si l’une de ces destinations (son doigt tapote l’écran) pourrait me rapprocher de Paris, je suppose. Non, évidemment. Bon, est-ce que l’un des noms te dit au moins quelque chose ? »

L’homme se penche sur l’écran. À l’aide de la molette, Hippolyte fait défiler lentement la liste. Après la trentième ville, il commence à se demander si son guide ne s’est pas laissé hypnotiser par l’écran quand ce dernier arrête sa main.

« Là, dit-il. Juste avant N’garoth.

– Megelith ?

Oui, Megelith. Je ne connais pas tous les noms. Certains sont des lieux quasi désertiques, d’autres trop dangereux pour un mortel. Megelith est une ville splendide. Vous y serez bien.

– Le truc, tu vois, c’est que j’veux pas prendre du bon temps. Comme je t’ai dit, je cherche à rentrer chez moi. Tu sais, retrouver ma famille, tout ça…

– J’ignore si c’est le bon chemin. Vous y serez plus en sécurité qu’ici de toute manière. » Le regard qu’il coule vers les profondeurs de la forêt parle de lui-même. « Là-bas, vous aurez au moins le temps de vous retourner. Peut-être retrouverez-vous votre voie. »

L’homme salue et sans attendre de réponse sort de la voiture. Hippolyte soupire, puis ferme la portière derrière lui. Megelith est toujours surligné sur l’écran du GPS. Son index résigné presse la touche “entrée”.

« Il n’y a pas la distance, dit-il en se penchant par la fenêtre. C’est loin d’ici ?

– Par-delà la forêt, vous trouverez Megelith.

– Eh bien avec ça, je suis renseigné. Le bonjour chez vous. »

Hippolyte embraye en écrasant l’accélérateur. Le moteur rugit, les pneus crissent et l’air s’emplit de l’odeur de gomme brûlée. La Porsche bondit sur l’asphalte, en quelques secondes, elle est déjà loin.

Seul face à la route, Hippolyte renonce à chercher à comprendre la succession d’événements qui se sont abattus depuis qu’il s’est engagé dans ce satané brouillard – il tient à sa santé mentale. Ses yeux explorent les bas-côtés et il lui semble entrevoir de rapides silhouettes. Il frissonne.

De ses doigts, il effleure les boutons de son volant. Aucun des appels qu’il tente de passer n’aboutit. Conduisant d’une main en habitué de la chose, il empoigne alors un premier puis un deuxième cellulaire. À chaque fois, le même silence de mort.

« Là, je suis mal » lâche-t-il d’une voix blanche.

Unique point positif, la jauge d’essence indique un réservoir aux trois quarts plein.

La voix du GPS s’élève de nouveau dans l’habitacle. « Dans un kilomètre, prenez à droite. »

Hippolyte a l’impulsion de l’ignorer. Il lui faut pourtant se tirer au plus vite de cette putain de forêt, et le cul-terreux lui a dit que Megelith était en dehors. Si le gadget n’est pas complètement détraqué, ce sera toujours ça de gagné. Il prend donc à droite, comme la voix vient de le lui répéter.

Les lignes droites sans fin se succèdent. Dans un sursaut, Hippolyte se rend compte qu’il s’est mis à dodeliner de la tête. Il est épuisé – le contrecoup des émotions, sans doute. Le ciel s’est éclairci. La voiture se met à vibrer de toutes parts tandis que les pneus tressautent. Hippolyte s’aperçoit que la route s’est muée en voie dallée.

« Mais qu’est-ce que c’est qu’ce bordel, encore… »

Du moins a-t-il franchi l’orée du bois. La campagne alentour est verdoyante, les collines moutonnent gentiment. À présent raffermie, la lumière s’avère irréelle, si douce et… exotique qu’on jurerait qu’elle ne provient pas du soleil.

Un point devant lui grandit – beaucoup trop vite. Hippolyte braque. Dans une violente embardée, son bolide évite l’attelage lancé à fond de train, tiré par quatre chevaux blancs.

« Bordel de bordel » gémit Hippolyte.

