

Bref : un problème à rencontrer en voulant parler dans le large d'A Naked Singularity est qu'avancer à travers son, disons, cadre narratif peut directement aplatir une portion de la chose (ce qui revient à nuire en partie au plaisir du lecteur curieux et casser son expérience en autres morceaux, en plus d'être contraire (pourquoi pas) aux intentions de l'auteur) ; le problème n'est même pas ça, au fond. C'est plutôt de vouloir signaler l'importance pas si imposante de cette trame tout en passant sous silence non seulement ses détails mais aussi ses largesses, tout en de plus signalant que si elle ne saurait être réduite à l'anecdote, elle n'est non plus l'intérêt unique, voire principal vraiment, d'ANS. Il y a par exemple assez peu de, eh bien, une analogie penaude à la libido qui se nourrirait uniquement de sucs narratifs, dans la première partie, qui pointe autour des 300 pages, et une fois dans les deux- et troisième parties tout compte plus par réverbérations sur Casi que par révélations et tournicotis. Qu'il suffise donc de dire, pour un peu de contexte du texte, qu'une fois entamé et bien paysagé le roman propose à Casi, son personnage central, et à la version de lui qui narre (un mec plutôt concret et malin, 24 ans, origines colombiennes, New York, avocat (public defender, ce qui doit correspondre françaisement à commis d'office), confiant en la loi et (dans l'ensemble) de ceux qui l'appliquent (ou plutôt : du fait que même si certains se chient le système est assez résistant pour tenir), vainqueur de toutes les quelques unes de ses affaires qui ont débouché sur un procès, sauf, évidemment, celle qui arrive et délite son monde) deux actions. Une fois compactées en petits démons sur les épaules : l'une bonne, aussi inconditionnelle que l'idée existe, l'autre mauvaise, arrivant derrière déjà ses débuts de rationalisation, deux actions qui surtout ne s'excluent pas (malgré un cadre moral et éthique établi et relativement solide), ni se s'invalideraient l'une l'autre.
Peuvent donc cohabiter, et pire sont à leurs façons capables de faire miroiter quelque résultat concret aux ambitions de Casi, une ambition calme d'ailleurs, non fière. On ferait mieux de passer par autre part, trancher dans l'énergie souvent de la prose, sa parfois inélégance choisie et ses roulades et tortillons stimulants ; son humour, ou, parce qu'après tout ANS bouillonne de choses, proposer, presque fumistement lister des éléments qui même si jamais ils parvenaient à se faire épuiser ne seraient qu'inférieurs au total, et qui même réduits en quelques mots n'aboliraient ni leurs effets ni leurs raisons—ici il y a beaucoup, certainement assez pour articuler un cadre au périmètre différent ; qu'on parle des choses les plus ponctuelles (une histoire abomifreuse de diarrhée après burritos ; un mec qui s'appelle Ah Chut ; le slogan « It's not tv, it's hbo » repris pour en faire un peu plus qu'une blague ; un hôtel aux bâtiments en forme de fruits ; etc.) aux cheminements plus conséquents (la couverture médiatique de l'enlèvement d'un bébé ; le froid presque solide de l'année qui se tourne ; la loi et sa langue ; l'histoire et la carrière du boxeur Wilfred Benitez que Casi lie longue et large à la sienne et le fait bifurquer autant comme présence que comme narrateur ; les incompréhensions fréquentes et vite recadrées qui font se dédoubler par instants les dialogues ; mouiller les yeux du lecteur avec des skittles ; etc.), voire des choses un peu entre ou outre les deux (une référence pas forcément occupable de la même façon que sa source à Moby Dick ; des discussions sur la perfection et autres sujets intéressants, mais principalement la perfection ; Television considéré comme un nom propre ; un personnage qui essaie de faire vivre des personnages de The Honeymooners à partir d'une boucle sans fin de rediffusions ; la diffraction grandissante entre la perception de Casi et la réalité qui perce ; etc.), des choses qui font partie de la substance sans l'être, ou plutôt la recouvrir, totalement. Ce qui reste, évidemment, à voir : cette affaire de skittles, par exemple, peut aussi bien devenir ce vers quoi tend le texte entier et en reste le cœur émotif, avec ses mots maléduqués et emprisonnés qu'un standard jamais atteint finit par totalement écraser ; la loi et sa langue, aussi, dit comme ça, avec son accrétion de précédents et de crétineries et d'essais d'affinages vers une moralité définie et logique et valable sinon parfaite ou aboutie ou appliquée, les différences entre son principe et son application, la frustration qui peut en sortir, qui en sort forcément, ça semble une bonne portion : la cristallisation la plus flagrante concerne une longue argutie sur la position spatiale et, suivant, légale, la définition si possible imperméable que prendra un van, haut lieu ! d'une affaire qui n'est vite plus une sorte de mesquinerie quelconque d'avocat rôdé ou cheveucoupage mais bien un cadre d'où dépend la culpabilité ou non-culpabilité (certainement pas l'innocence) de quelqu'un en plus d'une énigme philosophique trivialement insoluble.
A côté de ce genre de conception de l'espace on trouve aussi/surtout une conception du temps particulière, qui se remarque lentement, reste principalement expérientielle (i.e. dépendante du lecteur) mais se consolide ou apparait après qu'un personnage en exprime une analogue, et qui distord le pourtant totalement temporellement linéaire schéma classique crescendo point A point B avec choix d'ellipses (+ tours de force ci-et-là) en une sorte de lieu compressé où la causalité est désorganisée et beaucoup se réverbère et se déverse sur le reste de beaucoup, pas forcément très loin, soit principalement ici sur Casi, happé par un accroc humain, et en vient à faire chez lui se recouvrir la décision par l'action. Après tout il est assez clair pour le lecteur de voir où Casi va se diriger. Mais la perte de ses référents parfaits reconfigure assez son monde pour lui laisser songer que les conséquences puissent être incluses dans la réflexion : le possible devient l'envisagé. Si pris effectivement depuis l'avant, parce que soyons honnêtes il aurait grand mal à faire autrement, le choix de poursuivre zéro, une ou deux des deux actions existe autant avant qu'après, voire que pendant. Si la causalité est mise en question les dilemmes prennent des dimensions différentes. Contourner ce cadre narratif (qui fera office pour des raisons d'économie des analogies de singularité, encore bien sapée de son horizon elle) limite aussi tout discussion précise ou fait au mieux aborder de biais et un peu ridiculement les enjeux moraux du roman, nés de la scission entre de la Pava et son personnage autant que de celle entre son personnage et son monde, les répercussions et impacts bien présents de ce qui est fait, les portions de son âme et de son temps que Casi consacre à tout, pour ou contre accentuer la fêlure principale et ses rayonnements absurdes.
