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La religion est une réponse à l'aliénation humaine

Par Alaindependant

« Mais alors, interroge Giulia Acqua, en tant que matérialiste, comment expliquer la religion ? On ne peut pas se contenter de rejeter la religion comme une illusion. Il faut donc être en mesure d’en donner une lecture matérialiste. Si notre conscience se construit en fonction du monde, il faut donc conclure que c’est la société qui produit la religion. La religion est une réponse à l’aliénation humaine. En tant que produit du système, elle est la réponse à un besoin pour l’être humain opprimé dans un système d’en sortir partiellement. La religion naît et se développe à partir de l’oppression des hommes. Elle permet de limiter cette sensation d’oppression et les peines qui en découlent en faisant espérer une autre vie après la mort sans souffrances. La religion permet à l’être humain de croire à une autre société que celle dans laquelle il vit et elle lui donne de l’espoir dans un monde désespéré... »

Allons plus avant avec Giulia Acqua.

Michel Peyret

PS : Giulia Acqua se présente comme écrivant au nom du NPA.


Marxisme et Religion

par GIULIA ACQUA

On présente souvent les marxistes comme hostiles et intransigeants face à la religion se revendiquant de la célèbre formule de Marx : « La religion est l’opium du peuple ».

À la base : le matérialisme historique

Pour comprendre l’attitude du marxisme envers la religion, il faut d’abord nous pencher sur l’analyse matérialiste du système. L’homme se pense et pense son rapport au monde dans un système. C’est ce qu’explique Marx lorsqu’il écrit que « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » [1] Autrement dit, cette société dans laquelle nous vivons nous permet de nous penser, et nous construisons notre conception du monde à partir de celle-ci et non l’inverse. Le matérialisme historique s’oppose à la philosophie classique qui pense le monde à partir de l’idée. Lorsque Descartes écrit le fameux cogito : « Je pense donc je suis », il théorise que le monde qui nous entoure n’est jamais indépendant de notre pensée. La seule certitude de l’homme c’est qu’il doute de tout ce qui l’entoure. Si on ne peut être sûr que ce qui nous entoure est réel on ne peut en revanche douter de notre existence puisque le fait de douter la prouve. Le matérialisme historique se construit en opposition frontale à cette conception puisqu’il suppose l’acceptation du monde matériel indépendamment de notre pensée : j’ai non seulement la certitude que le monde existe en dehors de ma pensée de celui-ci, mais aussi que ma conscience se détermine en fonction de lui et non, comme dans la vision cartésienne, lui en fonction d’elle.

La conception classique du monde aboutit à l’acceptation de la religion, comme l’écrit John Molyneux : «  L’idéalisme philosophique et la religion sont intimement liés. Si l’esprit a la priorité sur la matière, quel esprit cela peut-il être sinon celui de Dieu ? » [2]. Le matérialisme historique dénonce ainsi ­l’évidence de la religion. Il est incompatible avec celle-ci puisque si la matière précède l’esprit, l’esprit divin n’a plus de sens. Mais alors, en tant que matérialiste, comment expliquer la religion ? On ne peut pas se contenter de rejeter la religion comme une illusion. Il faut donc être en mesure d’en donner une lecture matérialiste.

Contestations du système

Si notre conscience se construit en fonction du monde, il faut donc conclure que c’est la société qui produit la religion. La religion est une réponse à l’aliénation humaine. En tant que produit du système, elle est la réponse à un besoin pour l’être humain opprimé dans un système d’en sortir partiellement. La religion naît et se développe à partir de l’oppression des hommes. Elle permet de limiter cette sensation d’oppression et les peines qui en découlent en faisant espérer une autre vie après la mort sans souffrances. La religion permet à l’être humain de croire à une autre société que celle dans laquelle il vit et elle lui donne de l’espoir dans un monde désespéré.