Il ralentit encore au moment de dépasser des personnages circulant entre des palmiers – des palmiers ! – sur le bord de la route, accoutrés de toges, tuniques chamarrées ou au contraire austères soutanes. Ils paraissent au moins aussi effarés que lui. Certains s’arrêtent pour se prosterner sur son passage.

« Une fête médiévale. C’est ça, ça doit être une de ces saloperies de fête médiévale ! Ils s’y croient vraiment, ici. » La démarche de ceux des passants dont la capuche recouvre le visage a quelque chose de tellement insolite qu’Hippolyte doit se forcer pour l’attribuer à des êtres humains.

La ville est à présent en vue. Minarets aux murs lisses et dorés, tours ciselées d’abondants encorbellements, ziggourats au faîte desquels figurent des jardins suspendus y côtoient des palais de marbre bleu dont les dômes réfléchissent l’étrange lueur tombée du ciel. La Porsche franchit un pont de pierre enjambant un fleuve miroitant. Parmi les habitations, nombreuses sont les plantations où prospèrent des arbres fruitiers chargés d’insolites trésors. Aux coins des rues se dressent des statues de jaspe tour à tour hideuses ou envoûtantes, révoltantes ou admirables. La foule étant conséquente, Hippolyte roule au pas.

Ceux qui se prosternent deviennent de plus en plus nombreux. D’autres courent au loin, comme pris de panique. Hippolyte tambourine sur son volant, résolu à accélérer s’il le faut.

« Vous êtes arrivé » déclare le GPS.

Un groupe s’est formé à l’extrémité de la grande avenue sur laquelle il vient de s’engager. À sa tête, un homme vêtu d’une toge noire et d’un turban blanc, arborant une barbe grise bien fournie. Le rassemblement grossit à mesure qu’il avance dans sa direction. Hippolyte serre la mâchoire.

L’homme s’arrête à quelques pas, contraignant Hippolyte à immobiliser son véhicule. Le meneur se tourne vers la foule en levant les bras. Puis il les abaisse, et la foule se baisse avec eux.

Bouche bée, Hippolyte contemple la multitude de dos arrondis, de turbans touchant le sol. L’homme en noir s’agenouille à son tour et courbe l’échine jusqu’à disparaître sous le capot. Rien ne bouge. La ville suspend son souffle.

N’y tenant plus, Hippolyte ouvre sa portière et sort.

Aucune réaction de la foule. Chacun se tient toujours front contre terre.

« Hé toi ! dit Hippolyte, brisant le silence. Toi, l’enturbanné ! »

L’individu lève les yeux. Il semble à peine oser respirer.

« Que signifie tout ceci ? interroge Hippolyte. Allons, relève-toi ! »

L’homme jette un regard derrière lui avant d’obéir. Ses épaules et sa nuque demeurent courbées dans une attitude d’humilité.

« Bienvenue à toi, murmure-t-il, ô puissant envoyé de Tar Al’shran. »

Hippolyte le considère avec perplexité. Le simple d’esprit le prend apparemment pour quelqu’un tenu en haute estime dans la ville. Il ignore la cause de sa méprise, mais à n’en pas douter, il y a là une opportunité à saisir. Il s’éclaircit la gorge.

« Toi et les tiens ne vous attendiez pas à ma venue » risque-t-il.

La réaction de l’enturbanné lui prouve qu’il a vu juste. « Ne vous inquiétez pas, seigneur, répond-il, vos appartements au temple sont toujours prêts à vous accueillir. Les mets les plus délicats vous y seront servis, accompagnés de nectars revigorants, comme il se doit.

– Voilà qui est bien. Mais au fait, pourrais-tu m’indiquer l’office de tourisme ? »

Une lueur de terreur s’allume au fond des yeux de l’homme. Il baisse la tête. « Est-ce là une énigme que vous me soumettez, seigneur ? Vous me mettez à l’épreuve ? »

Hippolyte renifle bruyamment. « Laisse béton, lâche-t-il au bout d’un moment. Je veux dire, on n’en parle plus. Tu avais parlé d’appartements ?

– Je vais vous y conduire.

– D’accord. Mais attention (Hippolyte élève la voix), que personne ne touche à cette tire ! »

Dans un bruissement de murmures, la foule alentour se recule.

