Métaphysique, immoral, amoureux, lubrique, le thème de l’oiseleur couvre une large tessiture, pour un nombre d’oeuvres très réduit.
Commençons par un spécimen rare, le seul de son espèce : l’oiseleur théorique.
Allégorie de l’air, dite L’Oiseleur
Peter Van Mol, XVIIème, Musée de Valence
Faisant de l‘air avec son plumet, ce bel adolescent drapé dans une envolée de satin jaune proclame qu’il est bien une allégorie.
Mais les oiseaux morts accrochés à la perche, en contraste avec les deux oiseaux vivants, envoient un message plus discret.
Cet oiseleur très cartésien, « maître et possesseur de la nature », ne tolère en vie et en liberté que les oiseaux de compagnie : le cygne qui vole et le perroquet qui picore ses deux cerises.
Voici maintenant le personnage de l’Oiseleur métaphysique : entité supérieure garante d’une forme de morale.
Commençons par une première apparition paradoxale : celle de l’oiseleur caché.
Le Trébuchet
(Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux)
Pieter Brueghel l’Ancien, 1565, Musées royaux des beaux-arts de Belgique.
Ce spectacle des joies de l’hiver – des villageois jouent aux palets , d’autres patinent, un gamin s’amuse avec sa toupie, une mère fait marcher son enfant sur la glace – voisine avec une réalité plus sombre :
le but du jeu de palet est près d’un trou…
l’hiver, les oiseux n’ont plus rien à se mettre sous le bec.
La fragilité de la glace illustre celle de la destinée humaine :
« L’homme ne connaît pas non plus son heure, pareil aux poissons qui sont pris au filet fatal, et aux oiseaux qui sont pris au piège ;
comme eux, les fils de l’homme sont enlacés au temps du malheur, lorsqu’il tombe sur eux tout à coup. » Ecclésiaste 9.12
Ainsi le piège peut s’abattre à tout moment…
…déclenché par l’oiseleur caché.
L’oiseau menacé symbolise ici l‘âme du pécheur : un auteur a d’ailleurs compté autant d’oiseaux que de personnages, et que de jours dans le mois le plus long : trente et un.
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L’Oiseleur, l’Autour et l’Alouette
Gravure de Oudry
Les injustices des pervers
Servent souvent d’excuse aux nôtres.
Telle est la loi de l’Univers :
Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres.Un Manant au miroir prenait des Oisillons.
Le fantôme brillant attire une Alouette.
Aussitôt un Autour planant sur les sillons
Descend des airs, fond, et se jette
Sur celle qui chantait, quoique près du tombeau.
Elle avait évité la perfide machine,
Lorsque, se rencontrant sous la main de l’oiseau,
Elle sent son ongle maline.
Pendant qu’à la plumer l’Autour est occupé,
Lui-même sous les rets demeure enveloppé.
Oiseleur, laisse-moi, dit-il en son langage ;
Je ne t’ai jamais fait de mal.
L’oiseleur repartit : Ce petit animal
T’en avait-il fait davantage ?La Fontaine Livre VI, fable 15
L’illustration d’Oudry traduit bien l’univers mental hiérarchique de la fable : l’Alouette est plumée par l’Autour lequel est capturé par l’Oiseleur, qui va le dresser pour la chasse.
En haut, le château au dessus des maisons rappelle que l’Oiseleur lui-même est soumis à une autorité supérieure.
L’Oiseleur, l’Autour et l’Alouette
Horace Vernet,Château-Thierry ; musée Jean de La Fontaine
Au XIXème siècle, la révolution est passée, remettant au premier plan l’Homme maître de sa destinée, autonome avec sa caisse sur les épaules, habile avec les fils et la mécanique.
La hiérarchie est remplacée par un étagement horizontal, dans la profondeur perspective : l’Oiseleur, puis l’Autour, puis la minuscule Alouette, à peine visible au dessus du miroir.