Beaucoup ont entendu et entendent encore l’expression « opium du peuple » comme la définition que donne Marx de la religion. Si, en effet, Marx définit la religion comme un opium, l’analyse qu’il en fait ne se limite pas à cette comparaison : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. » [3]

Autrement dit, la religion est contradictoire : elle est un opium visant à apaiser une partie de la population, renforçant en cela le système dans lequel nous vivons, mais elle est aussi le début d’une contestation du système. En effet tout en maintenant des illusions sur la religion, l’homme peut critiquer et remettre en cause le système qui l’oppresse et combattre pour son renversement. C’est pourquoi Marx écrit qu’elle est à la fois : « l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle ». En tant que marxistes nous devons combattre la religion en tant que facteur d’aliénation de l’homme : « Le dépassement de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence de son véritable bonheur. » [4] Mais ce dépassement n’implique pas la suppression de la religion comme préalable nécessaire à l’émancipation sociale. Si nous sommes pour l’abolition du salariat, nous ne le combattons pas frontalement : nous pensons que c’est dans la lutte contre le système qui le génère que peuvent se créer les conditions de son dépassement. De la même manière nous ne pouvons supprimer la religion en la niant mais nous pouvons mettre en place les conditions qui mèneront à son inutilité et à sa disparition. L’erreur à ne pas commettre aujourd’hui est de stigmatiser les croyants au lieu de tenter de réduire sur eux l’emprise de ceux qui détiennent et vivent de ce pouvoir religieux, de la même manière que nous cherchons, au quotidien, à affaiblir le pouvoir politique et économique. En d’autres termes, ce ne sont pas les fumeurs d’opium que nous devons combattre mais ceux qui vendent l’opium tout comme ceux qui entretiennent un système dans lequel la religion est nécessaire.

Comment à la fois considérer la religion comme un symptôme de la société et une contestation de celle-ci ? Comment les marxistes doivent-ils lutter contre la religion sans rejeter une partie de la population ? Nous ne pouvons détacher la religion de notre vision du système, et les deux doivent être combattus mais aussi analysés ensemble. Pour Lénine, si les marxistes promeuvent une compréhension scientifique du monde, « cela ne veut pas du tout dire qu’il faille mettre la question religieuse au premier plan ». Au contraire, « Il serait absurde de croire que, dans une société fondée sur l’oppression sans bornes et l’abrutissement des masses ouvrières, les préjugés religieux puissent être dissipés par la seule propagande. Oublier que l’oppression religieuse de l’humanité n’est que le produit et le reflet de l’oppression économique au sein de la société serait faire preuve de médiocrité bourgeoise. Ni les livres ni la propagande n’éclaireront le prolétariat s’il n’est pas éclairé par la lutte qu’il soutient lui-même contre les forces ténébreuses du capitalisme. L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel » [5].

La religion face au système : Comprendre et combattre l’islamophobie

À diverses époques, différentes religions ont été stigmatisées et ses croyants persécutés. Ce phénomène est toujours lié à des intérêts politiques et économiques. Aujourd’hui pour diverses raisons politiques, on voit se développer dans les sociétés occidentales une islamophobie grandissante accompagnée du rejet et d’un racisme envers les personnes d’origine arabe.

L’Islam est aujourd’hui une religion victime de nombreuses discriminations depuis la loi interdisant le voile dans les écoles publiques françaises, en passant par l’interdiction récente du burkini dans certaines piscines municipales ou encore par le débat actuel lancé par le gouvernement sur le port de la burka en lien avec celui lancé sur l’identité nationale. Cette discrimination ne touche pas seulement la France mais l’ensemble du monde occidental (cf. : récemment la loi contre la construction de minarets en Suisse). À tout bout de champ, dans les médias, à travers les discours d’hommes politiques, l’Islam est associé au terrorisme et à l’intégrisme religieux. On se souvient de certaines formules de Nicolas Sarkozy proférées, lors de la campagne présidentielle, à l’égard de la communauté musulmane : « Je ne veux plus de filles excisées, plus de filles mariées de force, plus de moutons égorgés dans les baignoires. »

Mais comment expliquer et comprendre le développement de l’islamophobie dans les sociétés dites occidentales ? Il se trouve que la grande majorité des peuples qui détiennent les réserves mondiales de pétrole est musulmane. Alimentée par la théorie du choc des civilisations, cette raison devint suffisante pour développer ce qui, aux États-Unis, fut nommé « guerre contre le terrorisme ». Cette guerre idéologique et politique sans limites a conduit à des guerres biens réelles au Moyen Orient – notamment en Irak et en Afghanistan – et à la stigmatisation des populations du monde arabe. Ces guerres, justifiées idéologiquement de la même manière que l’étaient les guerres coloniales par l’importation de la démocratie et du modèle occidental, ont rencontré d’importantes résistances sur place. Or, la résistance des peuples du Moyen Orient à l’impérialisme s’est souvent exprimée sous la forme de l’Islam. Pour citer John Molyneux qui analyse la montée de l’islamophobie : « Si les gens qui peuplent le Moyen Orient ou l’Asie centrale avaient été bouddhistes, ou si le Tibet contenait des champs pétrolifères comparables à ceux de l’Arabie saoudite ou de l’Irak, nous serions aujourd’hui confrontés à une floraison de bouddhophobie. » [6]

