Jim Jarmush, 2013 (États-Unis)
« Tout près de la vie, notre mort, l’arbre de la science, croissait ;
science du bien acheté cher par la connaissance du mal. »
J. Milton, Le paradis perdu, trad. Chateaubriand, livre IV, 1861.
Ici, les hommes ont une valeur certaine. De calice, ils ne servent que si le sang obtenu par d’autres biais vient à manquer. Et s’il faut s’abreuver d’eux, ce n’est pas de leur sang tout contre leur chair mais plutôt de leur âme et de leurs créations. Francis Ford Coppola faisait de son Dracula le réceptacle de toute la descendance du Dracula de Stocker et les arts qui l’accompagnaient (architecture, peinture, cinéma) embrassaient tout un pan culturel d’un XXe siècle défini par le seul vampire (1895-1992). Vingt ans plus tard, Jim Jarmush dote ses amants millénaires d’une passion continue et inassouvie pour d’autres arts (musique et littérature avant tout). Plus largement, il fait aussi d’eux les amoureux absolus de la connaissance.
Adam (Tom Hiddleston) est une rock-star underground et dépressive, attachée aux artistes maudits des siècles passés, quoiqu’il accorde une place privilégiée aux XVIII et XIXe siècles (qui s’en étonne ?). De façon nettement plus originale, il reconnaît aussi en Newton et Tesla, Galilée et Gibson (!) les bâtisseurs géniaux, parfois méprisés, d’une cathédrale du savoir sur laquelle il se dresse pour produire son art. Adam crée mais broie du noir. Eve (Tilda Swinton), elle, est plutôt suiveuse des Lumières, moins Vincent de Beauvais que Buffon dans son attachement à l’histoire naturelle (question d’époque), elle rejette l’obscurantisme au profit d’une nouvelle forme d’encyclopédisme. Pas de mythologie vampirique et rock n’roll donc, mais bien davantage dans leur salon d’esthètes et d’amoureux.
Le disque tourne sur la platine, les vampires lentement avec lui : dans ce mouvement une éternité est esquissée. Les intérieurs sont chauds, les tapis usés, des piles de livres au sol et des portraits aux murs. Les vampires languissent. Le verre à spiritueux qu’ils présentent à leurs lèvres n’est pas vert absinthe mais grenat. Le sang n’a pas jailli mais a été délicatement versé. Pas une goûte n’aura perlé. On a craint un instant que Jarmush n’utilise la créature et le geste comme métaphore d’une appétence maladive pour les drogues, ce qui n’aurait rien eu d’original (True blood d’Alan Ball dans les exemples les plus récents). Rien de tel. En parfaits dandys les vampires se nourrissent, même quand il s’agit de bâtonnets de glace, avec raffinement et délectation.
Certes, le sang peut être dangereux. Marlowe, l’ami du couple (John Hurt), meurt d’une contamination par le sang. Mais Adam et Eve, lunettes noires sur le nez, misanthropes et empathiques, sont à la marge du monde. Ils ne sont que simples spectateurs et en contemplent plus ou moins affectés les lentes transformations : les ruines de Motor City, les désastres de l’homme sur l’environnement… Le couple traverse le temps comme les ruelles mal famées de Tanger ou les clubs obscurs de Détroit, en ignorant ceux qui les fréquentent, sauf les artistes.
Les vampires, Adam et Eve, Einstein, Charlie Feathers et toutes les connaissances du monde : que tout cela aurait pu être indigeste. Mais Jim Jarmush évite l’emphase et brasse toutes ces références avec soin. Il en atténue même les effets grâce à une ambiance chaude malgré la nuit, une ambiance diffuse et aérienne. Grâce aussi aux acteurs d’un magnétisme fascinant (même Mia Wasikowska plus jeune et toute électrique)… Repensons à l’hypnose initiale au rythme d’un 33 tours par minute. Par dessus tout, Jarmush sourit en faisant son film : l’humour pointe dès l’énoncé du synopsis, mais également dans plusieurs scènes (Docteur… Faust ?).
Adam et Eve règnent donc sur un monde de damnés. Sur tous ces petits vampires que le XXIe siècle a engendrés en série, anecdotes pour le vulgaire bien loin de toute la sophistication déployée ici, mais aussi sur des hommes qui, peut-être pour Jarmush, n’aiment ou ne connaissent pas assez leurs arts, leur monde, leur condition…