Déconcerté, Hippolyte précise : « La voiture reste où elle est. Personne n’y touche, compris ? 

– Il en ira selon votre volonté » articule son interlocuteur d’une voix étranglée.

Hippolyte lui fait signe de le conduire, satisfait de la tournure des événements. La foule s’écarte à distance respectueuse sur leur passage. Le guide mène Hippolyte devant un imposant temple de marbre blanc. Arrivée sur le parvis, la foule cesse de les suivre. À l’intérieur de l’édifice, trône en surplomb d’un autel orné de sinueux bas-reliefs, la statue d’un œil unique exorbité au centre d’un crâne écailleux, sur lequel ont élu domicile de véritables serpents.

Hippolyte pâlit. Il continue néanmoins de suivre son guide, espérant ne rien laisser transparaître de son trouble. Après avoir gravi les degrés d’un escalier recouvert d’un luxueux tapis grenat et traversé un corridor, ils pénètrent dans une pièce dont les dimensions s’apparentent à celles d’une salle du trône. Son guide abandonne Hippolyte devant une table de marbre démesurée, lui assurant qu’il va donner des ordres pour qu’il soit servi au plus vite.

Machinalement, Hippolyte fait le tour et examine les motifs baroques des vitraux, puis s’assoit et attend. Les plats tardent à arriver et il se remet à somnoler. Leurs odeurs parfumées le tirent de son engourdissement. Les serviteurs avancent tête baissée, n’osant le dévisager. Ils lui découpent les meilleurs morceaux de chair avec recueillement.

Hippolyte mange tout d’abord du bout des lèvres. Surpris par la finesse et la richesse des saveurs, il se met à engloutir. Il fait signe à un serviteur de petite taille, presque efféminé.

« Dis-moi, tu saurais où je peux trouver… une bibliothèque ? »

L’homme recule, effrayé. « Je… je vais faire venir le Grand Prêtre. Il saura. »

Quelques instants plus tard, en effet, un haut dignitaire vêtu d’une toge émeraude et arborant un saphir sur son turban apparaît. Il s’incline bien bas, sans toutefois se prosterner.

« Bienvenue à toi, ô prophète. » 

Hippolyte se redresse sur son siège et lève le menton. « Je cherche une bibliothèque, si vous avez ça ici. »

La question semble plonger l’individu dans la confusion. « Pardonnez mon audace, élu de notre dieu, mais n’avez-vous pas souvenance des lieux de la cité ?

– Eh bien… c’est une épreuve que m’a imposée notre dieu, improvise Hippolyte. J’ai perdu certains souvenirs.

– Oh… Tar Al’shran donne et Tar Al’shran reprend, bien sûr… je vais vous conduire en personne, maître.

– Dès que j’aurai fini ces excellents fruits. Tu en veux ?

– Je… je ne suis pas digne d’un tel honneur » répond le dignitaire en pâlissant.

Hippolyte se détourne et croque dans la membrane mauve gorgée de pulpe. Il prend son temps pour achever son repas, puis se laisse de nouveau guider au travers des méandres de la ville. Les gens ne cessent de s’attrouper ou de se prosterner sur son passage, ce qui a le don de l’agacer. Il ne sait dans quelle dimension il a échoué depuis que son GPS lui a annoncé Veglith pour seul satellite visible. Il sait en revanche qu’il doit se fixer des objectifs et s’y tenir. Ils parviennent devant un bâtiment de granit sur la terrasse duquel on aperçoit des palmiers. « Attends-moi ici » intime Hippolyte. Le Grand Prêtre de Tar Al’shran nourrit peut-être déjà des doutes sur sa véritable identité et Hippolyte sait que sa propre ignorance risque de lui faire commettre des impairs. Inutile de livrer davantage d’indices.

Les couloirs qu’il traverse sont faiblement éclairés par des lampes à huile. Parchemins et grimoires s’entassent dans des coffres entrouverts. Une femme à la figure sillonnée de rides est plongée dans l’étude d’un ouvrage posé sur une table de pierre. Hippolyte l’interroge, et après avoir reformulé deux fois sa question, finit par obtenir qu’elle le conduise devant un coffre qu’elle ouvre à l’aide d’une des clés accrochées à sa ceinture.