Dès lors, la meilleure façon de rendre ces guerres acceptables est le développement d’un racisme latent par l’idée que l’islam serait une religion arriérée et dangereuse, incapable de se renouveler et de se réadapter. C’est ce que l’on entend dans la bouche des médias, de nombreux hommes politiques de droite comme de gauche, c’est cette théorie que développent les théoriciens du choc des civilisations et qui a donné lieu à un livre écrit par Huntington que Bush, durant la guerre en Irak et en Afghanistan, invoquait pendant ses discours pour justifier les attaques et les envois de troupes supplémentaires [7]. Les principales critiques que l’on entend à l’égard de l’Islam portent sur le lien particulier qu’entretiendrait l’islam avec le sexisme. Il est important quand on parle de ce lien de chercher à comprendre l’origine du problème. Encore une fois, je m’appuierai sur l’analyse de John Molyneux : « Ce n’est pas la conscience religieuse musulmane qui détermine la position des femmes dans la société musulmane, mais la situation réelle des femmes qui modèle les croyances religieuses musulmanes. L’Islam est née dans la péninsule arabique. Pendant des siècles, cette grande ceinture a été essentiellement pauvre, sous-développée et rurale, et le demeure aujourd’hui à un degré très important. D’autres sociétés, de l’Irlande à la Chine, porteuses de niveaux de développement et de structures sociales similaires, exercent une oppression semblable sur les femmes et sur les gays. » [8]

L’idée que l’Islam serait une religion particulièrement sexiste et que le voile se limite à l’incarnation de ce sexisme, permet à la classe dirigeante de stigmatiser non seulement les musulmans mais l’ensemble de la population arabe. Ainsi, le prétexte du voile, de la burqa et de l’extrémisme religieux permettent non seulement de justifier et de banaliser une forme détournée de racisme mais aussi de faire des musulmans un bouc-émissaire idéal face aux problèmes économiques dans la société. Cette technique n’est pas nouvelle, et de même que certains analystes ont fait une comparaison entre la crise de 1929 qui a précédé la seconde guerre mondiale et la crise que nous vivons actuellement, on peut comparer la montée croissante et inquiétante de l’islamophobie au développement de l’antisémitisme qu’a connue la société à une autre époque « de crise ».

Les marxistes dans le NPA et la religion

Aujourd’hui, une grande partie de la population est croyante. Nous ne pouvons le nier, et nous devons à partir de ce fait considérer que les révoltes actuelles sont menées par des travailleurs dont une partie est croyante. La révolution ne peut s’envisager sans cette partie de la population. En tant que matérialistes nous ne pouvons pour autant adopter une foi religieuse. Toutefois, on ne peut la combattre par des discours, des articles ou des tracts mais par une pratique commune : le militantisme. Le NPA est un parti qui regroupe aussi bien des marxistes que des militants aux trajectoires très diverses. Il vise à rassembler tous ceux et celles qui veulent se battre pour engager une confrontation concrète contre le système capitaliste dans son ensemble. Si le NPA a pour objectif d’être un parti de masse il est inévitable que dans ses rangs une partie des travailleurs soit croyante. Rejeter des travailleurs sous le seul prétexte qu’ils sont croyants serait une erreur. D’une part, cela reviendrait à abandonner des populations ouvrières aux discriminations que leur fait subir la classe dirigeante, ce dont pourraient profiter des organisations qui instrumentalisent la religion et le politique que l’on prétendrait combattre. De la même manière, cela ne permettrait pas de combattre le racisme autour duquel la classe dirigeante essaye aujourd’hui d’unir les travailleurs qui ne sont pas victimes de cette stigmatisation. Enfin, cela reviendrait à croire que les croyances religieuses seraient par essence incompatibles avec toute volonté de transformation de la société.