Mais le plus souvent, par un glissement inévitable, l’ingéniosité de l’Oiseleur, imitateur de chants, tireur de ficelles , trompeur professionnel , le fait tomber du côté de l‘immoralité.
Et ceci, depuis les temps bibliques…
« Car il se trouve parmi mon peuple des méchants; Ils épient comme l’oiseleur qui dresse des pièges, Ils tendent des filets, et prennent des hommes.
Comme une cage est remplie d’oiseaux, Leurs maisons sont remplies de fraude; C’est ainsi qu’ils deviennent puissants et riches.
Jéremie 5:26 27
Sic fraudibus scatent eorum domus
(Leurs maisons sont remplies de fraude)
Georgette de Montenay/Anna Roemer Visscher,
Cent emblemes chrestiens (c. 1615), Emblème 85
Le texte associé à l’emblème paraphrase Jérémie :
« Regardez, où l’oiseleur étend ses filets, l’appeau
Se cache dans la cage, pour attirer ses parents dans les pièges.
Cette maison est inondée d’impostures, dans laquelle de nuit et de jour
les hordes impies s’abandonnent à leurs plaisirs. »« En latitat caueis illex, vbi retia tendit
Auceps, cognatas vt trahat in laqueos.
Fraudibus illa fluit domus, in qua nocte dieque
Indvlgent animis impia turba suis »Voir Emblèmes en ligne http://emblems.let.uu.nl/av1615085.html
Un autre texte est destiné à nous aider à comprendre un détail de l’image :
« (les pervers) vont guettant les justes de travers,
Pour les surprendre et leur porter dommage
Mais Dieu les tient dessous sa main couverts,
Et tôt cherra sur les malins orage. »
L’image montre effectivement un pauvre oiseau en cage attirant ses parents, lesquels sont renvoyés, par la main de Dieu sortant des nuages orageux, en direction de l’église. Ainsi la menace supérieure contre-carre la menace inférieure.
Un esprit fort pourrait voir, dans ce Dieu réduit à une enseigne impérieuse désignant sa propre paroisse, une sorte de concurrence déloyale :
main ingénieuse contre main vertueuse, la cause des oiseaux innocents taquinait déjà nos modernes apories.
Mais l’oiseleur qui domine sous nos latitudes n’est pas l’immoral mais l’amoureux : contamination inévitable depuis un très célèbre opéra.
Papageno
Johann Heinrich Ramberg, gravé par Friedrich Wilhelm Meyer Senior (vers 1770)
Rappelons l’air qui introduit ce personnage sympathique, dans l’opéra et dans la célébrité :
« Oui, je suis l’oiseleur,
toujours joyeux, holà hoplala !
Je suis connu
des jeunes et vieux dans tout le pays.
Si j’avais un filet pour attraper les filles,
je les attraperais par douzaines pour moi seul !
Je les enfermerais dans ma maison,
et elles seraient toutes à moi.Et lorsque toutes les filles seraient à moi,
j’achèterais gentiment des sucreries
et à ma préférée
je les donnerais toutes.
Alors elle m’embrasserait doucement,
elle serait ma femme et moi son mari.
Elle dormirait à mes côtés
et je la bercerais comme une enfant »« Der Vogelfänger bin ich ja –
stets lustig, heißa hopsasa »La flûte enchantée, Acte I scène 2
Amoureux de toutes, mais fidèle à une seule, Papageno transporte sur son dos une pleine caisse de métaphores.
Le minnesänger Walther von der Vogelweide
Eduard Ille, fin XIXème
Le poète médiéval « Guillaume de Lavolière » est ici représenté en fauconnier et mandoliniste, entouré d’une cour ailée : que ce soit en liberté ou en cage, la gent ailée est sous le charme.
Le miroir aux alouettes
Jean Ernest AUBERT, Gravure de Mozelle, 1885
Dans cette gravure plus technique, les volatiles ont perdu leurs plumes et concourent vers un phallus à facettes, brandi par un oiseleur ailé.