Hippolyte ne trouve pas comme il l’espérait des cartes de la région, juste des récits de voyageurs. Il n’aime pas lire, cependant il ne voit aucun autre moyen de retrouver son chemin. Ses recherches n’aboutissent pas cet après-midi là mais la vieille femme, la maîtresse des lieux, s’habitue à le voir revenir pour compulser de nombreux manuscrits. Étrangement, elle ne lui témoigne pas de la même vénération que ses concitoyens. Sur l’une des pages jaunies, il tombe un jour sur une représentation du prophète de Tar Al’shran précédée d’une description. « Plus grand que les plus grands, sa peau est d’ébène et les serpents sur son crâne aspirent l’âme des élus de Tar Al’shran », dit le texte.

Les doigts d’Hippolyte palpent ses dreadlocks. Sa coiffure ne l’aura jamais si bien servi.

Dans les jours qui suivent, Hippolyte découvre les mille canaux de la cité, les charmants jardins intérieurs et l’architecture insolite des bâtiments. Conscient de son autorité sur ses concitoyens, il prend plus de libertés. Des danseuses aux seins d’albâtre viennent égayer ses repas, accompagnées de joueurs de luth, de cistre et de tambour.

L’idée du départ lui vient plus d’une fois mais il la repousse, prolongeant ce qu’il appelle ses vacances. Les créatures qui se dissimulent sous des capuches, qu’ici l’on nomme Naylith sont les seules à l’inquiéter un tant soit peu – Hippolyte évite tout contact avec elles. On dit que la cité de Megelith leur appartenait jadis. À présent, elles se contentent de pratiquer le commerce avec les humains.

Avec le temps, les souvenirs de sa femme Mélanie et de son fils Ibrahim lui viennent moins souvent. Parfois, Hippolyte est même pris du désir d’entreprendre l’une des servantes quand ce n’est pas l’une des danseuses – ce serait tellement facile. Il réfrène pourtant cet appétit. Les habitants le considèrent déjà avec étonnement quand il bat le pavé, il ne sait ce qui adviendra de lui s’il témoigne trop ostensiblement de son humanité.

À l’occasion de l’une de ses visites à la bibliothèque, Hippolyte surprend la maîtresse des lieux à hocher la tête et sourire vers lui. Il se dirige droit sur elle.

« Tout le monde me craint ici sauf toi, la vieille. J’attends tes explications.

– Tu n’en as pas besoin. Tu sais que je sais. »

Ses yeux sont vifs malgré son âge, ils le transpercent tandis qu’Hippolyte demeure bouche bée. Il s’humecte les lèvres.

« Tu oses me tutoyer ? Que sais-tu ?

– Les astrologues ont prévu le retour du réel prophète de Tar Al’shran pour dans deux jours. À ton arrivée, ils ont cru que leur prédiction était légèrement trop tardive. Bien sûr, il n’en est rien.

– Tu veux dire… que ce soi-disant prophète va se pointer dans deux jours ?

– Il ne sera pas ravi qu’un autre occupe ses appartements. Selon les chroniques d’Abd Almeneisch, le seul contact de l’un des serpents sur son crâne suffit à rendre fou les esprits les plus solides. Ses tortures ne doivent pas manquer de raffinement. Peut-être ira-t-il jusqu’à te conduire à son maître, s’il te juge digne de Lui. »

Hippolyte étudie son interlocutrice. Rien n’indique qu’elle ment et il ne voit pas quel intérêt elle aurait à le faire – à part peut-être faire en sorte qu’il ne vienne plus la déranger.

De retour au temple, allongé dans son lit au milieu des coussins de soie, Hippolyte réfléchit à la situation. La vie ici est douce. L’idée de repartir se révèle désagréable, mais plus désagréable encore est la perspective de se voir déchu de son statut de prophète, soumis à la vindicte de son rival et peut-être du peuple qu’il a dupé.