Alors que le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie était à l’époque un parti ouvertement marxiste, Lénine défendait pourtant que même un prêtre y aurait sa place. Du moment qu’ « il s’acquitte consciencieusement de sa tâche dans le parti sans s’élever contre le programme du parti, nous pouvons l’admettre dans les rangs de la social-démocratie, car la contradiction de l’esprit et des principes de notre programme avec les convictions religieuses du prêtre, pourrait, dans ces conditions, demeurer sa contradiction à lui, le concernant personnellement. ». Plus généralement, poursuivait-il, « nous devons non seulement admettre, mais travailler à attirer au parti social démocrate tous les ouvriers qui conservent encore la foi en Dieu ; nous sommes absolument contre la moindre injure à leurs convictions religieuses, mais nous les attirons pour les éduquer dans l’esprit de notre programme, et non pour qu’ils combattent activement ce dernier. » [9]

La lutte contre la religion est subordonnée à la lutte des classes et un parti anticapitaliste comme le NPA se doit d’intégrer tous les éléments du prolétariat qui sont prêts à combattre le système, y compris ceux qui conservent des idées religieuses.


À Lire...

Le texte de Marx d’où est tirée la fameuse citation sur l’« opium du peuple » est l’Introduction à la Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel. Fort heureusement, le texte est beaucoup plus beau que le titre ! On peut le lire sur Internet à l’adresse suivante :http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm

De nombreux écrits de Marx et Engels sur la religion ont été rassemblés dans un livre publié en 1968 aux Éditions Sociales. On le trouve encore parfois en librairie, mais on peut aussi le télécharger surhttp://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/sur_la_religion/sur_la_religion.html

On peut y ajouter les critiques que faisaient Engels au Programme des émigrés blanquistes de la Commune, (http://www.marxists.org/francais/engels/works/1873/06/18730600.htm)

Lénine a écrit deux textes courts et faciles à lire sur la question : « Socialisme et religion » (http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/12/vil19051203.htm) et « De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion » (http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1909/05/vil19090513.htm). Ce dernier expose de façon particulièrement claire et utile l’attitude qui doit être celles des révolutionnaires marxistes : la subordination de la lutte contre la religion à la lutte de classes. On peut d’ailleurs en savoir plus sur l’attitude des bolcheviks en lisant sur notre site « Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse » de Dave Crouch (http://quefaire.lautre.net/archives/article/les-bolcheviks-l-islam-et-la).

Parmi les textes récents, celui de notre camarade Michaël Lowy, « Opium du peuple ? Marxisme critique et religion », est une excellente introduction générale. (http://www.npa2009.org/content/opium-du-peuple-marxisme-critique-et-religion-par-michael-l%C3%B6wy). Celui de Gilbert Achcar est plus long, et aborde la question de l’attitude des révolutionnaires envers la religion de peuples colonisés (http://www.npa2009.org/content/marxistes-et-religion-hier-et-aujourd%E2%80%99hui-par-gilbert-achcar). Sur notre site, le texte de John Molyneux « Pas seulement un opium » est un excellent résumé de l’approche marxiste envers la religion, et une critique utile de l’athéisme borné (http://quefaire.lautre.net/archives/article/pas-seulement-un-opium-marxisme-et).

Sur la question de l’Islam politique, Chris Harman a écrit au milieu des années 90 un texte fondamental, « Le prophète et le prolétariat » (http://tintinrevolution.free.fr/fr/harmanprophete.html). À l’occasion du débat autour de l’exclusion de jeunes filles portant un foulard de l’école publique, Antoine Boulangé a écrit une brochure qui reste d’une brûlante actualité : « Foulard, laïcité et racisme » (http://quefaire.lautre.net/ancien/archive/foulard_laicite_racisme.html).

Enfin, à propos des débats suscités par la candidature d’une camarade voilée au Danemark, on relira avec profit l’article de Nina Trige Andersen paru dans le numéro 10 de l’ancienne formule de cette revue, « Les musulmans, la gauche et les féministes auto-proclamés » (http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-lcr-no10-janvier-mars/article/les-musulmans-la-gauche-et-les).

Notes

[1] Karl Marx, Préface à la Critique de l’économie politique,http://www.marxists.org/francais/marx/works/1857/08/km18570829.htm

[2] John Molyneux, Pas seulement un opium : marxisme et religion

[3] K. Marx, L’Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, Ellipses, 2000,http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm

[4] K. Marx, idem

[5] Lénine, Socialisme et religionhttp://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/12/vil19051203.htm

[6] John Molyneux, op. cit.

[7] Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations, Éditions Odile Jacob, Paris, 2007.

[8] John Molyneux, op. cit.

[9] Lénine, De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion,http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1909/05/vil19090513.htm


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