Edoardo Gioja
Le charmant fauconnier, fin XIXème, Collection particulière
Le thème du fauconnier est proche de celui de l’oiseleur : l’un accumule par la ruse ce que l’autre obtient par la vigueur de son rapace : les deux belles dames le toucheraient bien, si elles osaient.
Une bourse bien remplie démontre un grand succès d’estime.
Le compagnon dégoûté regarde en bas, à la recherche de proies moins difficiles.
La Flûte enchantée
Chromolithographie de Carl Offterdinger, 1884
Retour à la référence obligée : ici, Papageno rejoint Orphée pour tenir sous le charme de sa flûte une théorie d’oiseaux exotiques, la plupart puissamment membrés (l’oiseau à long cou est bien souvent une métaphore virile, voir L’oiseau licencieux ).
L’oiseleur
Jean Marais, 1951 Collection particulière
C’est bien chastement que ce tableau de Jean Marais restitue à l’oiseleur sa logique interne, qui aurait dû en faire un thème homosexuel éminent.
L’ inconfort symbolique qui guette l’oiseleur côté demande – la symbolique masculine de l’oiseau ayant la plume dure – ne s’applique évidemment plus côté offre : d’où la figure du marchand lubrique, bien repérée dans l’art hollandais (voir les analyse de E. de Jongh, 2008, « Tot lering en vermaak Betekenissen van Hollandse genrevoorstellingen uit dezeventiende eeuw », p 167 http://www.dbnl.org/tekst/jong076totl01_01/colofon.htm )
Le vendeur d’oiseau
Gravure de Gillis van Breen d’après Claes Jansz Clock
Image anodine d’une maîtresse de maison faisant son marché, sa servante derrière elle, hérissée de bottes de carottes (sans doute beaucoup de lapins à nourrir à la maison).
Mais le marchand a la main dans un sac (ou dans sa braguette) et le texte explique gaillardement qu’il refuse de vendre son oiseau, car il le réserve pour une autre dame qu’il « oiselle » (le verbe fameux verbe vogelen).
Le vieux marchand de volailles
Metsu, 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden
Metsu semble reprendre cette thématique populaire : le dindon, turgescent du devant et érectile du derrière ; le poulet plumé au cou flaccide (voir L’oiseau mort ) ; et même le lapin étiré, qui rivalise en longueur avec le bâton.
Sans compter le coq que le vieillard propose à la jeune bourgeoise dubitative.
Mais une peinture de ce degré de qualité ne peut avoir pour seul objectif de plaisanter avec des grivoiseries. Si elles sont bien présentes, c’est au service d’un message plus subtil : le papillon derrière la belle dame et l’arbre sec au dessus du vieillard disent la brièveté de la beauté et la perte définitive de la sève : c’est son dernier coq, son chant du cygne, que le vieux marchand érige vers la belle acheteuse, dont la seule affinité avec le volatile est l’harmonie en rouge et blanc.
La jeune marchande de volaille
Metsu, 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden
Le même esprit de vanité souriante règne dans le pendant, qui joue avec l’inversion des sexes et des âges : c’est maintenant une jeune et belle marchande qui tend un poulet mort à une vieille femme, laquelle semble plus intéressée par le côté viande que par le côté chair, par le concret que par le symbolisme.
Le seul animal vivant du tableau est un pigeon perché près de la jeune marchande, rappelant que celle-ci a l’âge des amours roucoulantes.
A côté, le vieillard fumant sa pipe assis sur un tonneau, une chope à ses pieds, l’arbre mort au dessus, se contente des plaisirs traditionnels qui restent à la vieillesse.
Les petits oiseleurs
Francois Boucher ou son atelier, milieu XVIIème, collection particulière
Le thème de l’Amour Oiseleur constitue la réponse française au poulet à la flamande.
Dans ce tableau parmi tant d’autre de l’époque, des Amours capturent des oisillons autour d’un Cupidon vanné : comprenons qu’ils rechargent sa cage, comme les flèches son carquois.