Il lui faut obtenir une confirmation des propos de la vieille femme, mais comment interroger l’un des astrologues sans se dévoiler ? Hippolyte met longtemps à s’endormir, cette nuit-là. Au matin, il se réveille sans avoir trouvé de solution. Après s’être restauré, il descend les escaliers, jette un regard évasif sur l’effigie de Tar Al’shran, puis sur un serviteur qui, l’air troublé, contemple lui aussi la statue du dieu. Intrigué, Hippolyte examine l’œil grotesque.

Une lueur jaune diffuse est apparue dans le cristallin.

Hippolyte frissonne en se souvenant que selon les dires de la bibliothécaire, le véritable prophète doit se présenter dès le lendemain. La coïncidence a de quoi laisser songeur. Indécis, il joue quelques instants avec ses tresses. Enfin, il s’avance vers le serviteur.

« Convoque le Grand Prêtre. Immédiatement. »

L’homme s’empresse de lui obéir. Hippolyte s’éloigne de la statue, mettant une colonne entre eux. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait fait enlever l’abomination depuis belle lurette. Il se met à faire les cent pas.

À l’arrivée du Grand Prêtre, il se contraint à l’immobilité. « Tar Al’shran m’a envoyé un signe, annonce-t-il en faisant de son mieux pour adopter un ton dénué de toute émotion. Il me faut de l’or. »

Le prêtre hausse les sourcils, pour s’incliner aussitôt après. « Les signes de Tar Al’shran ont valeur de commandement, dit-il.

– Tout juste. Rassemble l’or que tu pourras trouver et fais-le amener devant ma voiture. »

Un peu plus tard, Hippolyte ouvre lui-même son coffre aux serviteurs du temple, qui l’emplissent de joaillerie et autres statuettes en or massif. L’arrière de la Porsche s’abaisse à vue d’œil. Le coffre rempli, Hippolyte fait un signe pour écarter les serviteurs. Le déclic de fermeture remue un je-ne-sais-quoi en lui, comme toutes ces choses familières que l’on croit perdues dans les méandres de la mémoire et qui ressurgissent à l’improviste.

La voiture a pris la poussière depuis le temps. Jusque-là, Hippolyte a évité de l’utiliser de peur d’engendrer de trop vives réactions. Il se racle la gorge en contemplant la foule qui se rassemble. Sans tarder, il fait un pas vers la portière du conducteur, l’ouvre et non sans un froncement de sourcil en direction des sièges lacérés, s’installe. Il met le contact.

La Porsche crachote sans démarrer.

À la deuxième tentative, le démarreur paraît s’éveiller d’outre-tombe et les passants s’écartent, effrayés. Le levier de vitesse au point mort, le moteur se stabilise et se met à ronronner.

Le Grand Pouvoir Séculaire a conservé sa teinte verdâtre. Hippolyte lâche un soupir. Un moment s’écoule avant qu’il ne se décide à consulter le répertoire. Il n’a pas à tourner bien longtemps la mollette pour que l’un des noms lui remette en mémoire une phrase d’un des manuscrits de la bibliothèque :

« En Anatilia, les cristallines aux courbes suaves parcourent les plaines sous un ciel azuréen. »

Ici en Megelith, le ciel revêt une teinte indéfinissable, proche du doré. Il n’est jamais bleu. Cet autre endroit, Anatilia, le rapprochera peut-être du monde qu’il a connu et dont le souvenir s’est déjà tant éloigné.

Hippolyte appuie sur le bouton “entrée” du GPS puis passe la première. Un bref coup de klaxon pour disperser les curieux – ceux-là ne lui manqueront pas – et il accélère.

Il a pris en risque en se faisant livrer tout cet or. Craignant à chaque instant d’être arrêté et lynché sur place ou bien traîné jusqu’au temple de Tar Al’shran pour y rendre des comptes, il franchit le dédale des rues.

« Ma petite indemnité de transfert, murmure-t-il. J’y ai droit. »

Au bout d’un interminable laps de temps, il franchit un pont, plus large que celui traversé à l’aller. Il s’engage dans les faubourgs puis s’éloigne dans la campagne. Le GPS le guide toujours de la voix, mais le plan verdâtre a été remplacé – à quel moment, difficile à dire – par une boussole. Plus de « prenez la première à droite » mais plutôt des « passez entre les deux collines au nord » ou bien « longez le ruisseau sur votre gauche ». La voie pavée s’est muée en chemin à peine distinct s’étirant au sein de vastes étendues herbeuses. Des créatures à triple corne, pourvues d’un pelage tacheté de brun et s’apparentant à des chèvres paissent ici et là. Le ciel est bleu.

