L’avis d’Emmanuel
Ouroboros
Ô Révolutions, c’est avant tout une structure. Un cercle. Celui que forme le O du titre et tous ceux qui suivront, qui sont rehaussés à l’intérieur même des mots par un gras et une couleur. Le cercle dont chaque point du tracé a son symétrique sur son contour propre, de même que chaque mot pensé, prononcé ou vécu par Sam a son écho dans le discours intérieur ou extériorisé d’Haley. Le cercle enfin que décrivent les astres autour de leur soleil, cette révolution à laquelle vient rapidement l’envie de comparer celles des deux jeunes gens, tant leur fulgurance et leur éclat possède quelque chose de stellaire. Car Ô révolutions, c’est simplement cela. Le récit entre leurs dents et entre leurs oreilles, du bref mais éblouissant passage de Sam et Hailey, adolescents intemporels et archétypiques, humains essentiels et inconsistants sur un monde qui est à la fois le nôtre, un peu plus et un peu moins que lui. Et récit double car chaque événement vécu est raconté parallèlement (parallèlement, les deux récits sont disposés tête-bêche et supposés être lus en alternance par tranches de huit pages) par chacun des deux protagonistes selon un angle et avec un vocabulaire qui lui est propre. Difficile à imaginer ? Voici ce que cela donne en pratique :
Sam : « Une longue larme me quitte, roule loin de ma peine et sur le sentier aride cingle ma terre de vie. »Poésie 2.0
Hailey : « Une larme ronde s’en va s’arrache à ma vue et sur les chemins tendres inonde ma crasse de peine. »
Comme le laissent entrevoir les extraits ci-dessus (pris dans les premières pages du livre), si la structure est arrondie, la langue de Danielewski est acérée et remplie de cahots. Et pour tout dire, au départ, à peu près incompréhensible. Pourtant, avec un peu de persévérance (une dizaine de pages), on se laisse progressivement envahir par le verbe de chacun, pour le sentir exister. Sam, plein de références au monde animal, égocentrique, maladroit, passionné, violent. Et Hailey, non moins brutale, mais écorchée, aimante, désabusée, et épanchant sa souffrance en en appelant au règne végétal. Puis, la lecture gagnant en fluidité (double habituation, au vocabulaire / à la grammaire et aux manipulations du livre pour alterner les récits), c’est la plus grande bizarrerie de l’ouvrage, l’apparente désorganisation des fragments de texte sur la page, qui prend sens tout à coup. Car il n’est initialement pas évident de comprendre pourquoi telle proposition ou tel mot se trouve déporté lors du retour à la ligne ou pourquoi tel groupe de mot est coupé en son milieu par un retour de chariot que la mise en page n’imposait pas. Et ce n’est effectivement que quand on parvient à trouver un rythme de lecture que l’on réalise que ces coupures et décalages constituent rien moins qu’une ponctuation d’un genre nouveau. Une ponctuation qui s’impose non à notre esprit, mais à notre regard. Car vous aurez peut-être entendu dire que le principal facteur limitant notre vitesse de lecture est notre nécessité de déplacer notre regard sur la page (raison pour laquelle des dispositifs permettant de lire sans bouger les yeux, telle l'appli Spritz sont en cours de développement). Et c’est donc bien l’élan de notre lecture que brisent ces alinéas intempestifs et ces alignements inattendus.
Sam : « Mais avant que mes lèvresOh ! Révolution !
puissent – gloussements -
Froufrou des Corbeaux Crouleurs
Yeux Dorés pailletés de VertTitube sans bottes vers son
Roi. S’efface même contre moi.
Effroi & émoi.
Paralysé.Je suis après tout, la rédemption
de son soupir. »Hailey : « Mais avant que mon MortelCoup
s’abatte -
Un imbécile crapahutant
parmi les Renoncules et les IrisYeux Verts pailletés d’Ors
Piaffe devant sa
Reine, d’un os basculant.
Sur les genoux. Les coudes.
ParalyéeJe suis, après tout, la rédemption de son cri. »
Alors c’est l’éblouissement. Non pas qu’Ô Révolutions soit parfait. Il manque parfois de sens, se laissant porter par la facilité de cette néo-poésie. Et il ajoute aux artifices signifiants ci-dessus exposés quelques autres originalités qui sont soit difficiles à justifier, soit par trop simplistes pour être dignes des capacités d’inventions de l’auteur (la palme au noUS, systématiquement transcrit de cette manière). Mais il y a dans ces quelques centaines de pages un concentré de potentialités admirablement exploitées, qui donnent à la lecture, qui reste difficile, quelque chose de jouissif. Ce qui me fait penser que Danielewski, qui n’est pas avare de scènes « explicites » parvient avec ce dispositif et l’aide de son traducteur (Christophe Claro auquel j’ouvre dès aujourd’hui les portes du Hall of fame du métier), et c’est suffisamment rare pour être souligné, à leur donner une certaine vie / poésie / un certain attrait / intérêt.
Hailey : «A lire ou pas ?
Puis.Je le tressaute entier. M’encolle
à sa nudité. Peaux qui rissolent.
J’affirme mon assise et irrigue
ses cuisses de frissons.
Puis. Déjà Sorti.
Sam s’absente de moi.
dents serrées, semence volante,
et coule à mes côtés. »
Sam : «
EnfinJe tobodanse. La déshaboie.
Trempé. Râteau des angles.
sur les flancs. Secousses. Longues
offensives. Un peu trop longues.
Puis. Shlaf.
Je pars en giclées torrentielles,
et, retourné, fais la course avec
les Lemmings »
Oui. Comme on découvre la mécanique quantique, s’intéresse aux formes de vie dans les milieux hostiles ou s’initie aux rituels mystiques de tribus aborigènes lointaines. Oui, comme un comprimé de Guronsan, qui contient trente vitamines qui ne vous serviront à rien, mais qui vous mettra toutefois le feu en vous apportant celle dont vous aviez besoin, en plus d’un shoot de caféine. Oui, comme une porte ouverte sur une nouvelle manière de faire de la poésie, qui reste à parfaire mais offre de bien belles promesses.
Sam : « Je porte le sac
de tout ce qu’on a. Rien qu’un goût.
Parce que je l’Aimeet qu’il n’est jamais trop tard pour garder un Monde. »Hailey : « Je porte le sac
de mes effets. Juste un goût.
Parce que je l’Aimeet qu’il n’est jamais trop tard pour garder un Monde. »