Nous voici armés désormais pour aborder une des oeuvres les plus déconcertantes de Greuze : un pendant exposé lors de sa deuxième participation au Salon, fruit d’un voyage de deux ans du jeune peintre en Italie.
Indolence (La Paresseuse Italienne)
Greuze, 1757, Wadsworth Atheneum, Hartford
Une jeune femme aux seins lourds, les cheveux dénoués, les mains sur le ventre, regarde dans le vague. Si elle est enceinte, c’est en toute moralité : elle porte un anneau de mariage. Si elle est éméchée, c’est avec une certaine modération : seule une des deux fiasques est vide.
Le vice principal qui règne ici semble être le désordre et l’incapacité à ranger : le bas absent, la chaussure échouée sur le plancher, le torchon abandonné sur la table, le placard béant.
Tiens, nous avons retrouvé le bas perdu, ainsi que la jarretière , posés sur le trépied d’où a chu la cuvette, à côté du broc en porcelaine blanche qui a servi à la remplir.
Qui a amené dans la cuisine cet accessoire de toilette, renversé la cuvette, déchaussé le pied, dénoué la jarretière et jeté le bas sur le trépied ? Peut-être celui qui a laissé son sac accroché au montant de la chaise.
Il est permis de voir dans le broc et la cuvette à moitié pleine une métaphore éloquente de ce qui vient de se passer : la jeune fille a brusquement abandonné la cuvette de la vaisselle pour celle des ablutions.
Son indolence est-elle une suite rêveuse à des ébats consentis, ou une souffrance passive ? Heureusement, tout ceci se passe dans l’exotique Italie, et nous évite de conclure.
Il est significatif néanmoins que Greuze reprenne la même posture, six ans plus tard, pour une autre jeune fille en souffrance – non pas italienne et paysanne, mais française et aristocrate - désespérée par le bris irréparable de son miroir (voir Le miroir brisé )
Le Guitariste napolitain
dit Un Oiseleur qui, au retour de la chasse, accorde sa guitare
Greuze, 1757, National Museum, Varsovie
Voici un oiseleur bien équipé : sur le mur du fond, à droite des filets : à gauche la lampe à huile et les bougies qui lui servent pour ses chasses nocturnes.
Sur la table, deux fiasques vides, une cage vide, un récipient de verre vide : comprenons que notre homme est vidé. Comme le dit le sous-titre, il vient de rentrer de la chasse : confirmé par son manteau couleur de ciel, dont une des manches est encore passée.
A force de tendre des pièges, il ne sait plus trop, des trois oiseaux, lesquels sont des appeaux de bois, lesquels des cadavres de chair : lesquels des leurres, lesquels des proies.
Le sifflet tombé sur le sol et le couteau posé sur le bord de la table désignent son véritable instrument, un peu plus bas que la guitare.
Celle-ci, avec son manche fretté et ses cordes, est très analogue à la cage, avec sa porte relevée et ses barreaux : l’un attire les filles, l’autre les emprisonne : l’oiseleur de Greuze serait donc du type « tombeur ».
Mais pas que : la concentration avec laquelle il accorde sa guitare, tournant la clé d’une main, frôlant la corde de l’autre, l’oreille collée à la rosace, va bien au delà de la métaphore de l’homme habile avec les dames.
Avec son invraisemblable posture enroulée autour de sa guitare, l’Oiseleur de Greuze est en train de se mettre en tension, de s’accorder lui-même, de s’accorder avec lui-même. En cela, il rejoint l’Oiseleur métaphysique garant d’une harmonie du monde, même si celle-ci est tragique.
Le pendant italien de Greuze est bien plus ambitieux qu’une simple histoire de fesses en deux actes :
- mollesse corporelle d’un côté, tension intellectuelle de l’autre ;
- jarretière dénouée contre cordes réglées ;
- abandon à ce qui vient contre volonté de contrôle absolu ;
- pathos contre hybris ;
- passivité contre frénésie ;
- silence contre musique...