Les lèvres d’Hippolyte se déploient en un large sourire quand il aperçoit l’une des cristallines. La robe turquoise miroitante qui lui vaut son nom flotte au-dessus du sol – aucun pied n’est visible. La géante doit dépasser les quatre mètres de haut. Son visage au teint de nacre est d’une régularité, d’une douceur angélique, ses yeux opales reflètent la sagesse d’ères depuis longtemps oubliées. Hippolyte en est convaincu, elle saura lui indiquer quels lieux choisir pour rentrer chez lui.

La cristalline se penche sur l’un des quadrupèdes pour le caresser ou peut-être qui sait, lui extraire le lait que doivent contenir ses pis gonflés.

Hippolyte hoquète de stupeur. À l’instant où la cristalline a touché l’animal, le corps et le visage de l’entité sont devenus transparents, révélant un squelette longiligne surmonté d’un crâne édenté. Le poil de la sorte de chèvre a blanchi. Les côtes soudain saillantes, elle s’est laissée glisser au sol pour ne plus se relever.

La cristalline a aperçu la Porsche et, ayant recouvré sa physionomie séduisante, s’approche désormais à vive allure. Hippolyte écrase l’accélérateur.

De nouvelles entités apparaissent de derrière les collines, toujours plus nombreuses.

En désespoir de cause, Hippolyte tapote les boutons de son ordinateur de bord, bouge la molette, choisit une destination au hasard et valide. La Porsche alourdie zigzague follement sous les coups de volant désespérés de son conducteur.

« Derrière le bosquet, tournez à droite, puis engagez-vous dans le tunnel. »

Hippolyte ne sait comment, mais il semble avoir réussi à briser l’encerclement des cristallines. Le groupe d’arbres n’est pas bien loin, il y dirige sa voiture, essuyant d’un revers de manche la sueur sur son front. Quelques instants et un virage à droite plus tard, il débouche devant le tunnel. S’y engouffre. Il y fait tellement noir qu’il doit mettre les phares. Combien de temps demeure-t-il dans les interminables galeries, le regard rivé sur la boussole de son GPS ? Impossible à dire. À un certain moment, des grognements se répercutent dans le souterrain, et bientôt, des yeux incandescents surgissent dans le rétroviseur. Ils deviennent plus distincts comme ils le rattrapent. Ce ne sont plus des cristallines, mais autre chose.

Non sans pousser un gémissement accablé, Hippolyte fait de nouveau défiler la liste des noms. Il n’en reconnaît aucun et doit une fois de plus laisser le hasard décider pour lui.

***

Dans la pièce aux murs stériles, seul le bip bip du moniteur cardiaque retentit. Ibrahim se tient aux côtés de sa mère et du chirurgien en blouse blanche qui, non loin de la vitre le séparant du lit où est allongé le corps émacié d’Hippolyte, se passe la langue sur les lèvres. Cinq ans se sont écoulés depuis qu’est survenu l’Accident. Cinq ans d’attente larvée, cinq ans où Ibrahim, à son corps défendant, est devenu familier du jargon des médecins, de termes tels “lésion cérébrale”, “compression thoracique” ou “respiration assistée”. Il en a maintenant dix et sait que le moment est important.

« La technique est encore à l’état, disons, de prototype » déclare le chirurgien de sa voix grave. « Nous allons introduire à l’aide d’une sonde microscopique un gène dans la région du thalamus. Je vous épargne les détails, mais en gros, sur son passage ce gène va aider à reconstituer les synapses en raccordant les connexions internes.

– Ce qui veut dire ? demande la mère d’Ibrahim.

– Disons pour faire simple que nous espérons que ce gène va indiquer au cerveau de votre mari comment retrouver le chemin de la conscience. Un peu comme, si vous voulez, un GPS. »

Ibrahim écarquille les yeux en direction du corps de son père. A-t-il rêvé ou celui-ci vient-il d’être pris d’un frémissement ?


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